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Denis Diderot

Pensées sur l'interprétation de la nature


3. Je ne sais s'il y a quelque rapport entre l'esprit du jeu et le génie mathématicien; mais il y en a beaucoup entre un jeu et les mathématiques. Laissant à part ce que le sort met d'incertitude d'un côté, ou le comparant avec ce que l'abstraction met d'inexactitude de l'autre, une partie de jeu peut être considérée comme une suite indéterminée de problèmes à résoudre, d'après des conditions données. Il n'y a point de questions de mathématiques à qui la même définition ne puisse convenir, et la _chose_ du mathématicien n'a pas plus d'existence dans la nature que celle du joueur. C'est, de part et d'autre, une affaire de conventions. Lorsque les géomètres ont décrié les métaphysiciens, ils étaient bien éloignes de penser que toute leur science n'était qu'une métaphysique. On demandait un jour: « Qu'est-ce qu'un métaphysicien ? » Un géomètre répondit: « C'est un homme qui ne sait rien ». Les chimistes, les physiciens, les naturalistes, et tous ceux qui se livrent à l'art expérimental, non moins outrés dans leur jugement, me paraissent sur le point de venger la métaphysique et d'appliquer la même définition au géomètre. Ils disent: « A quoi servent toutes ces profondes théories des corps célestes, tous ces énormes calculs de l'astronomie rationnelle, s'ils ne dispensent point Bradley ou Le Monnier d'observer le ciel ? » Et je dis: heureux _le géomètre_ en qui une étude consommée des sciences abstraites n'aura point affaibli le goût des beaux-arts, à qui Horace et Tacite seront aussi familiers que Newton, qui saura découvrir les propriétés d'une courbe et sentir ]es beautés d'un poète, dont l'esprit et les ouvrages seront de tous les temps, et qui aura le mérite de toutes les académies ! Il ne se verra point tomber dans l'obscurité; il n'aura point à craindre de survivre à sa renommée.

4. Nous touchons au moment d'une grande révolution dans les sciences. Au penchant que les esprits me paraissent avoir à la morale, aux belles-lettres, à l'histoire de la nature, et à la physique expérimentale, j'oserais presque assurer qu'avant qu'il soit cent ans, on ne comptera pas trois grands géomètres en Europe. Cette science s'arrêtera tout court où l'auront laissée les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine et les d'Alembert. Ils auront posé les colonnes d'Hercule. On n'ira point au-delà. Leurs ouvrages subsisteront dans les siècles à venir, comme ces pyramides d'Égypte dont les masses chargées d'hiéroglyphes réveillent en nous une idée effrayante de la puissance et des ressources des hommes qui les ont élevées.

5. Lorsqu'une science commence à naître, L'extrême considération qu'on a dans la société pour les inventeurs, le désir de connaître par soi-même une chose qui fait beaucoup de bruit, L'espérance de s'illustrer par quelque découverte, L'ambition de partager un titre avec des hommes illustres, tournent tous les esprits de ce côté. En un moment, elle est cultivée par une infinité de personnes de caractères différents. Ce sont ou des gens du monde, à qui leur oisiveté pèse, ou des transfuges, qui s'imaginent acquérir dans la science à la mode une réputation qu'ils ont inutilement cherchée dans d'autres sciences, qu'ils abandonnent pour elle; les uns s'en font un métier; d'autres y sont entraînés par goût. Tant d'efforts réunis portent assez rapidement la science jusqu'où elle peut aller. Mais à mesure que ses limites s'étendent, celles de la considération se resserrent. On n'en a plus que pour ceux qui se distinguent par une grande supériorité. Alors la foule diminue. On cesse de s'embarquer pour une contrée où les fortunes sont devenues rares et difficiles. Il ne reste à la science que des mercenaires à qui elle donne du pain, et que quelques hommes de génie qu'elle continue d'illustrer longtemps encore après que le prestige est dissipé et que les yeux se sont ouverts sur l'inutilité de leurs travaux. On regarde toujours ces travaux comme des tours de force qui font honneur à l'humanité. Voilà l'abrégé historique de la géométrie, et celui de toutes les sciences qui cesseront d'instruire ou de plaire; je n'en excepte pas même l'histoire de la nature.

