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Gottfried Wilhelm Leibnitz

Essai de théodicée - Préface et abrégé


Il est vrai que les enseignements des stoïciens (et peut-être aussi de quelques philosophes célèbres de notre temps) se bornant à cette nécessité prétendue, ne peuvent donner qu'une patience forcée; au lieu que notre Seigneur inspire des pensées plus sublimes, et nous apprend même le moyen d'avoir du contentement, lorsqu'il nous assure que Dieu, parfaitement bon et sage, ayant soin de tout, jusqu'à ne point négliger un cheveu de notre tête, notre confiance en lui doit être entière de sorte que nous verrions, si nous étions capables de le comprendre, qu'il n'y a pas même moyen de souhaiter rien de meilleur (tant absolument que pour nous) que ce qu'il fait. C'est comme si l'on disait aux hommes faites votre devoir, et soyez contents de ce qui en arrivera, non seulement parce que vous ne sauriez résister à la providence divine ou à la nature des choses, (ce qui peut suffire pour être tranquille et non pas pour être content) mais encore parce que vous avez affaire à un bon maître. Et c'est ce qu'on peut appeler fatum christianum.

Cependant il se trouve que la plupart des hommes, et même des chrétiens, font entrer dans leur pratique quelque mélange du destin à la turque, quoiqu'ils ne le reconnaissent pas assez. Il est vrai qu'ils ne sont pas dans l'inaction et dans la négligence, quand des périls évidents, ou des espérances manifestes et grandes se présentent; car ils ne manqueront pas de sortir d'une maison qui va tomber, et de se détourner d'un précipice qu'ils voient dans leur chemin; et ils fouilleront dans la terre pour déterrer un trésor découvert à demi, sans attendre que le destin achève de le faire sortir. Mais quand le bien ou le mal est éloigné, et douteux, et le remède pénible, ou peu à notre goût, la raison paresseuse nous paraît bonne: par exemple, quand il s'agit de conserver sa santé et même sa vie par un bon régime, les gens à qui on donne conseil là-dessus, répondent bien souvent que nos jours sont comptés, et qu'il ne sert de rien de vouloir lutter contre ce que Dieu nous destine. Mais ces mêmes personnes courent aux remèdes même les plus ridicules, quand le mal qu'ils avaient négligé approche. On raisonne à peu près de la même façon, quand la délibération est un peu épineuse, comme par exemple lorsqu'on se demande, quod vitae sectabor item? quelle profession on doit choisir; quand il s'agit d'un mariage qui se traite, d'une guerre qu'on doit entre prendre, d'une bataille qui se doit donner; car en ces cas plusieurs seront portés à éviter la peine de la discussion et à s'abandonner au sort, ou au penchant comme si la raison ne devait être employée que dans les cas faciles. On raisonnera alors à la turque bien souvent (quoiqu'on appelle cela mal à propos se remettre à la Providence, ce qui a lieu proprement, quand on a satisfait à son devoir) et on emploiera la raison paresseuse, tirée du destin irrésistible, pour s'exempter de raisonner comme il faut; sans considérer que si ce raisonnement contre l'usage de la raison était bon, il aurait toujours lieu, soit que la délibération fût facile ou non. C'est cette paresse qui est en partie la source des pratiques superstitieuses des devins, où les hommes donnent aussi facilement que dans la pierre philosophale, parce qu'ils voudraient des chemins abrégés, pour aller au bonheur sans peine.

Je ne parle pas ici de ceux qui s'abandonnent à la fortune, parce qu'ils ont été heureux auparavant, comme s'il y avait là-dedans quelque chose de fixe. Leur raisonnement du passé à l'avenir est aussi peu fondé que les principes de l'astrologie et des autres divinations; et ils ne considèrent pas qu'il y a ordinairement un flux et reflux dans la fortune, una marea, comme les Italiens jouant à la bassette ont coutume de l'appeler, et ils y font des observations particulières, auxquelles je ne conseillerais pourtant à personne de se trop fier. Cependant cette confiance qu'on a en sa fortune sert souvent à donner du courage aux hommes, et surtout aux soldats, et leur fait avoir effectivement cette bonne fortune qu'ils s'attribuent, comme les prédictions font souvent arriver ce qui a été prédit, et comme l'on dit que l'opinion que les mahométans ont du destin les rend déterminés. Ainsi les erreurs mêmes ont leur utilité quelquefois; mais c'est ordinairement pour remédier à d'autres erreurs, et la vérité vaut mieux absolument.

