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Denis Diderot

Pensées sur l'interprétation de la nature


13. On a découvert qu'il y a dans un sexe le même fluide séminal que dans l'autre sexe '. Les parties qui contiennent ce fluide ne sont plus inconnues. On s'est aperçu des altérations singulières qui surviennent dans certains organes de la femelle, quand la nature la presse fortement de rechercher le mâle. Dans l'approche des sexes, quand on vient à comparer les symptômes du plaisir de l'un aux symptômes du plaisir de l'autre, et qu'on s'est assuré que la volupté se consomme dans tous les deux par des élancements également caractérisés, distincts et battus, on ne peut douter qu'il n'y ait aussi des émissions semblables du fluide séminal. Mais où et comment cette émission dans la femme ? que devient le fluide ? quelle route suit-il ? c'est ce qu'on ne saura que quand la nature, qui n'est pas également mystérieuse en tout et partout, se sera dévoilée dans une autre espèce: ce qui arrivera apparemment de l'une de ces deux manières; ou les formes seront plus évidentes dans les organes; ou l'émission du fluide se rendra sensible à son origine et sur toute sa route, par son abondance extraordinaire. Ce qu'on a vu distinctement dans un être ne tarde pas à se manifester dans un être semblable. En physique expérimentale, on apprend à apercevoir les petits phénomènes dans les grands; de même qu'en physique rationnelle, on apprend à connaître les grands corps dans les petits.

14. Je me représente la vaste enceinte des sciences, comme un grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées. Nos travaux doivent avoir pour but, ou d'étendre les limites des places éclairées, ou de multiplier sur le terrain les centres de lumières. L'un appartient au génie qui crée; L'autre à la sagacité qui perfectionne.

15. Nous avons trois moyens principaux: L'observation de la nature, la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les faits, la réflexion les combine, L'expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que l'observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et que l'expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les génies créateurs ne sont-ils pas communs.

16. Le philosophe, qui n'aperçoit souvent la vérité que comme le politique maladroit aperçoit l'occasion, par le côté chauve, assure qu'il est impossible de la saisir, dans le moment où la main du manoeuvre est portée par le hasard sur le côté qui a des cheveux. Il faut cependant avouer que parmi ces manoeuvriers d'expériences, il y en a de bien malheureux: L'un d'eux emploiera toute sa vie à observer des insectes et ne verra rien de nouveau 3; un autre jettera sur eux un coup d'oeil en passant et apercevra le polype, ou le puceron hermaphrodite.

17. Sont-ce les hommes de génie qui ont manqué à l'univers ? nullement. Est- ce en eux défaut de méditation et d'étude ? encore moins. L'histoire des sciences fourmille de noms illustres; la surface de la terre est couverte des monuments de nos travaux. Pourquoi donc possédons-nous si peu de connaissances certaines ? par quelle fatalité les sciences ont-elles fait si peu de progrès ? sommes-nous destinés à n'être jamais que des enfants ? j'ai déjà annoncé la réponse à ces questions. Les sciences abstraites ont occupé trop longtemps et avec trop peu de fruit les meilleurs esprits; ou l'on n'a point étudié ce qu'il importait de savoir, ou l'on n'a mis ni choix, ni vues, ni méthode dans ses études; les mots se sont multipliés sans fin, et la connaissance des choses est restée en arrière.

18. La véritable manière de philosopher, c'eût été et ce serait d'appliquer l'entendement à l'entendement; L'entendement et l'expérience aux sens; les sens à la nature; la nature à l'investigation des instruments; les instruments à la recherche et à la perfection des arts, qu'on jetterait au peuple pour lui apprendre à respecter la philosophie.

19. Il n'y a qu'un seul moyen de rendre la philosophie vraiment recommandable aux yeux du vulgaire: c'est de la lui montrer accompagnée de l'utilité. Le vulgaire demande toujours: _à quoi cela sert-il ?_ et il ne faut jamais se trouver dans le cas de lui répondre: à _rien:_ il ne sait pas que ce qui éclaire le philosophe et ce qui sert au vulgaire sont deux choses fort différentes, puisque l'entendement du philosophe est souvent éclairé par ce qui nuit, et obscurci par ce qui sert.

20. Les faits, de quelque nature qu'ils soient, sont la véritable richesse du philosophe. Mais un des préjugés de la philosophie rationnelle, c'est que celui qui ne saura pas nombrer ses écus ne sera guère plus riche que celui qui n'aura qu'un écu. La philosophie rationnelle s'occupe malheureusement beaucoup plus à rapprocher et à lier les faits qu'elle possède, qu'à en recueillir de nouveaux.

21. Recueillir et lier les faits, ce sont deux occupations bien pénibles; aussi les philosophes les ont-ils partagées entre eux. Les uns passent leur vie à rassembler des matériaux, manoeuvres utiles et laborieux; les autres, orgueilleux architectes, s'empressent à les mettre en oeuvre. Mais le temps a renversé jusqu'aujourd'hui presque tous les édifices de la philosophie rationnelle. Le manoeuvre poudreux apporte tôt ou tard, des souterrains où il creuse en aveugle, le morceau fatal à cette architecture élevée à force de tête; elle s'écroule, et il ne reste que des matériaux confondus pêle-mêle, jusqu'à ce qu'un autre génie téméraire en entreprenne une combinaison nouvelle. Heureux le philosophe systématique à qui la nature aura donné, comme autrefois à Épicure, à Lucrèce, a Aristote, à Planton, une imagination forte, une grande éloquence, l'art de présenter ses idées sous des images frappantes et sublimes ! L'édifice qu'il a construit pourra tomber un jour; mais sa statue restera debout au milieu des ruines; et la pierre qui se détachera de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n'en sont pas d'argile.

22. L'entendement a ses préjugés; le sens, son incertitude; la mémoire, ses limites; L'imagination, ses lueurs; les instruments, leur imperfection. Les phénomènes sont infinis; les causes, cachées; les formes, peut-être transitoires. Nous n'avons contre tant d'obstacles que nous trouvons en nous, et que la nature nous oppose au-dehors, qu'une expérience lente, qu'une réflexion bornée. Voilà les leviers avec lesquels la philosophie s'est proposé de remuer le monde.

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Texte produit par Gianni Di Guiseppe