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Eugène Boutmy

Dictionnaire de l'argot des typographes (1883)




C'est à un point de vue purement pittoresque et fantaisiste que nous nous proposons de considérer ici les _typographes_(1) , laissant de coté ce qui est exclusivement professionnel et technique.

[(1) Les types que nous avons observés et essayé de faire connaître dans cette Étude sont ceux des typographes parisiens; mais le typographe parisien se confond avec le typographe français, car, sur dix compositeurs, il en est à peine deux qui soient nés et aient été élevés à Paris.]

Il est presque inutile de le dire, les fils de Gutenberg constituent une espèce complètement moderne, sans analogue dans les temps anciens: ni les _librarii_ de Rome, qui transcrivaient les livres; ni les _notarii_, qui recueillaient les discours et les plaidoyers prononcés devant le peuple assemblé; ni les scribes, ni les copistes, ni les enlumineurs de missels du moyen âge, ne sont comparables ou assimilables aux typographes de nos jours.
Il est donc tout d'abord indispensable de définir exactement ce qu'il faut entendre par le mot _typographe_. Pour le vulgaire, pour les gens du monde, d'après le Dictionnaire de l'Académie même, un _typographe_ est « celui qui sait, qui exerce l'art de l'imprimerie, et, plus spécialement, tous les arts qui concourent à l'imprimerie; » mais, pour les initiés, pour ceux qui sont de la _boîte_, comme on dit, pour les _enfants de la balle_, ce mot n'a plus la même extension. Ne sont pas typographes tous les ouvriers employés dans une imprimerie: celui seul qui lève la lettre, celui qui met en pages, qui impose, qui exécute les corrections, en un mot qui manipule le caractère, est un typographe; les autres sont les imprimeurs ou pressiers, les conducteurs de machines, les margeurs, les receveurs, les clicheurs, etc. Le correcteur lui-même n'est typographe que s'il sait composer, et cela est si vrai que la Société typographique ne l'admet dans son sein que comme compositeur, et non en qualité de correcteur.

Voici ce que dit sur ce sujet M. Jules Ladimir, dans une étude remplie de verve et d'esprit, écrite il y a quelque trente ans: « Il y a des ignorants qui confondent le compositeur avec l'imprimeur. Gardez-vous-en bien! cela est erroné et peu charitable. L'imprimeur proprement dit, le _pressier_, est un être brut, grossier, un _ours_, ainsi que le nomment (ou plutôt le nommaient) les compositeurs. Entre les deux espèces, la démarcation est vive et tranchée, quoiqu'elles habitent ensemble cette sorte de ruche ou de polypier qui porte le nom d'_imprimerie_. La blouse et le bonnet de papier ont souvent ensemble maille à partir; et pourtant ils ne peuvent exister l'un sans l'autre: le compositeur est la cause, l'imprimeur est l'effet. La blouse professe un mépris injurieux pour ce collaborateur obligé qu'elle foule sous ses pieds; car les imprimeurs, avec leurs lourdes presses, sont relégués à l'étage inférieur. Mais le bonnet de papier, dont les gains sont souvent plus forts et plus réguliers que ceux de son antagoniste, s'en venge en lui appliquant l'épithète de _singe _, soit à cause des gestes drolatiques que fait en besognant le compositeur, soit parce que son occupation consiste à reproduire l'oeuvre d'autrui. »

Dans le passage que nous venons de citer, le typographe est parfaitement défini; mais ce qui regarde le pressier a cessé d'être vrai; le pressier, en effet, a presque disparu partout; il a été remplacé par le conducteur de machines, lequel n'est, en général, que très peu supérieur à son devancier. Ses gains se sont accrus; mais sa culture intellectuelle n'a pas suivi une marche ascendante analogue. Mieux rétribué que le typographe proprement dit, nous devons cependant reconnaître qu'il lui est encore inférieur sous le rapport des idées et des aspirations. Nous avons rencontré toutefois des individualités remarquables à tous égards et qui deviennent, de jour en jour plus nombreuses.

Au point de vue de la hiérarchie, les typographes peuvent être rangés sous trois catégories: le _prote_, le _metteur en pages_ et le _paquetier_; mais ces distinctions sont, à vrai dire, à peu près fictives: un prote peut perdre son emploi et redevenir metteur en pages ou chef de conscience. Il n'est pas rare de voir un metteur en pages reprendre la casse et lever la lettre comme à ses débuts. Nous avons connu un ancien metteur du _Moniteur universel_ que le décret de M. Rouher a atteint en retirant à ce journal sa qualité officielle, et qui, plus tard, _pompait les petits clous à la pige_ comme les camarades, côte à côte avec ses anciens paquetiers: il était redescendu au rang de simple _plâtre_, après avoir durant des années émargé les appointements d'un préfet de première classe.

L'importance des fonctions de _prote_ et le rôle prépondérant qu'il joue dans l'atelier typographique nous engagent à écrire tout d'abord la monographie de ce personnage.

Dans les premiers siècles de l'imprimerie, les fonctions de maître imprimeur, de prote et de correcteur, remplies aujourd'hui par trois personnes différentes, étaient exercées par le même individu. C'était d'ordinaire un savant de premier ordre, connaissant l'hébreu, le grec, le latin et quelques langues vivantes, les sciences, et, de plus, fort expert dans l'art typographique. Il nous suffira de citer quelques noms de maîtres imprimeurs qui furent en même temps protes et correcteurs: Nicolas Janson, graveur à la Monnaie de Tours, envoyé à Mayence par Charles VII pour étudier le nouvel art, et qui plus tard s'établit à Venise; Alde Manuce, à Venise; les Junte, à Florence; Guillaume Le Roy, à Lyon; les Plantin, à Anvers; les Caxton, en Angleterre; Conrad Bade, à Genève; les Elzevier, à Leyde; Simon Vostre, Antoine Verard, Simon de Collinée, les Estienne, le malheureux Dolet, les Didot, en France. Aussi ne se lasse-t-on pas d'admirer les ouvrages si purs, si corrects, exécutés avec tant de soin, sortis des mains de ces artistes célèbres. À cette grande époque, que l'on peut appeler l'âge d'or de la typographie, le prote méritait réellement son nom: il était bien le _premier_ en savoir et en science; c'était bien lui la cheville ouvrière de l'atelier, et tous les compositeurs qui l'entouraient, eux-mêmes lettrés pour la plupart, reconnaissaient sans conteste sa suprématie en même temps que son autorité. Le public de nos jours a, jusqu'à un certain point, conservé au prote cette haute estime, et il confond presque toujours ses attributions avec celles, pourtant distinctes, du correcteur. L'Académie elle-même a commis cette confusion; car, après avoir défini le prote « celui qui, sous les ordres de l'imprimeur, est chargé de diriger et de conduire tous les travaux, de maintenir l'ordre dans l'établissement et de payer les ouvriers, » elle ajoute: « Il se dit aussi de ceux qui lisent et corrigent les épreuves. » N'en déplaise à la docte compagnie, si la première partie de sa définition est exacte, nous récusons complètement la seconde, qui est fausse.

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