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Joseph de Maistre

Considérations sur la France

Mais dans les temps de révolutions, la chaîne qui lie l'homme se raccourcit brusquement, son action diminue, et ses moyens le trompent. Alors entraîné par une force inconnue, il se dépite contre elle, et au lieu de baiser la main qui le serre, il la méconnaît ou l'insulte.

_Je n'y comprends rien,_ c'est le grand mot du jour. Ce mot est très sensé, s'il nous ramène à la cause première qui donne dans ce moment un si grand spectacle aux hommes: c'est une sottise, s'il n'exprime qu'un dépit ou un abattement stérile.

« Comment donc (s'écrie-t-on de tous côtés)? les hommes les plus coupables de l'univers triomphent de l'univers! Un régicide affreux a tout le succès que pouvaient en attendre ceux qui l'ont commis! La monarchie est engourdie dans toute l'Europe! ses ennemis trouvent des alliés jusque sur les trônes! Tout réussit aux méchants! les projets les plus gigantesques s'exécutent de leur part sans difficulté, tandis que le bon parti est malheureux et ridicule dans tout ce qu'il entreprend! L'opinion poursuit la fidélité dans toute l'Europe! Les premiers hommes d'État se trompent invariablement! les plus grands généraux sont humiliés! etc. »

Sans doute, car la première condition d'une révolution décrétée, c'est que tout ce qui pouvait la prévenir n'existe pas, et que rien ne réussisse à ceux qui veulent l'empêcher. Mais jamais l'ordre n'est plus visible, jamais la Providence n'est plus palpable, que lorsque l'action supérieure se substitue à celle de l'homme et agit toute seule. C'est ce que nous voyons dans ce moment.

Ce qu'il y a de plus frappant dans la révolution française, c'est cette force entraînante qui courbe tous les obstacles. Son tourbillon emporte comme une paille légère tout ce que la force humaine a su lui opposer: personne n'a contrarié sa marche impunément. La pureté des motifs a pu illustrer l'obstacle, mais c'est tout; et cette force jalouse, marchant invariablement à son but, rejette également Charette, Dumouriez et Drouet.

On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes ne la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse; et quoiqu'on puisse l'appliquer plus ou moins à toutes les grandes révolutions, cependant elle n'a jamais été plus frappante qu'à cette époque.

Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement. Ceux qui ont établi la république, l'ont fait sans le vouloir et sans savoir ce qu'ils faisaient; ils y ont été conduits par les événements: un projet antérieur n'aurait pas réussi.

Jamais Robespierre, Collot ou Barère, ne pensèrent à établir le gouvernement révolutionnaire et le régime de la terreur; ils y furent conduits insensiblement par les circonstances, et jamais on ne reverra rien de pareil. Ces hommes excessivement médiocres exercèrent, sur une nation coupable, le plus affreux despotisme dont l'histoire fasse mention, et sûrement ils étaient les hommes du royaume les plus étonnés de leur puissance.

Mais au moment même où ces tyrans détestables eurent comblé la mesure de crimes nécessaire à cette phase de la révolution, un souffle les renversa. Ce pouvoir gigantesque, qui faisait trembler la France et l'Europe, ne tint pas contre la première attaque; et comme il ne devait y avoir rien de grand, rien d'auguste dans une révolution toute criminelle, la Providence voulut que le premier coup fût porté par des _septembriseurs,_ afin que la justice même fût infâme (1).



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Texte produit par Denis Constales (dcons@world.std.com)