Mais on abuse surtout de cette prétendue nécessité du destin, lorsqu'on s'en sert pour excuser nos vices et notre libertinage. J'ai souvent ouï dire à des jeunes gens éveillés, qui voulaient faire un peu les esprits forts, qu'il est inutile de prêcher la vertu, de blâmer le vice, de faire espérer des récompenses et de faire craindre des châtiments, puisqu'on peut dire du livre des destinées, que ce qui est écrit, est écrit, et que notre conduite n'y saurait rien changer; et qu'ainsi le meilleur est de suivre son penchant, et de ne s'arrêter qu'à ce qui peut nous contenter présentement. Ils ne faisaient point réflexion sur les conséquences étranges de cet argument, qui prouverait trop, puisqu'il prouverait (par exemple) qu'on doit prendre un breuvage agréable, quand on saurait qu'il est empoisonné. Car par la même raison (si elle était valable) je pourrais dire: s'il est écrit dans les archives des Parques que le poison me tuera à pré sent, ou me fera du mal, cela arrivera, quand je ne prendrais point ce breuvage; et si cela n'est point écrit, il n'arrivera point, quand même je prendrais ce même breuvage; et par conséquent je pourrai suivre impunément mon penchant à prendre ce qui est agréable, quelque pernicieux qu'il soit: ce qui renferme une absurdité manifeste. Cette objection les arrêtait un peu, mais ils revenaient toujours à leur raisonnement, tourné en différentes manières, jusqu'à ce qu'on leur fît comprendre en quoi consiste le défaut du sophisme. C'est qu'il est faux que l'événement arrive quoi qu'on fasse; il arrivera, parce qu'on fait ce qui y mène; et si l'événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi. Ainsi la liaison des effets et des causes, bien loin d'établir la doctrine d'une nécessité préjudiciable à la pratique, sert à la détruire.

Mais sans avoir des intentions mauvaises et portées au libertinage, on peut envisager autrement les étranges suites d'une nécessité fatale; en considérant qu'elle détruirait la liberté de l'arbitre, si essentielle à la moralité de l'action; puisque la justice et l'injustice, la louange et le blâme, la peine et la récompense ne sauraient avoir lieu par rapport aux actions nécessaires, et que personne ne pourra être obligé à faire l'impossible ou à ne point faire ce qui est nécessaire absolument. On n'aura pas l'intention d'abuser de cette réflexion pour favoriser le dérèglement, mais on ne laissera pas de se trouver embarrassé quelquefois quand il s'agira de juger des actions d'autrui, ou plutôt de répondre aux objections, parmi lesquelles il y en a qui regardent même les actions de Dieu, dont je parlerai tantôt. Et comme une nécessité insurmontable ouvrirait la porte à l'impiété, soit par l'impunité qu'on en pourrait inférer, soit par l'inutilité qu'il y aurait de vouloir résister à un torrent qui entraîne tout, il est important de marquer les différents degrés de la nécessité, et de faire voir qu'il y en a qui ne sauraient nuire, comme il y en a d'autres qui ne sauraient être admis sans donner lieu à de mauvaises conséquences.

Quelques-uns vont encore plus loin: ne se contentant pas de se servir du prétexte de la nécessité pour prouver que la vertu et le vice ne font ni bien ni mal, ils ont la hardiesse de faire la divinité complice de leurs désordres, et ils imitent les anciens païens, qui attribuaient aux dieux la cause de leurs crimes, comme si une divinité les poussait à mal faire. La philosophie des chrétiens, qui reconnaît mieux que celle des anciens la dépendance des choses du premier auteur, et son concours avec toutes les actions des créatures, a paru augmenter cet embarras. Quelques habiles gens de notre temps en sont venus jusqu'à ôter toute action aux créatures; et M. Bayle, qui donnait un peu dans ce sentiment extraordinaire, s'en est servi pour relever le dogme tombé des deux principes, ou de deux dieux, l'un bon, l'autre mauvais, comme si ce dogme satisfaisait mieux aux difficultés sur l'origine du mal; quoique, d'ailleurs, il reconnaisse que c'est un sentiment insoutenable, et que l'unité du principe est fondée incontestablement en raisons a priori; mais il en veut inférer que notre raison se confond et ne saurait satisfaire aux objections, et qu'on ne doit pas laisser pour cela de se tenir ferme aux dogmes révélés, qui nous enseignent l'existence d'un seul Dieu, parfaitement bon, parfaitement puissant et parfaitement sage. Mais beaucoup de lecteurs qui seraient persuadés de l'insolubilité de ces objections, et qui les croiraient pour le moins aussi fortes que les preuves de la vérité de la religion, en tireraient des conséquences pernicieuses.

