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Gottfried Wilhelm Leibnitz

Essai de théodicée - Préface et abrégé


Mais la difficulté est grande, surtout par rapport à la destination de Dieu sur le salut des hommes. Il y en a peu de sauvés ou d'élus; Dieu n'a donc pas la volonté décrétoire d'en élire beaucoup. Et puisqu'on avoue que ceux qu'il a choisis ne le méritent pas plus que les autres, et ne sont pas même moins mauvais dans le fond, ce qu'ils ont de bon ne venant que du don de Dieu, la difficulté en est augmentée. Où est donc sa justice (dira-t-on) ou du moins, où est sa bonté ? La partialité ou l'acception des personnes va contre la justice; et celui qui borne sa bonté sans sujet n'en doit pas avoir assez. Il est vrai que ceux qui ne sont point élus sont perdus par leur propre faute, ils manquent de bonne volonté ou de la foi vive; mais il ne tenait qu'à Dieu de la leur donner. L'on sait que, outre la grâce interne, ce sont ordinairement les occasions externes qui distinguent les hommes, et que l'éducation, la conversation, l'exemple corrigent souvent ou corrompent le naturel. Or Dieu faisant naître des circonstances favorables aux uns, et abandonnant les autres à des rencontres qui contribuent à leur malheur, n'aura-t-on pas sujet d'en être étonné? Et il ne suffit pas (ce semble) de dire avec quelques-uns que la grâce interne est universelle et égale pour tous, puisque ces mêmes auteurs sont obligés de recourir aux exclamations de saint Paul, et de dire, O profondeur! quand ils considèrent combien les hommes sont distingués par les grâces externes, pour ainsi dire, c'est-à-dire qui paraissent dans la diversité des circonstances que Dieu fait naître, dont les hommes ne sont point les maîtres, et qui ont pourtant une si grande influence sur ce qui se rapporte à leur salut.

On ne sera pas plus avancé pour dire avec saint Augustin, que les hommes étant tous compris sous la damnation par le péché d'Adam, Dieu les pouvait tous laisser dans leur misère, et qu'ainsi c'est par une pure bonté qu'il en retire quelques-uns. Car outre qu'il est étrange que le péché d'autrui doive damner quelqu'un, la question demeure toujours, pourquoi Dieu ne les retire pas tous, pourquoi il en retire la moindre partie, et pourquoi les uns préférablement aux autres. Il est leur maître, il est vrai, mais il est un maître bon et juste; son pouvoir est absolu, mais sa sagesse ne per met pas qu'il l'exerce d'une manière arbitraire et despotique, qui serait tyrannique en effet.

De plus, la chute du premier homme n'étant arrivée qu'avec permission de Dieu, et Dieu n'ayant résolu de la permettre qu'après en avoir envisagé les suites, qui sont la corruption de la masse du genre humain et le choix d'un petit nombre d'élus, avec l'abandon de tous les autres; il est inutile de dissimuler la difficulté, en se bornant à la masse déjà corrompue: puisqu'il faut remonter, malgré qu'on en ait, à la connaissance des suites du premier péché, antérieure au décret par lequel Dieu l'a permis, et par lequel il a permis en même temps que les réprouvés seraient enveloppés dans la masse de perdition, et n'en seraient point retirés; car Dieu et le sage ne résolvent rien, sans en considérer les conséquences.

On espère de lever toutes ces difficultés. On fera voir que la nécessité absolue, qu'on appelle aussi logique et métaphysique, et quelquefois géométrique, et qui serait seule à craindre, ne se trouve point dans les actions libres; et qu'ainsi la liberté est exempte, non seulement de la contrainte, mais encore de la vraie nécessité. On fera voir que Dieu même, quoiqu'il choisisse toujours le meilleur, n'agit point par une nécessité absolue; et que les lois de la nature que Dieu lui a prescrites, fondées sur la convenance, tiennent le milieu entre les vérités géométriques, absolument nécessaires, et les décrets arbitraires: ce que M. Bayle et d'autres nouveaux philosophes n'ont pas assez compris. On fera voir aussi qu'il y a une indifférence dans la liberté, parce qu'il n'y a point de nécessité absolue pour l'un ou pour l'autre parti; mais qu'il n'y a pourtant jamais une indifférence de parfait équilibre. L'on montrera aussi qu'il y a dans les actions libres une parfaite spontanéité, au-delà de tout ce qu'on en a conçu jusqu'ici. Enfin l'on fera juger que la nécessité hypothétique et la nécessité morale qui restent dans les actions libres n'ont point d'inconvénient, et que la raison paresseuse est un vrai sophisme.

