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Joseph de Maistre

Considérations sur la France

(1) Par la même raison, l'honneur est déshonoré. Un journal _(le Républicain)_ a dit avec beaucoup d'esprit et de justesse: « Je comprends fort bien comment on peut dépanthéoniser Marat, mais je ne concevrai jamais comment on pourra démaratiser le Panthéon. » On s'est plaint de voir le corps de Turenne, oublié dans le coin d'un _muséum,_ à côté du squelette d'un animal: quelle imprudence! il y en avait assez pour faire naître l'idée de jeter au Panthéon ces restes vénérables.

Souvent ou s'est étonné que des hommes plus que médiocres aient mieux jugé la révolution française que des hommes du premier talent; qu'ils y aient cru fortement, lorsque des politiques consommés n'y croyaient point encore. C'est que cette persuasion était une des pièces de la révolution, qui ne pouvait réussir que par l'étendue et l'énergie de l'esprit révolutionnaire, ou, s'il est permis de s'exprimer ainsi, par la foi à la révolution. Ainsi, des hommes sans génie et sans connaissances, ont fort bien conduit ce qu'ils appelaient le char révolutionnaire; ils ont tout osé sans crainte de la contre-révolution; ils ont toujours marché en avant, sans regarder derrière eux; et tout leur a réussi, parce qu'ils n'étaient que les instruments d'une force qui en savait plus qu'eux. Ils n'ont pas fait de fautes dans leur carrière révolutionnaire, par la raison que le flûteur de Vaucanson ne fit jamais de notes fausses.

Le torrent révolutionnaire a pris successivement différentes directions; et les hommes les plus marquants dans la révolution n'ont acquis l'espèce de puissance et de célébrité qui pouvait leur appartenir, qu'en suivant le cours du moment: dès qu ils ont voulu le contrarier ou seulement s'en écarter en s'isolant, en travaillant trop pour eux, ils ont disparu de la scène.

Voyez ce Mirabeau qui a tant marqué dans la révolution: au fond, c'était _le roi de la halle._ Par les crimes il a faits, et par ses livres qu'il a fait faire, il a secondé le mouvement populaire: il se mettait à la suite d'une masse déjà mise en mouvement, et la poussait dans le sens déterminé; son pouvoir ne s'étendit jamais plus loin: il partageait avec un autre héros de la révolution le pouvoir d'agiter la multitude, sans avoir celui de la dominer, ce qui forme le véritable cachet de la médiocrité dans les troubles politiques. Des factieux moins brillants, et en effet plus habiles et plus puissants que lui, se servaient de son influence pour leur profit. Il tonnait à la tribune, et il était leur dupe. Il disait en mourant, _que s'il avait vécu, il aurait rassemblé les pièces éparses de la monarchie;_ et lorsqu'il avait voulu, dans le moment de sa plus grande influence, viser seulement au ministère, ses subalternes l'avaient repoussé comme un enfant.

Enfin, plus on examine les personnages en apparence les plus actifs de la révolution, plus on trouve en eux quelque chose de passif et de mécanique. On ne saurait trop le répéter, ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution; c'est la révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien, quand on dit qu'_elle va toute seule._ Cette phrase signifie que jamais la Divinité ne s'était montrée d'une manière si claire dans aucun événement humain. Si elle emploie les instruments les plus vils, c'est qu'elle punit pour régénérer.

CHAPITRE II.

Conjectures sur les voies de la Providence dans la révolution française.

Chaque nation, comme chaque individu, a reçu une mission qu'elle doit remplir. La France exerce sur l'Europe une véritable magistrature qu'il serait inutile de contester, dont elle a abusé de la manière la plus coupable. Elle était surtout à la tête du système religieux, et ce n'est pas sans raison que son Roi s'appelait très chrétien: Bossuet n'a rien dit de trop sur ce point. Or, comme elle s'est servie de son influence pour contredire sa vocation et démoraliser l'Europe, il ne faut pas être étonné qu'elle y soit ramenée par des moyens terribles.

Depuis longtemps on n'avait vu une punition aussi effrayante, infligée à un aussi grand nombre de coupables. Il y a des innocents, sans doute, parmi les malheureux, mais il y en a bien moins qu'on ne l'imagine communément.

Tous ceux qui ont travaillé à affranchir le peuple de sa croyance religieuse; tous ceux qui ont opposé des sophismes métaphysiques aux lois de la propriété; tous ceux qui ont dit: _frappez, pourvu que nous y gagnions;_ tous ceux qui ont touché aux lois fondamentales de l'État; tous ceux qui ont conseillé, approuvé, favorisé les mesures violentes employées contre le Roi, etc.; tous ceux-là ont voulu la révolution et tous ceux qui l'ont voulue en ont été très justement les victimes, même suivant nos vues bornées.

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Texte produit par Denis Constales (dcons@world.std.com)