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Denis Diderot

Lettre sur le commerce des livres

M. L'abbé Daguesseau, placé à la tête de la librairie, n'accorda jamais de privilège à d'autres qu'à ceux qui en étaient revêtus, sans un désistement exprès.

Le droit de privilège, une fois accordé, ne s'eteignit pas même à son expiration: l'effet en fut prolongé jusqu'à l'entière consommation des éditions.

Plusieurs arrêts, et spécialement celui du Conseil du 10 janvier prononça contre des libraires de Toulouse la confiscation de livres qu'ils avaient contrefaits après l'expiration des privilèges. Le motif de la confiscation fut qu'il se trouvait de ces livres en nombre dans les magasins des privilégiés, et ce motif, qui n'est pas le seul, est juste. Un commerçant n'est-il pas assez grevé par l'oisiveté de ses fonds qui restent en piles dans un magasin, sans que la concurrence d'un contrefacteur condamne ces piles à l'immobilité ou à la rame ? N'est-ce pas le privilégié qui a acquis le manuscrit de l'auteur et qui l'a payé ? Qui est-ce qui est propriétaire ? Qui est-ce qui l'est plus légitimement ? N'est-ce pas sous la sauvegarde qu'on lui a donnée, sous la protection dont il a le titre signé de la main du souverain, qu'il a consommé son entreprise ? S'il est juste qu'il jouisse, n'est-il pas injuste qu'il soit spolié et indécent qu'on le souffre ? Telles sont, monsieur, les lois établies sur les privilèges; c'est ainsi qu'elles se sont formées. Si on les a quelquefois attaquées, elles ont été constamment maintenues, si vous en exceptez une seule circonstance récente. Par un arrêt du 14 septembre 1761, le Conseil a accordé aux descendantes de notre immortel La Fontaine le privilège de ses Fables, Il est beau sans doute à un peuple d'honorer la mémoire de ses grands hommes dans leur postérité. C'est un sentiment trop noble, trop généreux, trop digne de moi, pour qu'on m'entende le blâmer. Le vainqueur de Thèbes respecta la maison de Pindare au milieu des ruines de la patrie de ce poète, et l'histoire a consacré ce trait aussi honorable au conquérant qu'aux lettres. Mais si Pindare, pendant sa vie, eût vendu sa maison à quelque Thébain, croyez-vous qu'Alexandre eût déchiré le contrat de vente et chassé le légitime propriétaire ? On a supposé que le libraire n'avait aucun titre de propriété, et je suis tout à fait disposé à le croire; il n'est pas d'un homme de mon état de plaider la cause du commerçant contre la postérité de l'auteur; mais il est d'un homme juste de reconnaître la justice et de dire la vérité même contre son propre intérêt; et ce serait peut-être le mien de ne pas ôter à mes enfants, à qui je laisserai moins encore de fortune que d'illustration, la triste ressource de dépouiller mon libraire quand je ne serai plus. Mais s'ils ont jamais la bassesse de recourir à l'autorité pour commettre cette injustice, je leur déclare qu'il faut que les sentiments que je leur ai inspirés soient tout à fait éteints dans leurs coeurs, puisqu'ils foulent aux pieds pour de l'argent tout ce qu'il y a de sacré dans les lois civiles sur la possession; que je me suis cru et que j'étais apparemment le maître de mes productions bonnes ou mauvaises, que je les ai librement, volontairement aliénées, que j'en ai reçu Ie prix que j'y mettais, et que le quartier de vigne ou l'arpent de pré que je serai forcé de distraire encore à l'héritage de mes pères, pour fournir à leur éducation, ne leur appartient pas davantage. Qu'ils voient donc le parti qu'ils ont à prendre. Il faut, ou me déclarer insensé au moment où je transigeais, ou s'accuser de l'injustice la plus criante.