Et quant à l'origine du mal, par rapport à Dieu, on fait une apologie de ses perfections, qui ne relève pas moins sa sainteté, sa justice et sa bonté, que sa grandeur, sa puissance et son indépendance. L'on fait voir comment il est possible que tout dépende de lui, qu'il concoure à toutes les actions des créatures, qu'il crée même continuellement les créatures, si vous le voulez, et que néanmoins il ne soit point l'auteur du péché. Où l'on montre aussi comment on doit concevoir la nature privative du mal. On fait bien plus; on montre comment le mal a une autre source que la volonté de Dieu, et qu'on a raison pour cela de dire du mal de coulpe, que Dieu ne le veut point et qu'il le permet seulement. Mais ce qui est le plus important, l'on montre que Dieu a pu permettre le péché et la misère, et y concourir même et y contribuer, sans préjudice de sa sainteté et de sa bonté suprêmes: quoique absolument parlant, il aurait pu éviter tous ces maux.

Et quant à la matière de la grâce et de la prédestination, on justifie les expressions les plus revenantes, par exemple: que nous ne sommes convertis que par la grâce prévenante de Dieu, et que nous ne saurions faire le bien que par son assistance: que Dieu veut le salut de tous les hommes, et qu'il ne damne que ceux qui ont mauvaise volonté; qu'il donne à tous une grâce suffisante pourvu qu'ils en veuillent user; que Jésus Christ étant le principe et le centre de l'élection, Dieu a destiné les élus au salut, parce qu'il a prévu qu'ils s'attacheraient à la doctrine de Jésus-Christ par la foi vive; quoiqu'il soit vrai que cette raison de l'élection n'est pas la dernière raison, et que cette prévision même est encore une suite de son décret antérieur; d'autant que la foi est un don de Dieu, et qu'il les a prédestinés à avoir la foi par des raisons d'un décret supérieur, qui dispense les grâces et les circonstances suivant la pro fondeur de sa suprême sagesse.

Or, comme un des plus habiles hommes de notre temps, dont l'éloquence était aussi grande que la pénétration, et qui a donné de grandes preuves d'une érudition très vaste, s'était attaché par je ne sais quel penchant à relever merveilleusement toutes les difficultés sur cette matière que nous venons de toucher en gros, on a trouvé un beau champ pour s'exercer en entrant avec lui dans le détail. On reconnaît que M. Bayle (car il est aisé de voir que c'est de lui qu'on parle) a de son côté tous les avantages, hormis celui du fond de la chose; mais on espère que la vérité (qu'il reconnaît lui même se trouver de notre côté) l'emportera toute nue sur tous les ornements de l'éloquence et de l'érudition, pourvu qu'on la développe comme il faut; et on espère d'y réussir d'autant plus que c'est la cause de Dieu qu'on plaide, et qu'une des maximes que nous soutenons ici porte que l'assistance de Dieu ne manque pas à ceux qui ne manquent point de bonne volonté. L'auteur de ce discours croit en avoir donné des preuves ici, par l'application qu'il a apportée à cette matière. Il l'a méditée dès sa jeunesse, il a conféré là-dessus avec quelques-uns des premiers hommes du temps et il s'est instruit encore par la lecture des bons auteurs. Et le succès que Dieu lui a donné (au sentiment de plusieurs juges compétents) dans quelques autres méditations pro fondes, et dont il y en a qui ont beaucoup d'influence sur cette matière, lui donne peut-être quelque droit de se flatter de l'attention des lecteurs qui aiment la vérité et qui sont propres à la chercher.

