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Eugène Boutmy

Dictionnaire de l'argot des typographes (1883)

À mesure que l'art déclina pour faire place au métier, à mesure que l'imprimerie descendit au rang des industries, les fonctions se divisèrent: le maître imprimeur passa à l'état de patron, c'est-à-dire de fabricant de livres; le correcteur devint ce que nous dirons plus loin; le prote se transforma en ce qu'il est aujourd'hui: un ouvrier actif et intelligent, choisi par le patron pour diriger le travail des compositeurs, ses anciens confrères. « Le _prote_, dit Momoro, c'est le chef ou directeur d'une imprimerie. La personne qui remplit cette place est supposée avoir des talents au-dessus du commun des ouvriers. Dans les premiers temps de l'imprimerie, des gens savants n'ont point dédaigné cet emploi. Aujourd'hui, on choisit parmi les compositeurs ceux qui réunissent les talents les plus propres à remplir cette place. _Prote_ vient du grec _protos_, premier. Je dirai, ajoute Momoro, qu'un prote est primus _inter pares_, le premier parmi ses égaux. » Voici de quelle manière M. Audouin de Géronval, dans son _Manuel de l'Imprimeur_, détermine, de son côté, le rôle du prote: « Le _prote_ est celui sur lequel roulent tous les détails d'une imprimerie. Il est chargé de veiller sur les compositeurs et sur les imprimeurs; il doit connaître parfaitement le degré d'habileté des uns et des autres. En ce qui concerne la composition, le prote doit avoir quelques notions des langues grecque et latine (ces notions font ordinairement défaut), posséder à fond l'orthographe française et la ponctuation, connaître et savoir exécuter tous les genres de composition. Quant à l'impression, il doit avoir assez d'habileté pour diriger le travail des ouvriers à la presse dans toutes ses parties. » Pour ce qui est des qualités suivantes, requises, suivant Audouin de Géronval, pour faire un bon prote, elles se rencontrent rarement chez ceux qui aujourd'hui exercent ces fonctions, et l'on voit aisément que l'auteur du _Manuel de l'Imprimeur_ confond ici le prote avec le correcteur. Il dit, en effet: « Le prote ne saurait avoir des connaissances trop étendues dans les lettres, les sciences et les arts, car il est souvent consulté par les auteurs et quelquefois même devient leur arbitre. Comme il est, en quelque sorte, responsable des fautes qui peuvent se glisser dans une édition, il faudrait qu'il connût, autant qu'il est possible, les termes usités et qu'il pût savoir à quelle science, à quel art et à quelle matière ils appartiennent. Il n'arrive que trop souvent qu'un auteur, pour se justifier de ses propres fautes, les rejette sur son imprimeur. En un mot, on exige du prote qu'il joigne le savoir d'un grammairien à l'intelligence nécessaire pour exécuter toutes les opérations de la partie manuelle de son art.» Le prote doit encore veiller à ce que le bon ordre et la décence règnent dans les ateliers, à ce que les casseaux soient bien tenus, que les fonctions de la _conscience_ soient remplies avec activité, que les épreuves ne subissent jamais le moindre retard, etc. Le prote doit assister le chef de l'établissement dans le payement des ouvriers et servir d'arbitre dans les discussions qui peuvent s'élever. Il peut encore être chargé de la correspondance de l'imprimerie avec les personnes qui y ont des relations. Il expédie les épreuves et doit toujours pouvoir rendre compte exactement de la situation de chaque ouvrage. Tous les ouvriers d'une imprimerie se trouvant placés dans une dépendance réciproque, le prote doit veiller à ce que toutes les pièces de ce rouage agissent simultanément; car, si l'une d'elles devenait stationnaire, les travaux seraient arrêtés. Il admet dans les ateliers les ouvriers qu'il en juge dignes et remplace ceux qui sont nuisibles ou inutiles à l'établissement.

Le prote peut se faire suppléer partiellement par des _sous-protes_, qui en réfèrent à ses décisions. « Les devoirs d'un _sous-prote_ de composition sont de veiller à ce que les compositeurs reçoivent et rendent à propos la distribution, à la formation des garnitures, au rangement des cadrats, des interlignes et lingots et de tous les autres accessoires, au réassortiment des caractères, à la composition des pâtés, etc. Un sous-prote de presses est chargé d'inspecter fréquemment le travail des imprimeurs, d'empêcher le gaspillage du papier, des étoffes ou de l'encre, de veiller à l'entretien des presses et de suivre dans tous ses détails cette partie importante de la typographie. Les sous-protes sont responsables à l'égard du prote de l'exécution des travaux dont celui-ci leur transmet la surveillance spéciale, comme il l'est lui-même envers le chef de l'imprimerie. Ces deux sortes d'emplois, qui ne s'accordent généralement qu'à des personnes éprouvées sous le rapport du caractère et du savoir, demandent, en outre, de la part de celles qui y arrivent, du sang-froid et de l'activité. » (Henri Fournier, _Traité de la typographie_.)