Cette atteinte qui sapait l'état des libraires par ses fondements, répandit les plus vives alarmes dans tout le corps de ces commerçants. Les intéressés, qu'on spoliait en faveur des demoiselles La Fontaine, criaient que l'arrêt du Conseil n'avait été obtenu que sur un faux exposé. L'affaire semblait encore pendante à ce tribunal. Cependant on enjoignait par une espèce de règlement l'enregistrement de leur privilège à la chambre, nonobstant toute opposition. Cette circonstance acheva de déterminer la communauté, déjà disposée à faire des démarches par l'importance du fonds, à s'unir et à intervenir. On représenta que ce mépris de l'opposition était contraire à tout ce qui s'est jamais pratiqué pour les grâces du prince; qu'il ne les accorde que sauf le droit d'autrui; qu'elles n'ont de valeur qu'après l'enregistrement, qui suppose dans ceux à qui elles sont notifiées par cette voie l'examen le plus scrupuleux du préjudice qu'elles pourraient causer; que si, nonobstant cet examen des syndics et adjoints et la connaissance du tort que la bienveillance du souverain occasionnerait et les oppositions légitimes qui leur sont faites, ils passaient à l'enregistrement, ils iraient certainement contre l'intention du prince, qui n'a pas besoin et qui ne se propose jamais d'opprimer un de ses sujets pour en favoriser un autre; et que, dans le cas dont il s'agissait, il ôterait évidemment la propriété au possesseur pour la transférer au demandeur contre la maxime du droit. Franchement, monsieur, je ne sais ce qu'on peut répondre à ces représentations, et j'aime mieux croire qu'elles n'arrivent jamais aux oreilles du maître. C'est un grand malheur pour les souverains de ne pouvoir jamais entendre la vérité; c'est une cruelle satire de ceux qui les environnent que cette barrière impénétrable qu'ils forment autour de lui et qui l'en écarte. Plus je vieillis, plus je trouve ridicule de juger du bonheur d'un peuple par la sagesse de ses institutions. Eh ! à quoi servent ces institutions si sages, si elles ne sont pas observées ? Ce sont quelques belles lignes écrites pour l'avenir sur un feuillet de papier. Je m'étais proposé de suivre l'établissement des lois concernant les privilèges de la librairie depuis leur origine jusqu'au moment présent, et j'ai rempli cette première partie de ma tâche. Il me reste à examiner un peu plus strictement leur influence sur l'imprimerie, la librairie et la littérature, et ce que ces trois états auraient à gagner ou à perdre dans leur abolissent. Je me répéterai quelquefois, je reviendrai sur plusieurs points que j'ai touchés en passant, je serai plus long; mais peu m'importe pourvu que j'en devienne en même temps plus convaincant et plus clair. Il n'y a guère de magistrats, sans vous en excepter, monsieur, pour qui la matière ne soit toute neuve; mais vous savez, vous, que plus on a d'autorité, plus on a besoin de lumières. A présent, monsieur, que les faits vous sont connus, nous pouvons raisonner. Ce serait un paradoxe bien étrange, dans un temps où l'expérience et le bon sens concourent à démontrer que toute entrave est nuisible au commerce, que d'avancer qu'il n'y a que les privilèges qui puissent soutenir la librairie. Cependant rien n'est plus certain. Mais ne nous en laissons pas imposer par les mots. Ce titre odieux qui consiste à conférer gratuitement à un seul un bénéfice auquel tous ont une égale et juste prétention, voilà le privilège abhorré par le bon citoyen et le ministre éclairé. Reste à savoir si le privilège du libraire est de cette nature. Mais vous avez vu par ce qui précède combien cette idée serait fausse: le libraire acquiert par un acte un manuscrit; le ministère, par une permission, autorise la publication de ce manuscrit, et garantit à l'acquéreur la tranquillité de sa possession. Qu'est-ce qu'il y a en cela de contraire à l'intérêt général ? Que fait-on pour le libraire qu'on ne fasse pour tout autre citoyen ? Je vous demande, monsieur, si celui qui a acheté une maison n'en a pas la propriété et la jouissance exclusive; si, sous ce point de vue, tous les actes qui assurent à un particulier la possession fixe et constante d'un effet quel qu'il soit ne sont pas des privilèges exclusifs; si, sous prétexte que le possesseur est suffisamment dédommagé du premier prix de son acquisition, il serait licite de l'en dépouiller; si cette spoliation ne serait pas l'acte le plus violent de la tyrannie, si cet abus du pouvoir tendant à rendre toutes les fortunes chancelantes, toutes les hérédités incertaines, ne réduirait pas un peuple à la condition de serfs et ne remplirait pas un État de mauvais citoyens. Car il est constant pour tout homme qui pense que celui qui n'a nulle propriété dans l'État, ou qui n'y a qu'une propriété précaire, n'en peut jamais être un bon citoyen. En effet, qu'est-ce qui l'attacherait à une glèbe plutôt qu'à une autre ?