6. Quand on vient à comparer la multitude infinie des phénomènes de la nature avec les bornes de notre entendement et la faiblesse de nos organes, peut-on jamais attendre autre chose de la lenteur de nos travaux, de leurs longues et fréquentes interruptions et de la rareté des génies créateurs, que quelques pièces rompues et séparées de la grande chaîne qui lie toutes choses ?. La philosophie expérimentale travaillerait pendant les siècles des siècles, que les matériaux qu'elle entasserait, devenus à la fin par leur nombre au-dessus de toute combinaison, seraient encore bien loin d'une énumération exacte. Combien ne faudrait-il pas de volumes pour renfermer les termes seuls par lesquels nous désignerions les collections distinctes de phénomènes, si les phénomènes étaient connus ? Quand la langue philosophique sera-t-elle complète ? Quand elle serait complète, qui d'entre les hommes pourrait la savoir ? Si l'Éternel, pour manifester sa toute-puissance plus évidemment encore que par les merveilles de la nature, eût daigné développer le mécanisme universel sur des feuilles tracées de sa propre main, croit-on que ce grand livre fût plus compréhensible pour nous que l'univers même ? Combien de pages en aurait entendu ce philosophe ' qui, avec toute la force de tête qui lui avait été donnée, n'était pas sûr d'avoir seulement embrassé les conséquences par lesquelles un ancien géomètre a déterminé le rapport de la sphère au cylindre ? Nous aurions dans ces feuilles une mesure assez bonne de la portée des esprits, et une satire beaucoup meilleure de notre vanité. Nous pourrions dire: Fermat alla jusqu'à telle page; Archimède était allé quelques pages plus loin. Quel est donc notre but ? L'exécution d'un ouvrage qui ne peut jamais être fait et qui serait fort au-dessus de l'intelligence humaine, s'il était achevé. Ne sommes-nous pas plus insensés que les premiers habitants de la plaine de Sennaar ? Nous connaissons la distance infinie qu'il y a de la terre aux cieux, et nous ne laissons pas que d'élever la tour. Mais est-il à présumer qu'il ne viendra point un temps où notre orgueil décourage abandonne l'ouvrage ? Quelle apparence que, logé étroitement et mal à son aise ici-bas, il s'opiniâtre à construire un palais inhabitable au-delà de l'atmosphère`? Quand il s'y opiniâtrerait, ne serait-il pas arrêté par la confusion des langues qui n'est déjà que trop sensible et trop incommode dans l'histoire naturelle ? D'ailleurs l'Utile circonscrit tout. Ce sera l'Utile qui dans quelques siècles donnera des bornes à la physique expérimentale, comme il est sur le point d'en donner à la géométrie. J'accorde des siècles à cette étude, parce que la sphère de son utilité est infiniment plus étendue que celle d'aucune science abstraite, et qu'elle est sans contredit la base de nos véritables connaissances.

7. Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont nos opinions; ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses, accordées ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu'en se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait ou par une chaîne ininterrompue d'expériences, ou par une chaîne ininterrompue de raisonnements qui tient d'un bout à l'observation, et de l'autre à l'expérience; ou par une chaîne d'expériences dispersées d'espace en espace, entre des raisonnements, comme des poids sur la longueur d'un fil suspendu par ses deux extrémités. Sans ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui se ferait dans l'air.

8. On peut comparer les notions qui n'ont aucun fondement dans la nature à ces forêts du Nord dont les arbres n'ont point de racines. Il ne faut qu'un coup de vent, qu'un fait léger, pour renverser toute une forêt d'arbres et d'idées.

9. Les hommes en sont à peine à sentir combien les lois de l'investigation de la vérité sont sévères, et combien le nombre de nos moyens est borné. Tout se réduit à revenir des sens à la réflexion, et de la réflexion aux sens: rentrer en soi et en sortir sans cesse. C'est le travail de l'abeille. On a battu bien du terrain en vain, si on ne rentre pas dans la ruche chargée de cire. On a fait bien des amas de cire inutile, si on ne sait pas en former des rayons.

