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Blaise Pascal

Lettres (sur le vide, aux Roannez,...)

Par exemple, si l'on trouve une pierre chaude sans savoir la cause de sa chaleur, celui-là serait-il tenu en avoir trouvé la véritable, qui raisonnerait de cette sorte: Présupposons que cette pierre ait été mise dans un grand feu, dont on l'ait retirée depuis peu de temps; donc cette pierre doit être encore chaude: or elle est chaude; par conséquent elle a été mise au feu? Il faudrait pour cela que le feu fût l'unique cause de sa chaleur; mais comme elle peut pro céder du soleil et de la friction, sa conséquence serait sans force. Car comme une même cause peut produire plusieurs effets différents, un même effet peut être produit par plusieurs causes différentes C'est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement, de la stabilité de la terre, tous les phénomènes des mouvements et rétrogradations des planètes, s'ensuivent parfaitement des hypothèses de Ptolémée, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d'autres qu'on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut être et que de là et de ce que les corps y tombent avec temps, vous voulez conclure qu'une matière le remplit, qui porte cette lumière et cause ce retardement.

Mais, mon R. P., si nous rapportons cela à la méthode de raisonner dont nous avons parlé, nous trouverons qu'il faudrait auparavant être demeuré d'accord de la définition de l'espace vide, de la lumière et du mouvement, et montrer par la nature de ces choses une contradiction manifeste dans ces propositions: "Que la lumière pénètre un espace vide, et qu'un corps s'y meut avec temps." Jusque-là votre preuve ne pourra subsister; et puisque outre [cela] la nature de la lumière est inconnue, et à vous, et à moi; que de tous ceux qui ont essayé de la définir, pas un n'a satisfait aucun de ceux qui cherchent les vérités palpables, et qu'elles nous demeurent être éternellement inconnue, je vois que cet argument demeurera longtemps sans recevoir la force qui lui est nécessaire pour devenir convaincant.

Car considérez, je vous prie, comment il est possible de conclure infailliblement que la nature de la lumière est telle qu'elle ne peut subsister dans le vide, lorsque l'on ignore la nature de la lumière. Que si nous la connaissions aussi parfaitement que nous l'ignorons, nous connaîtrions, peut-être, qu'elle subsisterait dans le vide avec plus d'éclat que dans aucun autre médium, comme nous voyons qu'elle augmente sa force, suivant que le médium où elle est, devient plus rare, et ainsi en quelque sorte plus approchant du néant. Et si nous savions celle du mouvement, je ne fais aucun doute qu'il ne nous parût qu'il dût se faire dans le vide avec presque autant de temps, que dans l'air, dont l'irrésistance paraît dans l'égalité de la chute des corps différemment pesant.

C'est pourquoi, dans le peu de connaissance que nous avons de la nature de ces choses, si, par une semblable liberté, je conçois une pensée, que je donne pour principe, je puis dire avec autant de raison: la lumière se soutient dans le vide, et le mouvement s'y fait avec temps; ou la lumière pénètre l'espace vide en apparence, et le mouvement s'y fait avec temps; donc il peut être vide en effet.

Ainsi remettons cette preuve au temps où nous aurons l'intelligence de la nature de la lumière. Jusque-là je ne puis admettre votre principe, et il vous sera difficile de le prouver; et ne tirons point, je vous prie, de conséquences infaillibles de la nature d'une chose, lorsque nous l'ignorons: autrement je craindrais que vous ne fussiez pas d'accord avec moi des conditions nécessaires pour rendre une démonstration parfaite, et que vous n'appelassiez certain ce que nous n'appelons que douteux.