Le préjugé vient de ce qu'on confond l'état de libraire, la communauté des libraires, la corporation avec le privilège et le privilège avec le titre de possession, toutes choses qui n'ont rien de commun, non, rien, monsieur ! Eh ! détruisez toutes les communautés, rendez à tous les citoyens la liberté d'appliquer leurs facultés selon leur goût et leur intérêt, abolissez tous les privilèges, ceux même de la librairie, j'y consens; tout sera bien, tant que les lois sur les contrats de vente et d'acquisition subsisteront.

En Angleterre, il y a des marchands de livres et point de communauté de libraires; il y a des livres imprimés et point de privilèges; cependant le contrefacteur y est déshonoré comme un homme qui vole, et ce vol est poursuivi devant les tribunaux et puni par les lois. On contrefait en Écosse et en Irlande les livres imprimés en Angleterre; mais il est inouï qu'on ait contrefait à Cambridge ou à Oxford les livres imprimés à Londres. C'est qu'on ne connaît point là la différence de l'achat d'un champ ou d'une maison à l'achat d'un manuscrit, et en effet il n'y en a point, si ce n'est peut-être en faveur de l'acquéreur d'un manuscrit. C'est ce que je vous ai déjà insinué plus haut, ce que les associés aux _Fables_ de La Fontaine ont démontré dans leur mémoire, et je défie qu'on leur réponde. En effet, quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d'esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations; si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie; si ses propres pensées, les sentiments de son coeur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l'immortalise, ne lui appartient pas ? Quelle comparaison entre l'homme, la substance même de l'homme, son âme, et le champ, le pré, l'arbre ou la vigne que la nature offrait dans le commencement également à tous, et que le particulier ne s'est approprié que par la culture, le premier moyen légitime de possession ? Qui est plus en droit que l'auteur de disposer de sa chose par don ou par vente ? Or le droit du propriétaire est la vraie mesure du droit de l'acquéreur. Si je laissais à mes enfants le privilège de mes ouvrages, qui oserait les en spolier ? Si, forcé par leurs besoins ou par les miens d'aliéner ce privilège, je substituais un autre propriétaire à ma place, qui pourrait, sans ébranler tous les principes de la justice, lui contester sa propriété ? Sans cela, quelle serait la vile et misérable condition d'un littérateur ? Toujours en tutelle, on le traiterait comme un enfant imbécile dont la minorité ne cesse jamais. On sait bien que l'abeille ne fait pas le miel pour elle; mais l'homme a-t-il le droit d'en user avec l'homme comme il en use avec l'insecte qui fait le miel ?

Je le répète, l'auteur est maître de son ouvrage, ou personne dans la société n'est maître de son bien. Le libraire le possède comme il était possédé par l'auteur; il a le droit incontestable d'en tirer tel parti qui lui conviendra par des éditions réitérées. Il serait aussi insensé de l'en empêcher que de condamner un agriculteur à laisser son terrain en friche, ou un propriétaire de maison à laisser ses appartements vides.

Monsieur, le privilège n'est rien qu'une sauvegarde accordée par le souverain pour la conservation d'un bien dont la défense, dénuée de son autorité expresse, excéderait souvent la valeur. Étendre la notion du privilège de libraire au-delà de ces bornes, c'est se tromper, c'est méditer l'invasion la plus atroce, se jouer des conventions et des propriétés, léser iniquement les gens de lettres ou leurs héritiers ou leurs ayants cause, gratifier par une partialité tyrannique un citoyen aux dépens de son voisin, porter le trouble dans une infinité de familles tranquilles, ruiner ceux qui, sur la validité présumée d'après les règlements, ont accepté des effets de librairie dans des partages de succession, ou les forcer à rappeler à contribution leurs copartageants, justice qu'on ne pourrait leur refuser, puisqu'ils ont reçu ces biens sur l'autorité des lois qui en garantissaient la réalité; opposer les enfants aux enfants, les père et mère aux père et mère, les créanciers aux cessionnaires, et imposer silence à toute justice. Si une affaire de cette nature était portée au tribunal commun de la justice, si le libraire n'avait pas un supérieur absolu qui décide comme il lui plaît, quelle issue croyez-vous qu'elle aurait ? Tandis que je vous écrivais, j'ai appris qu'il y avait sur cet objet un mémoire imprimé d'un de nos plus célèbres jurisconsultes; c'est M. d'Hericourt. Je l'ai lu, et j'ai eu la satisfaction de voir que j'étais dans les mêmes principes que lui, et que nous en avions tiré l'un et l'autre les mêmes conséquences. Il n'est pas douteux que le souverain qui peut abroger des lois, lorsque les circonstances les ont rendues nuisibles, ne puisse aussi, par des raisons d'État, refuser la continuation d'un privilège; mais je ne pense pas qu'il y ait aucun cas imaginable où il ait le droit de la transférer ou de la partager. C'est la nature du privilège de la librairie méconnue, c'est la limitation de sa durée, c'est le nom même de privilège qui a exposé ce titre à la prévention générale et bien fondée qu'on a contre tout autre exclusif. S'il était question de réserver à un seul le droit inaliénable d'imprimer des livres en général, ou des livres sur une matière particulière, comme la théologie, la médecine, la jurisprudence ou l'histoire, ou des ouvrages sur un objet déterminé, tels que l'histoire d'un prince, le traité de l'oeil, du foie ou d'une autre maladie, la traduction d'un auteur spécifié, une science, un art; si ce droit était un acte de la volonté arbitraire du prince, sans aucun fondement légitime que son bon plaisir, sa puissance, sa force, ou la prédilection d'un mauvais père qui détournerait les yeux de dessus ses autres enfants pour les arrêter sur un seul, de tels privilèges seraient évidemment opposés au bien général, au progrès des connaissances et à l'industrie des commerçants.