Dans un _Discours_, prononcé le 6 avril 1856 à la Société fraternelle des protes des imprimeries typographiques de Paris, M. Alkan aîné s'exprimait en ces termes: « Pour devenir le premier (_protos_ ) d'une imprimerie typographique, y tenir le premier rang, il faut posséder des connaissances variées; il faut pouvoir être la doublure du patron, son _alter ego_, cet autre lui-même, pour me servir de l'expression de M. Ambroise Didot, le digne émule des Estienne, notre maître à tousŠ; il faut être _typographe_ quand le patron ne l'est pas ou ne peut l'être; il faut avoir du goût pour ceux qui n'en ont pas; il faut être correcteur quand celui-ci vient à manquer, à faire défaut; il faut avoir l'_oeil typographique_ et saisir au vol ces fautes bizarres, singulières, qui échappent souvent à l'oeil exercé, mais fatigué, du correcteur, et qui font le désespoir de l'auteur et la risée du public lettré. Il faut que le prote sache aussi la tenue des livres quand son patron ne veut pas initier un étranger à ses affaires, ou lorsqu'il est obligé, par économie, de se passer d'un commis. » Un tel prote, même réduit à ces modestes proportions, est encore, nous devons le dira, le _rara avis_. C'est ce que fera comprendre le passage suivant, emprunté à l'_Encyclopédie_ Roret, et dans lequel un prote, qui a gravi et redescendu successivement les échelons de l'échelle typographique, exhale ses plaintes et retrace l'instabilité de la situation: « Le _prote_ est l'esclave de la besogne; à quelque heure que sa présence soit réclamée par l'urgence des travaux, s'il ne se conforme pas à ce besoin, son devoir n'est pas rempli complètement; il est même telles circonstances où sa discrétion obligée l'expose à être comme une enclume sur laquelle frappent tour à tour et souvent à la fois auteurs, libraires, ouvriers, etc. La proterie offre un emploi fort ingrat d'ailleurs sous le rapport de son instabilité. Chargé pendant quelques années de surveiller un personnel parfois nombreux, de coopérer forcément à la réduction d'un prix, ou seulement d'empêcher sa hausse, de s'opposer aux abus ou de les réprimer, de _débaucher_ plus ou moins de personnes pour absences trop fréquentes ou pour de mauvais travaux, il peut arriver qu'un prote rentre tout à coup dans les rangs des ouvriers; il y retrouve ces gens froissés, dont le ressentiment se manifeste en reproches directs ou indirects, mais fondés sur des griefs que l'_on_ suppose dénués de justesse. Cette considération et d'autres analogues n'échappent pas à tous les protes et peuvent les déterminer plus d'une fois à modifier la rigueur de leurs devoirs; tout le monde ne se croit pas obligé de suivre la devise: « Fais ce que dois, advienne que pourra. » D'ailleurs, sacrifier la tranquillité d'un long avenir par des rigueurs actuelles dont on n'est que l'agent et qui tiennent là un temps limité par la rétribution n'est peut-être pas absolument de devoir étroit. De là une certaine tiédeur, plus que cela peut-être , à laquelle la stabilité parerait convenablement: on peut facilement déduire cette conséquence, quand on remarque que les protes qui remplissent le mieux leurs devoirs sont ceux dont la position est la plus stable. »