Dans la suite de votre lettre, comme si vous aviez établi invinciblement que cet espace vide est un corps, vous ne vous mettez plus en peine que de chercher quel est ce corps; et pour décider affirmativement quelle matière le remplit, vous commencez par ces ter mes: "Présupposons que, comme le sang est mêlé de plusieurs liqueurs qui le composent, ainsi l'air est composé d'air et de feu et des quatre éléments qui entrent en la composition de tous les corps de la nature." Vous présupposez ensuite que ce feu peut être séparé de l'air, et qu'en étant séparé, il peut pénétrer les pores du verre; présupposez encore qu'en étant séparé, il a inclinaison à y retourner, et encore qu'il y est sans cesse attiré; et vous expliquez ce discours, assez intelligible de soi-même, par des comparaisons, que vous y ajoutez. `

Mais, mon P., je crois que vous donnez cela pour une pensée, et non pas pour une démonstration; et quelque peine que j'aie d'accommoder la pensée que j'en ai avec la fin de votre lettre, je crois que, si vous vouliez donner des preuves, elles ne seraient pas si peu fondées. Car en ce temps où un si grand nombre de personnes savantes cherchent avec tant de soin quelle matière remplit cet espace; que cette difficulté agite aujourd'hui tant d'esprits: j'aurais peine à croire que, pour apporter une solution si désirée à un grand et si juste doute, vous ne donnassiez autre chose qu'une matière, dont vous supposez non seulement les qualités, mais encore l'existence même; de sorte que, qui présupposera le contraire, tirera une conséquence contraire aussi nécessairement. Si cette façon de prouver est reçue, il ne sera plus difficile de résoudre les plus grandes difficultés. Et le flux de la mer et l'attraction de l'aimant deviendront aisés à comprendre, s'il est permis de faire des matières et des qualités exprès.

Car toutes les choses de cette nature, dont l'existence ne se manifeste à aucun des sens, sont aussi difficiles à croire, qu'elles sont faciles à inventer. Beaucoup de personnes, et des plus savantes même de ce temps, m'ont objecté cette même matière avant vous, (mais comme une simple pensée, et non pas comme une vérité constante), et c'est pourquoi j'en ai fait mention dans mes propositions. D'autres, pour remplir de quelque matière l'espace vide, s'en sont figuré une dont ils ont rempli tout l'univers, parce que l'imagination a cela de propre, qu'elle produit avec aussi peu de véritable. Mais qui osera faire un si grand discernement, et qui pourra, sans danger d'erreur, soutenir l'une au préjudice des autres, comme, dans la comparaison de la pierre, qui pourra, avec opiniâtreté maintenir que le feu ait causé sa chaleur, sans se rendre ridicule?

Vous voyez par là qu'encore que de votre hypothèse s'ensuivissent tous les phénomènes de mes expériences, elle serait de la nature des autres; et que, demeurant toujours dans les termes de la vraisemblance, elle n'arriverait jamais à ceux de la démonstration. Mais j'espère vous faire un jour voir plus au long, que de son affirmation s'ensuivent absolument les choses contraires aux expériences. Et pour vous en toucher ici une en peu de mots: s'il est vrai, comme vous le supposez, que cet espace soit plein de cet air, plus subtil et igné, et qu'il ait l'inclination que vous lui donnez, de rentrer dans l'air d'où il est sorti, et que cet air extérieur ait la force de le retirer comme une éponge pressée, et que ce soit par cette attraction mutuelle que le vif argent se tienne suspendu, et qu'elle le fait remonter même quand on incline le tuyau: il s'ensuit nécessairement que, quand l'espace vide en apparence sera plus grand, une plus grande hauteur de vif argent doit être suspendue (contre ce qui paraît dans les expériences). Car puisque toutes les parties de cet air intérieur et extérieur ont cette qualité attractive, il est constant, par toutes les règles de la mécanique, que leur quantité, augmentée à même mesure que l'espace, doit nécessairement augmenter leur effet, comme une grande éponge pressée attire plus d'eau qu'une petite.

Que si, pour résoudre cette difficulté, vous faites une seconde supposition; et que vous fassiez encore une qualité exprès pour sauver cet inconvénient, qui, ne se trouvant pas encore assez juste, vous oblige d'en figurer une troisième pour sauver les deux autres sans aucune preuve, sans aucun établissement: je n'aurai jamais autre chose à vous répondre, que ce que je vous ai déjà dit, ou plu tôt je croirai y avoir déjà répondu.

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Texte produit par Eric Dubreucq (dubreucq@cnam.fr)