Quand il n'y aurait point de concours de Dieu aux mauvaises actions, on ne laisserait pas de trouver de la difficulté en ce qu'il les prévoit et qu'il les permet, les pouvant empêcher par sa toute-puissance. C'est ce qui fait que quelques philosophes, et même quelques théologiens, ont mieux aimé lui refuser la connaissance du détail des choses, et surtout des événements futurs, que d'accorder ce qu'ils croyaient choquer sa bonté. Les sociniens et Conrad Vorstius penchent de ce côté-là; et Thomas Bonartes, jésuite anglais pseudonyme, mais fort savant, qui a écrit un livre De concordia scientiae cum fide, dont je parlerai plus bas, paraît l'insinuer aussi.

Ils ont grand tort sans doute; mais d'autres n'en ont pas moins, qui, persuadés que rien ne se fait sans la volonté et sans la puissance de Dieu, lui attribuent des intentions et des actions si indignes du plus grand et du meilleur de tous les êtres, qu'on dirait que ces auteurs ont renoncé en effet au dogme qui reconnaît la justice et la bonté de Dieu. Ils ont cru qu'étant souverain maître de l'univers, il pourrait, sans aucun préjudice de sa sainteté, faire commettre des péchés, seulement parce que cela lui plaît, ou pour avoir le plaisir de punir; et même qu'il pourrait prendre plaisir à affliger éternellement des innocents, sans faire aucune injustice, parce que per sonne n'a droit ou pouvoir de contrôler ses actions. Quelques-uns même sont allés jusqu'à dire que Dieu en use effectivement ainsi; et sous prétexte que nous sommes comme un rien par rapport à lui, ils nous comparent avec les vers de terre, que les hommes ne se soucient point d'écraser en marchant, ou en général avec les animaux qui ne sont pas de notre espèce, que nous ne nous faisons aucun scrupule de maltraiter.

Je crois que plusieurs personnes, d'ailleurs bien intentionnées, donnent dans ces pensées, parce qu'ils n'en connaissent pas assez les suites. Ils ne voient pas que c'est proprement détruire la justice de Dieu; car quelle notion assignerons- nous à une telle espèce de justice, qui n'a que la volonté pour règle: c'est-à-dire où la volonté n'est pas dirigée par les règles du bien, et se porte même directement au mal; à moins que ce ne soit la notion contenue dans cette définition tyrannique de Thrasymaque chez Platon, qui disait que juste n'est autre chose que ce qui plaît au plus puissant ? A quoi reviennent, sans y penser, ceux qui fondent toute l'obligation sur la contrainte, et prennent par conséquent la puissance pour la mesure du droit. Mais on abandonnera bientôt des maximes si étranges, et si peu propres à rendre les hommes bons et charitables par l'imitation de Dieu, lorsqu'on aura bien considéré qu'un Dieu qui se plairait au mal d'autrui ne saurait être distingué du mauvais principe des manichéens, supposé que ce principe fût devenu seul maître de l'univers; et que, par conséquent, il faut attribuer au vrai Dieu des sentiments qui le rendent digne d'être appelé le bon principe.

Par bonheur ces dogmes outrés ne subsistent presque plus parmi les théologiens; cependant quelques per sonnes d'esprit, qui se plaisent à faire des difficultés, les font revivre: ils cherchent à augmenter notre embarras en joignant les controverses que la théologie chrétienne fait naître aux contestations de la philosophie. Les philosophes ont considéré les questions de la nécessité, de la liberté et de l'origine du mal; les théologiens y ont joint celles du péché originel, de la grâce et de la prédestination. La corruption originelle du genre humain, venue du premier péché, nous paraît avoir imposé une nécessité naturelle de pécher, sans le secours de la grâce divine; mais la nécessité étant incompatible avec la punition, on en inférera qu'une grâce suffisante devrait avoir été donnée à tous les hommes; ce qui ne paraît pas trop conforme à l'expérience.

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Texte produit par Eric Dubreucq (dubreucq@cnam.fr)