Mais encore une fois, monsieur, ce n'est pas cela: il s'agit d'un manuscrit, d'un effet légitimement cédé, légitimement acquis, d'un ouvrage privilégié qui appartient à un seul acquéreur, qu'on ne peut transférer soit en totalité, soit en partie à un autre sans violence, et dont la propriété individuelle n'empêche point d'en composer et d'en publier à l'infini sur le même objet. Les privilégies de l'_Histoire de France_ de Mézeray n'ont jamais formé de prétention sur celles de Riencourt, de Marcel, du président Hénault, de Le Gendre, de Bossuet, de Daniel, de Velly. Les propriétaires du _Virgile_ de Catrou laissent en paix les possesseurs du _Virgile_ de La Landelle, de Lallemant et de l'abbé Desfontaines, et la jouissance permanente de ces effets n'a pas plus d'inconvénients que celle de deux prés ou de deux champs voisins assurée à deux particuliers différents. On vous criera aux oreilles: « Les intérêts des particuliers ne sont rien en concurrence avec l'intérêt du tout. » Combien il est facile d'avancer une maxime générale que personne n'ose contester ! mais qu'il est difficile et rare d'avoir toutes les connaissances de détail nécessaires pour en prévenir une fausse application ! Heureusement pour moi, monsieur, et pour vous, j'ai à peu près exercé la double profession d'auteur et de libraire, j'ai écrit et j'ai plusieurs fois imprimé pour mon compte, et je puis vous assurer, chemin faisant, que rien ne s'accorde plus mal que la vie active du commerçant et la vie sédentaire de l'homme de lettres. Incapables que nous sommes d'une infinité de petits soins, sur cent auteurs qui voudront débiter eux-mêmes leurs ouvrages, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui s'en trouveront mal et s'en dégoûteront. Le libraire peu scrupuleux croit que l'auteur court sur ses brisées. Lui qui jette les hauts cris quand on le contrefait, qui se tiendrait pour malhonnête homme s'il contrefaisait son confrère, se rappelle son état et ses charges que le littérateur ne partage point, et finit par le contrefaire. Les correspondants de province nous pillent impunément; le commerçant de la capitale n'est pas assez intéressé au débit de notre ouvrage pour le pousser. Si la remise qu'on lui accorde est forte, le profit de l'auteur s'évanouit; et puis tenir des livres de recette et de dépense, répondre, échanger, recevoir, envoyer, quelles occupations pour un disciple d'Homère ou de Platon ! Aux connaissances de la librairie que je dois à ma propre expérience, j'ai réuni celles que je tiens d'une longue habitude avec les libraires. Je les ai vus. Je les ai écoutés; et quoique ces commerçants, ainsi que tous les autres, aient aussi leurs petits mystères, ils laissent échapper dans une occasion ce qu'ils retiennent dans une autre; et vous pouvez attendre de moi, sinon des résultats rigoureux, du moins la sorte de précision qui vous est nécessaire. Il n'est pas question ici de partager un écu en deux. Un particulier qui prend l'état de libraire, s'il a quelque bien, se hâte de le placer dans l'acquisition de parts en différents livres d'un débit courant.

L'intervalle moyen de l'édition d'un bon livre à une autre peut s'évaluer à dix ans.

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Texte produit par Gianni Di Guiseppe