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Blaise Pascal

Lettres (sur le vide, aux Roannez,...)

Mais, pour le faire avec plus d'ordre, permettez-moi de vous rapporter une règle universelle, qui s'applique à tous les sujets particuliers, où il s'agit de reconnaître la vérité. Je ne doute pas que vous n'en demeuriez d'accord, puisqu'elle est reçue généralement de tous ceux qui envisagent les choses sans préoccupation; et qu'elle fait la principale de la façon dont on traite les sciences dans les écoles, et celle qui est en usage parmi les personnes qui recherchent ce qui est véritablement solide et qui remplit et satisfait pleinement l'esprit: c'est qu'on ne doit jamais porter un jugement décisif de la négative ou de l'affirmative d'une proposition, que ce que l'on affirme ou nie n'ait une de ces deux conditions: savoir, ou qu'il paraisse si clairement et si distinctement de soi-même aux sens ou à la raison, suivant qu'il est sujet à l'un ou à l'autre, que l'écrit n'ait aucun moyen de douter de sa certitude, et c'est ce que nous appelons principes ou axiomes; comme, par exemple, "à choses égales on ajoute choses égales, les touts seront égaux", ou qu'il se déduise par des conséquences infaillibles et nécessaires de tels principes ou axiomes, de la certitude desquels dépend toute celle des conséquences qui en sont bien tirées; comme cette pro position, les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits, qui, n'étant pas visible d'elle-même, est démontrée évidemment par des conséquences infaillibles de tels axiomes. Tout ce qui aune de ces deux conditions est certain et véritable, et tout ce qui n'en a aucune passe pour douteux et incertain. Et nous portons un jugement décisif des choses de la première sorte et laissons les autres dans l'indécision, si bien que nous les appelons, suivant leur mérite, tantôt vision, tantôt caprice, parfois fantaisie, quelque fois idée, et tout au plus belle pensée, et parce qu'on ne peut les affirmer sans témérité, nous penchons plutôt vers la négative: prêts néanmoins de revenir à l'autre, si une démonstration évidente nous en fait voir la vérité. Et nous réservons pour les mystères de la foi, que le Saint-Esprit a lui-même révélés, cette soumission d'esprit qui porte notre croyance à des mystères cachés aux sens et à la raison.

Cela posé, je viens à votre lettre, dans les premières lignes de laquelle, pour prouver que cet espace est corps, vous vous servez de ces termes: Je dis que c'est un corps, puisqu'il a les actions d'un corps, qu'il transmet la lumière avec réfractions et réflexions, qu'il apporte du retardement et du renouvellement d'un autre corps; où je remarque que, dans le dessein que vous avez de prouver que c'est un corps vous prenez pour principes deux choses: la première est qu'il transmet la lumière avec réfractions et réflexions; la seconde, qu'il retarde le mouvement d'un corps. De ces deux principes, le premier n'a paru véritable à aucun de ceux qui l'ont voulu éprouver, et nous avons toujours remarqué, au contraire, que le rayon qui pénètre le verre et cet espace, n'a point d'autre réfraction que celle que lui cause le verre, et qu'ainsi, si quelque matière le remplit, elle ne rompt en aucune sorte le rayon, ou sa réfraction n'est pas perceptible; de sorte que, comme il est sans doute que vous n'avez rien éprouvé de contraire, je vois que le sens de vos paroles est que le rayon réfléchi, ou rompu par le verre, passe à travers cet espace; peine et de temps les plus grandes choses que les petites; quelques uns l'ont faite de même substance que le ciel et les éléments; et les autres, d'une substance différente, suivant leur fantaisie, parce qu'ils en disposaient comme de leur ouvrage.

Que si on leur demande, comme à vous, qu'ils nous fassent voir cette matière, ils répondent qu'elle n'est pas visible; si l'on demande qu'elle Tende quelque son, ils disent qu'elle ne peut être ouïe, et ainsi de tous les autres sens; et pensent avoir beaucoup fait, quand ils ont pris les autres dans l'impuissance de montrer qu'elle n'est pas, en s'ôtant à eux-mêmes tout pouvoir de leur montrer qu'elle est.

Mais nous trouvons plus de sujet de nier son existence, parce qu'on ne peut pas la prouver, que de la croire par la seule raison qu'on ne peut montrer qu'elle n'est pas.

Car on peut les croire toutes ensemble, sans faire de la nature un monstre, et comme la raison ne peut pencher plus vers une que vers l'autre, à cause qu'elle les trouve également éloignées, elle les refuse toutes, pour se défendre d'un injuste choix.

Je sais que vous pouvez dire que vous n'avez pas fait tout seul cette matière, et que quantité de Physiciens y avaient déjà travaillé; mais sur les sujets de cette matière, nous ne faisons aucun fondement sur les autorités: quand nous citons les auteurs, nous citons leurs démonstrations, et non pas leurs noms; nous n'y avons nul égard que dans les matières historiques; si bien que si les auteurs que vous alléguez disaient qu'ils ont vu ces petits corps ignés, mêlés parmi l'air, je déférerais assez à leur sincérité et à leur fidélité, pour croire qu'ils sont véritables, et je les croirais comme historiens; mais, puisqu'ils disent seulement qu'ils pensent que l'air en est composé, vous me permettrez de demeurer dans mon premier doute.

Enfin, mon P., considérez, je vous prie, que tous les hommes en semble ne sauraient démontrer qu'aucun corps succède à celui qui quitte l'espace vide en apparence, et qu'il n'est pas possible encore à tous }es hommes de montrer que, quand l'eau y remonte, quelque corps en soit sorti. Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes, pour assurer que cet espace est vide? Cependant je dis simplement que mon sentiment est qu'il est vide, et jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue d'une chose où ils ont droit de parler avec tant d'assurance pourront faire un jugement décisif de l'existence de cette matière ignée, si douteuse et si peu établie

Après avoir supposé cette matière avec toutes les qualités que vous avez voulu lui donner, vous rendez raison de quelques-unes de mes expériences. Ce n'est pas une chose bien difficile d'expliquer comment un effet peut être produit, en supposant la matière, la nature et les qualités de sa cause: cependant il est difficile que ceux qui se les figurent, se défendent d'une vaine complaisance, et d'un charme secret qu'ils trouvent dans leur invention, principalement quand ils les ont si bien ajustées, que, des imaginations qu'ils ont supposées, ils concluent nécessairement des vérités déjà évidentes.

Mais je me sens obligé de vous dire deux mots sur ce sujet; c'est que toutes les fois que, pour trouver la cause de plusieurs phénomènes connus, on pose une hypothèse, cette hypothèse peut être de trois sortes.

Car quelquefois on conclut un absurde manifeste de sa négation, et alors l'hypothèse est véritable et constante; ou bien on conclut un absurde manifeste de son affirmation, et lors l'hypothèse est tenue pour fausse; et lorsqu'on n'a pu encore tirer d'absurde, ni de sa négation, ni de son affirmation, l'hypothèse demeure douteuse; de sorte que, pour faire qu'une hypothèse soit évidente, il ne suffit pas que tous les phénomènes s'en ensuivent, au lieu que, s'il s'ensuit quelque chose de contraire à un seul des phénomènes, cela suffit pour assurer de sa fausseté.

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Texte produit par Eric Dubreucq (dubreucq@cnam.fr)