L'auteur de _Typographes et gens de lettres_ reconnaît dans le genre _prote_ deux variétés: _le prote à tablier_ et le _prote à manchettes_. Le prote à tablier se trouve généralement dans les imprimeries que le patron dirige lui-même. C'est ordinairement un ouvrier intelligent et laborieux, vieilli dans la maison et sous 1e harnais, que le patron appelle à ce poste afin qu'il soit occupé à l'instar des rois fainéants. Le prote à tablier ne peut s'accoutumer aux grandeurs, et il ne cesse de vaquer à ses anciennes occupations, ce qui lui est d'autant plus facile que, grâce au patron, les soucis de sa nouvelle dignité ne l'occupent guère. En revanche, son autorité est à peu près nulle, et il a d'ordinaire le bon esprit de ne pas s'en prévaloir, certain qu'il est que ses anciens camarades ne manqueraient pas de la contester... Le prote à tablier peut avec assez de justesse être comparé à l'adjudant d'un régiment. N'ayant rien à faire, il tient cependant à faire ressortir son utilité et son importance; mais il rencontre partout et toujours cette résistance inerte et tacite de gens qui, niant son autorité, ne reconnaissent que celle du patron. Au demeurant, le meilleur homme du monde, il sait conserver l'amitié de ses anciens camarades.

Le _prote à manchettes_ est le véritable prote. C'est lui que nous avons eu en vue dans le cours de cette esquisse.

On le voit, pour n'être plus les émules des Alde, des Elzevier, des Robert Estienne et de tant d'autres, les protes d'aujourd'hui ont encore un champ assez vaste à parcourir, et plusieurs d'entre eux le font avec honneur. Nous citerons, entre autres: M. Brun, ancien prote de l'imprimerie de Jules Didot, qui a donné en 1825 un _Manuel pratique et abrégé de la typographie française_; M. Henri Tournier, naguère prote directeur de l'imprimerie la plus vaste et la plus considérable, non seulement de France, mais encore de toute l'Europe, celle de Mame et Cie de Tours, qui a publié un excellent _Traité de la typographie_, dont la troisième ´Edition (Tours, Alfred Mame et fils, 1870) est la plus complète; M. Frey, qui a donné à 1'_Encyclopédie_ Roret un très bon _Manuel de typographie_; M. Théotiste Lefèvre, fondateur prote de la succursale de MM. Didot, auquel les compositeurs sont redevables du _Guide pratique du compositeur d'imprimerie_, un véritable chef-d'oeuvre; M. Monpied, qui a reproduit en filets typographiques, avec autant de patience que de talent, l'_Enlèvement de Pandore_, d'après Flaxman, l'_Amour et Psyché_, d'après Canova. Avant ces typographes émérites, nous eussions du peut-être rappeler le nom de Momoro, qui, les précédant dans la carrière, a écrit un curieux _Traité élémentaire de l'imprimerie_ ou le _Manuel de l'imprimeur_, avec 40 planches en taille-douce (Paris, 1793). Momoro fut envoyé comme commissaire national à Niort; il s'intitulait _premier imprimeur de la liberté nationale_, et il mourut sur l'échafaud en mars 1794.

À côté de ces noms justement respectés, nous pourrions en citer d'autres que nous aimons mieux passer sous silence. Pourtant on nous permettra d'ajouter quelques traits qui achèveront de faire connaître le type que nous nous sommes proposé d'esquisser. Quelques ombres sont nécessaires dans un tableau pour mieux faire valoir les parties éclairées; d'ailleurs nous visons au portrait et non au panégyrique.

Il se glisse parfois dans les rangs de cette honorable phalange des individualités douteuses, personnages remuants, bons à tout faire, plus semblables à l'adjudant d'un régiment qu'à un chef d'atelier. À peu près dénués des connaissances indispensables à l'exercice de leur profession, ils se faufilent grâce à leur esprit d'intrigue et s'imposent par leur jactance: serviles et rampants en présence du patron, ils se montrent irascibles et despotiques à l'égard de ceux qui, pour leur malheur, se trouvent places sous leurs ordres. Nous pourrions nommer comme modèle de l'espèce le prote d'une grande maison de Paris: il est incapable de composer une ligne, incapable d'établir un devis, incapable de lire une épreuve. Par contre, la manie écrivassière le travaille et il ne laisse échapper aucune occasion de produire ses lourdes élucubrations. Son audace va plus loin: il courtise les neuf Soeurs, sans succès, il est vrai; car il ignore les plus simples règles de la versification et commet bravement des vers de quatorze syllabes.

Mais, hâtons-nous de le dire, ce ne sont pas là de vrais protes; ce sont des intrus qui font exception et servent de repoussoir. Pour eux, d'ailleurs, la roche Tarpéienne se trouve toujours bien près du Capitole.

Terminons cette esquisse par deux anecdotes où se montre le travers de certains protes qui, à force de se frotter aux auteurs, de voir faire des livres, finissent par se croire eux-mêmes des littérateurs

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