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Denis Diderot

Lettre sur le commerce des livres

Au milieu du tumulte des guerres civiles qui désolèrent le royaume sous les règnes des fils d'Henri Second, l'imprimerie, la librairie et les lettres, privées de la protection et de la bienfaisance des souverains, demeurèrent sans appui, sans ressources et presque anéanties; car qui est-ce qui a l'âme assez libre pour écrire, pour lire entre des épées nues ? Kerver, qui jouissait dès 1563 du privilège exclusif pour les _Usages romains_ réformés selon le concile de Trente, et qui en avait obtenu deux continuations de six années chacune, fut presque le seul en état d'entreprendre un ouvrage important. A la mort de Kerver, qui arriva en 1583, une compagnie de cinq libraires, qui s'accrut ensuite de quelques associés, soutenue de ce seul privilège, qui lui fut continué à diverses reprises dans le cours d'un siècle, publia un nombre d'excellents livres. C'est à ces commerçants réunis ou séparés que nous devons les ouvrages connus sous le titre de _la Navire_, ces éditions grecques qui honorent l'imprimerie française, dont on admire l'exécution, et parmi lesquelles, malgré les progrès de la critique et de la typographie, il en reste plusieurs qu'on recherche et qui sont de prix. Voilà des faits sur lesquels je ne m'étendrai point et que j'abandonne à vos réflexions. Cependant ce privilège des _Usages_ fut vivement revendiqué par le reste de la communauté, et il y eut différents arrêts qui réitérèrent la proscription de ces sortes de prorogations de privilèges. Plus je médite la conduite des tribunaux dans cette contestation, moins je me persuade qu'ils entendissent bien nettement l'état de la question. Il s'agissait de savoir si en mettant un effet en commun, on jetterait le corps entier de la librairie dans un état indigent, ou si en laissant la jouissance exclusive aux premiers possesseurs, on réserverait quelques ressources aux grandes entreprises; cela me semble évident. En prononçant contre les prorogations, le Parlement fut du premier avis; en les autorisant, le Conseil fut du second, et les associés continuèrent à jouir de leur privilège. Il y a plus. Je vous prie, monsieur, de me suivre. Le chancelier Séduire, homme de lettres et homme d'État, frappé de la condition misérable de la librairie, et convaincu que si la compagnie des _Usages_ avait tenté quelque entreprise considérable, c'était au bénéfice de son privilège qu'on le devait, loin de donner atteinte à cette ressource, imagina de l'étendre à un plus grand nombre d'ouvrages dont la possession sûre et continue pût accroître le courage avec l'aisance du commerçant, et voici le moment où la police de la librairie va faire un nouveau pas, et que les privilèges changent tout à fait de nature. Heureux si le titre odieux de privilège avait aussi disparu ! Ce n'était plus alors sur des manuscrits anciens et de droit commun que les éditions se faisaient; ils étaient presque épuisés, et l'on avait déjà publié des ouvrages d'auteurs contemporains qu'on avait crus dignes de passer aux nations éloignées et aux temps à venir, et qui promettaient au libraire plusieurs éditions. Le commerçant en avait traité avec le littérateur; en conséquence, il en avait sollicité en chancellerie les privilèges, et à l'expiration de ces privilèges leur prorogation ou renouvellement. L'accord entre le libraire et l'auteur contemporain se faisait alors comme aujourd'hui: l'auteur appelait le libraire et lui proposait son ouvrage; ils convenaient ensemble du prix, de la forme et des autres conditions. Ces conditions et ce prix étaient stipulés dans un acte sous seing privé par lequel l'auteur cédait à perpétuité et sans retour son ouvrage au libraire et à ses ayants cause. Mais, comme il importait à la religion, aux moeurs et au gouvernement qu'on ne publiât rien qui pût blesser ces objets respectables, le manuscrit était présenté au chancelier ou à son substitut, qui nommait un censeur de l'ouvrage, sur l'attestation duquel l'impression en était permise ou refusée. Vous imaginez sans doute que ce censeur devait être quelque personnage grave, savant, expérimenté, un homme dont la sagesse et les lumières répondissent à l'importance de sa fonction. Quoi qu'il en soit, si l'impression du manuscrit était permise, on délivrait au libraire un titre qui retint toujours le nom de privilège, qui l'autorisait à publier l'ouvrage qu'il avait acquis et qui lui garantissait, sous des peines spécifiées contre le perturbateur, la jouissance tranquille d'un bien dont l'acte sous seing privé, signé de l'auteur et de lui, lui transmettait la possession perpétuelle. L'édition publiée, il était enjoint au libraire de représenter son manuscrit qui seul pouvait constater l'exacte conformité de la copie et de l'original et accuser ou excuser le censeur.

Le temps du privilège était limité, parce qu'il en est des ouvrages ainsi que des lois, et qu'il n'y a peut-être aucune doctrine, aucun principe, aucune maxime dont il convienne également d'autoriser en tout temps la publicité.