10 Mais par malheur il est plus facile et plus court de se consulter soi que la nature. Aussi la raison est-elle portée à demeurer en elle-même, et l'instinct à se répandre au-dehors. L'instinct va sans cesse regardant, goûtant, touchant, écoutant; et il y aurait peut-être plus de physique expérimentale a apprendre en étudiant les animaux qu'en suivant les cours d'un professeur. Il n'y a point de charlatanerie dans leurs procédés. Ils tendent à leur but, sans se soucier de ce qui les environne: s'ils nous surprennent, ce n'est point leur intention. L'étonnement- est le premier effet d'un grand phénomène; c'est à la philosophie à le dissiper. Ce dont il s'agit dans un cours de philosophie expérimentale, c'est de renvoyer son auditeur plus instruit, et non plus stupéfait. S'enorgueillir des phénomènes de la nature, comme si l'on en était soi-même l'auteur, c'est imiter la sottise d'un éditeur des _Essais_ qui ne pouvait entendre le nom de Montaigne sans rougir. Une grande leçon qu'on a souvent occasion de donner, c'est l'aveu de son insuffisance. Ne vaut-il pas mieux se concilier la confiance des autres par la sincérité d'un _je n'en sais rien,_ que de balbutier des mots et se faire pitié à soi-même, en s'efforçant de tout expliquer ? Celui qui confesse librement qu'il ne sait pas ce qu'il ignore me dispose à croire ce dont il entreprend de me rendre raison.

11. L'étonnement vient souvent de ce qu'on suppose plusieurs prodiges où il n'y en a qu'un; de ce qu'on imagine dans la nature autant d'actes particuliers qu'on nombre de phénomènes, tandis qu'elle n'a peut-être jamais produit qu'un seul acte. Il semble même que, si elle avait été dans la nécessité d'en produire plusieurs, les différents résultats de ces actes seraient isolés; qu'il y aurait des collections de phénomènes indépendantes les unes des autres; et que cette chaîne générale dont la philosophie suppose la continuité se romprait en plusieurs endroits. L'indépendance absolue d'un seul fait est incompatible avec l'idée de tout; et sans l'idée de tout, plus de philosophie.

12. Il semble que la nature se soit plu à varier le même mécanisme d'une infinité de manières différentes. Elle n'abandonne un genre de productions qu'après en avoir multiplié les individus sous toutes les faces possibles. Quand on considère le règne animal, et qu'on s'aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n'y en a pas un qui n'ait les fonctions et les parties, surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on pas volontiers qu'il n'y a jamais eu qu'un premier animal prototype de tous les animaux, dont la nature n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? Imaginez les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que, venant à s'étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout; au lieu de la main d'un homme, vous aurez le pied d'un cheval. Quand on voit les métamorphoses successives de l'enveloppe du prototype, quel qu'il ait été, approcher un règne d'un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les confins dès deux règnes (s'il est permis de se servir du terme de _confins où il_ n'y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les confins des deux règnes d'êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités et des fonctions de l'un, et revêtus des formes, des qualités, des fonctions de l'autre, qui ne se sentirait porté à croire qu'il n'y a jamais eu qu'un premier être prototype de tous les êtres ? Mais que cette conjecture philosophique soit admise avec le docteur Baumann comme vraie, ou rejetée avec M. de Buffon comme fausse, on ne niera pas qu'il ne faille l'embrasser comme une hypothèse essentielle au progrès de la physique expérimentale, à celui de la philosophie rationnelle, à la découverte et à l'explication des phénomènes qui dépendent de l'organisation. Car il est évident que la nature n'a pu conserver tant de ressemblance dans les parties et affecter tant de variété dans les formes, sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé ce qu'elle a dérobé dans un autre. C'est une femme qui aime à se travestir, et dont les différents déguisements, laissant échapper tantôt une partie, tantôt une autre, donnent quelque espérance à ceux qui la suivent avec assiduité de connaître un jour toute sa personne.

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Texte produit par Gianni Di Guiseppe