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Erckmann-Chatrian

Histoire d'un conscrit de 1813 (1864)

Mais il hochait la tête et disait :

"Ceux que tu n'as pas vus revenir sont morts, comme des centaines et des centaines de mille autres mourront, si le Bon Dieu n'a pas pitié de nous, car l'Empereur n'aime que la guerre. Il a déjà versé plus de sang pour donner des couronnes à ses frères, que notre grande Révolution pour gagner les Droits de l'Homme."

Nous nous remettions à l'ouvrage, et les réflexions de M. Goulden me donnaient terriblement à réfléchir.

Je boitais bien un peu de la jambe gauche, mais tant d'autres avec des défauts avaient reçu leur feuille de route tout de même !

Ces idées me trottaient dans la tête, et quand j'y pensais longtemps, j'en concevais un grand chagrin. Cela me paraissait terrible, non seulement parce que je n'aimais pas la guerre, mais encore parce que je voulais me marier avec ma cousine Catherine des Quatre-Vents. Nous avions été en quelque sorte élevés ensemble. On ne pouvait voir de fille plus fraîche, plus riante ; elle était blonde, avec de beaux yeux bleus, des joues roses et des dents blanches comme du lait ; elle approchait de ses dix-huit ans ; moi j'en avais dix-neuf, et la tante Margrédel paraissait contente de me voir arriver tous les dimanches de grand matin pour déjeuner et dîner avec eux.

Catherine et moi nous allions derrière, dans le verger ; nous mordions dans les mêmes pommes et dans les mêmes poires ; nous étions les plus heureux du monde.

C'est moi qui conduisais Catherine à la grand-messe et aux vêpres, et, pendant la fête, elle ne quittait pas mon bras et refusait de danser avec les autres garçons du village. Tout le monde savait que nous devions nous marier un jour ; mais, si j'avais le malheur de partir à la conscription, tout était fini. Je souhaitais d'être encore mille fois plus boiteux, car, dans ce temps, on avait d'abord pris les garçons, puis les hommes mariés, sans enfants, et malgré moi je pensais : "Est-ce que les boiteux valent mieux que les hommes mariés ? est-ce qu'on ne pourrait pas me mettre dans la cavalerie !" Rien que cette idée me rendait triste ; j'aurais déjà voulu me sauver.

Mais c'est principalement en 1812, au commencement de la guerre contre les Russes, que ma peur grandit. Depuis le mois de février jusqu'à la fin de mai, tous les jours nous ne vîmes passer que des régiments et des régiments : des dragons, des cuirassiers, des carabiniers, des hussards, des lanciers de toutes les couleurs, de l'artillerie, des caissons, des ambulances, des voitures, des vivres, toujours et toujours, comme une rivière qui coule et dont on ne voit jamais la fin.

Je me rappelle encore que cela commença par des grenadiers qui conduisaient de gros chariots attelés de boeufs Ces boeufs étaient à la place de chevaux, pour servir de vivres plus tard, quand on aurait usé les munitions. Chacun disait : "Quelle belle idée ! Quand les grenadiers ne pourront plus nourrir les boeufs, les boeufs nourriront les grenadiers." Malheureusement ceux qui disaient cela ne savaient pas que les boeufs ne peuvent faire que sept à huit lieues par jour, et qu'il leur faut sur huit jours de marche un jour de repos au moins ; de sorte que ces pauvres bêtes avaient déjà la corne usée, la lèvre baveuse, les yeux hors de la tête, le cou rivé dans les épaules, et qu'il ne leur restait plus que la peau et les os. Il en passa pendant trois semaines de cette espèce, tout déchirés de coups de baïonnette. La viande devint bon marché, car on abattait beaucoup de ces boeufs, mais peu de personnes en voulaient, la viande malade étant malsaine. Ils n'arrivèrent pas seulement à vingt lieues de l'autre côté du Rhin.

Après cela, nous ne vîmes plus défiler que des lances, des sabres et des casques. Tout s'engouffrait sous la porte de France, traversait la place d'Armes en suivant la grande route, et sortait par la porte d'Allemagne.

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Texte produit par Joël Surcouf (joel.surcouf@wanadoo.fr)