Il a encore eu des raisons particulieres assez considerables, qui l'ont invité à mettre la main à la plume sur ce sujet. Des entretiens qu'il a eus là-dessus avec quelques personnes de lettres et de cour, en Allemagne et en France, et surtout avec une princesse des plus grandes et des plus accomplies, l'y ont déterminé plus d'une fois. Il avait eu l'honneur de dire ses sentiments à cette princesse sur plusieurs endroits du dictionnaire merveilleux de M. Bayle, où la religion et la raison paraissent en combattantes, et où M. Bayle veut faire taire la rai son après l'avoir fait trop parler; ce qu'il appelle le triomphe de la foi. L'auteur fit connaître dès lors qu'il était d'un autre sentiment, mais qu'il ne laissait pas d'être bien aise qu'un si beau génie eût donné occasion d'approfondir ces matières aussi importantes que difficiles. Il avoua de les avoir examinées aussi depuis fort longtemps, et qu'il avait délibéré quelquefois de publier sur ce sujet des pensées dont le but principal devait être la connaissance de Dieu, telle qu'il la faut pour exciter la piété et pour nourrir la vertu. Cette princesse l'exhorta fort d'exécuter son ancien dessein, quelques amis s'y joignirent, et il était d'autant plus tenté de faire ce qu'ils demandaient, qu'il avait sujet d'espérer que dans la suite de l'examen les lumières de M. Bayle l'aideraient beaucoup à mettre la matière dans le jour qu'elle pourrait recevoir par leurs soins. Mais plusieurs empêchements vinrent à la traverse; et la mort de l'incomparable reine ne fut pas le moindre. Il arriva cependant que M. Bayle fut attaqué par d'excellents hommes qui se mirent à examiner le même sujet; il leur répondit amplement et toujours ingénieusement. On fut attentif à leur dispute et sur le point même d'y être mêlé. Voici comment:

J'avais publié un système nouveau qui paraissait propre à expliquer l'union de l'âme et du corps: il fut assez applaudi par ceux mêmes qui n'en demeurèrent pas d'accord, et il y eut d'habiles gens qui me témoignèrent d'avoir déjà été dans mon sentiment, sans être venus à une explication si distincte, avant que d'avoir vu ce que j'en avais écrit. M. Bayle l'examina dans son Dictionnaire historique et critique, article Rorarius. Il crut que les ouvertures que j'avais données méritaient d'être cultivées; il en fit valoir l'utilité à certains égards, et il représenta aussi ce qui pouvait encore faire de la peine. Je ne pouvais manquer de répondre comme il faut à des expressions aussi obligeantes et à des considérations aussi instructives que les siennes, et pour en profiter davantage, je fis paraître quelques éclaircissements dans l'Histoire des ouvrages des savants, juillet 1698. M. Bayle y répliqua dans la seconde édition de son dictionnaire. Je lui envoyai une duplique, qui n'a pas encore vu le jour; et je ne sais s'il a tripliqué.

Cependant il arriva que M. Le Clerc ayant mis dans sa Bibliothèque choisie un extrait du Système intellectuel de feu M. Cudworth, et y ayant expliqué certaines natures plastiques, que cet excellent auteur employait à la formation des animaux, M. Bayle crut (voyez la Continuation des Pensées diverses, chap. 21, art. II) que ces natures manquant de connaissance, on affaiblissait, en les établissant, l'argument qui prouve, par la merveilleuse formation des choses, qu'il faut que l'univers ait une cause intelligente. M. Le Clerc répliqua (4e art. du 5e tome de sa Biblioth. choisie) que ces natures avaient besoin d'être dirigées par la sagesse divine. M. Bayle insista (7e art. de l'Hist. des ouvr. des savants, août 1704) qu'une simple direction ne suffisait pas à une cause dépourvue de connaissance, à moins qu'on ne la prît pour un pur instrument de Dieu, auquel cas elle serait inutile. Mon système y fut touché en passant; et cela me donna occasion d'envoyer un petit mémoire au célèbre auteur de l'Histoire des ouvrages des savants, qu'il mit dans le mois de mai 1705, art. 9, ou je tâchai de faire voir qu'à la vérité le mécanisme suffit pour produire les corps organiques des animaux, sans qu'on ait besoin d'autres natures plastiques, pourvu qu'on y ajoute la préformation déjà tout organique dans les semences des corps qui naissent, contenues dans celles des corps dont ils sont nés, jusqu'aux semences premières; ce qui ne pouvait venir que de l'auteur des choses, infiniment puissant et infiniment sage, lequel faisant tout d'abord avec ordre, y avait préétabli tout ordre et tout artifice futur. Il n'y a point de chaos dans l'intérieur des choses, et l'organisme est partout dans une matière dont la disposition vient de Dieu. Il s'y découvrirait même d'autant plus qu'on irait plus loin dans l'anatomie des corps; et on continuerait de le remarquer, quand même on pour rait aller à l'infini, comme la nature, et continuer la subdivision par notre connaissance, comme elle l'a continuée en effet.

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Texte produit par Eric Dubreucq (dubreucq@cnam.fr)