AIDE   TEXTES   AUTEURS   SOMMAIRE

Erckmann-Chatrian

Histoire d'un conscrit de 1813 (1864)

Mais lorsqu'il les voyait prendre le chemin de la rue, en donnant des poignées de main à droite et à gauche aux gens qui les reconnaissaient, sa figure changeait ; il s'essuyait les yeux avec son gros mouchoir à carreaux, en murmurant :

"C'est la pauvre vieille Annette qui va avoir du plaisir ! A la bonne heure, à la bonne heure ! il n'est pas fier celui-là, c'est un brave homme ; pourvu qu'un boulet ne l'enlève pas de sitôt !"

Les uns passaient comme honteux de reconnaître leur nid, les autres traversaient fièrement la ville, pour aller voir leur soeur ou leur cousine. Ceux-ci, tout le monde en parlait, on aurait dit que tout Phalsbourg portait leurs croix et leurs épaulettes ; les autres, on les méprisait autant et même plus que lorsqu'ils balayaient la grande route.

On chantait presque tous les mois des _Te Deum_ pour quelque nouvelle victoire, et le canon de l'arsenal tirait ses vingt et un coups, qui vous faisaient trembler le coeur. Dans les huit jours qui suivaient, toutes les familles étaient dans l'inquiétude, les pauvres vieilles femmes surtout attendaient une lettre ; la première qui venait, toute la ville le savait : "Une telle a reçu des nouvelles de Jacques ou de Claude !" et tous couraient pour savoir s'il ne disait rien de leur Joseph ou de leur Jean-Baptiste. Je ne parle pas des promotions, ni des actes de décès ; les promotions, chacun y croyait, il fallait bien remplacer les morts ; mais pour les actes de décès, les parents attendaient en pleurant, car ils n'arrivaient pas tout de suite ; quelquefois même ils n'arrivaient jamais, et les pauvres vieux espéraient toujours, pensant : "Peut-être que notre garçon est prisonnier... Quand la paix sera faite, il reviendra... Combien sont revenus qu'on croyait morts !"Seulement la paix ne se faisait jamais ; une guerre finie, on en commençait une autre. Il nous manquait toujours quelque chose, soit du côté de la Russie, soit du côté de l'Espagne ou ailleurs ; -- l'Empereur n'était jamais content.

Souvent, au passage des régiments qui traversaient la ville -- la grande capote retroussée sur les hanches, le sac au dos, les hautes guêtres montant jusqu'aux genoux et le fusil à volonté, allongeant le pas, tantôt couverts de boue, tantôt blancs de poussière --, souvent le père Melchior, après avoir regardé ce défilé, me demandait tout rêveur :

"Dis donc, Joseph, combien penses-tu que nous en avons vu passer depuis 1804 ?

-- Oh ! je ne sais pas, monsieur Goulden, lui disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille.

-- Oui... au moins ! faisait-il. Et combien en as-tu vu revenir ?"

Alors je comprenais ce qu'il voulait dire, et je lui répondais :

"Peut-être qu'ils rentrent par Mayence, ou par une autre route... Ça n'est pas possible autrement !"

Paragraphes précédents  21 ... 40  Paragraphes suivants  

Notice  Table  Recherche  Frequences  Texte Complet  

Texte produit par Joël Surcouf (joel.surcouf@wanadoo.fr)