Le temps du premier privilège expiré, si le commerçant en sollicitait le renouvellement, on le lui accordait sans difficulté. Et pourquoi lui en aurait-on fait ? Est-ce qu'un ouvrage n'appartient pas à son auteur autant que sa maison ou son champ ? Est-ce qu'il n'en peut aliéner à jamais la propriété ? Est-ce qu'il serait permis, sous quelque cause ou prétexte que ce fût, de dépouiller celui qui a librement substitué à son droit ? Est-ce que ce substitué ne mérite pas pour ce bien toute la protection que le gouvernement accorde aux propriétaires contre les autres sortes d'usurpateurs ? Si un particulier imprudent ou malheureux a acquis à ses risques et fortunes un terrain empeste, ou qui le devienne, sans doute il est du bon ordre de défendre à l'acquéreur de l'habiter; mais sain ou empesté, la propriété lui en reste, et ce serait un acte de tyrannie et d'injustice qui ébranlerait toutes les conventions des citoyens que d'en transférer l'usage et la propriété à un autre. Mais je reviendrai sur ce point qui est la base solide ou ruineuse de la propriété du libraire. Cependant en dépit de ces principes qu'on peut regarder comme les éléments de la jurisprudence sur les possessions et les acquisitions, le Parlement continua d'improuver par ses arrêts les renouvellements et prorogations de privilèges, sans qu'on en puisse imaginer d'autre raison que celle-ci: c'est que n'étant pas suffisamment instruit de la révolution qui s'était faite dans la police de la librairie et la nature des privilèges, l'épouvantail de l'exclusif le révoltait toujours. Mais le Conseil, plus éclairé, j'ose le dire, distinguant avec raison l'acte libre de l'auteur et du libraire, du privilège de la chancellerie, expliquait les arrêts du Parlement et en restreignait l'exécution aux livres anciens qu'on avait originairement publiés d'après des manuscrits communs, et continuait à laisser et à garantir aux libraires la propriété de ceux qu'ils avaient légitimement acquis d'auteurs vivants ou de leurs héritiers. Mais l'esprit d'intérêt n'est pas celui de l'équité. Ceux qui n'ont rien ou peu de chose sont tout prêts à céder le peu ou le rien qu'ils ont pour le droit de se jeter sur la fortune de l'homme aisé. Les libraires indigents et avides étendirent contre toute bonne foi les arrêts du Parlement à toutes sortes de privilèges, et se crurent autorisés à contrefaire indistinctement et les livres anciens et les livres nouveaux lorsque ces privilèges étaient expirés, alléguant selon l'occasion, ou la jurisprudence du Parlement, ou l'ignorance de la prorogation du privilège . De là une multitude de procès toujours jugés contre le contrefacteur, mais presque aussi nuisibles au gagnant qu'au perdant, rien n'étant plus contraire à l'assiduité que demande le commerce que la nécessité de poursuivre ses droits devant les tribunaux. Mais la conduite d'une partie de ces libraires qui, par l'attrait présent d'usurper une partie de la fortune de leurs confrères, abandonnait celle de leur postérité à l'usurpation du premier venu, ne vous paraît-elle pas bien étrange ? Vous conviendrez, monsieur, que ces misérables en usaient comme des gens dont les neveux et les petits-neveux étaient condamnés à perpétuité à être aussi pauvres que leurs aïeux. Mais j'aime mieux suivre l'histoire du code de la librairie et de l'institution des privilèges que de me livrer à des réflexions affligeantes sur la nature de l'homme. Pour étouffer ces contestations de libraires à libraires qui fatiguaient le Conseil et la chancellerie ', le magistrat défendit verbalement à la communauté de rien imprimer sans lettres-privilèges du grand sceau. La communauté, c'est-à-dire la partie misérable, fit des remontrances; mais le magistrat tint ferme; il étendit même son ordre verbal jusqu'aux livres anciens, et le Conseil, statuant en conséquence de cet ordre sur les privilèges et leurs continuations par lettres patentes du 20 décembre 1649, défendit d'imprimer aucun livre sans privilège du roi, donna la préférence au libraire qui aurait obtenu le premier des lettres de continuation accordées à plusieurs, proscrivit les contrefaçons, renvoya les demandes de continuations à l'expiration des privilèges, restreignit ces demandes à ceux à qui les privilèges auraient été premièrement accordés, permit à ceux-ci de les faire renouveler quand ils en aviseraient bon être, et voulut que toutes les lettres de privilèges et de continuations fussent portées sur le registre de la communauté que le syndic serait tenu de représenter à la première réquisition, pour qu'à l'avenir on n'en prétendît cause d'ignorance, et qu'il n'y eût aucune concurrence frauduleuse ou imprévue à l'obtention d'une même permission. Après cette décision, ne vous semble-t-il pas, monsieur, que tout devait être fini, et que le ministère avait pourvu, autant qu'il était en lui, à la tranquillité des possesseurs ? Mais la partie indigente et rapace de la communauté fit les derniers efforts contre les liens nouveaux qui arrêtaient ses mains. Vous serez peut-être surpris qu'un homme à qui vous ne refusez pas le titre de compatissant, s'élève contre les indigents. Monsieur, je veux bien faire l'aumône, mais je ne veux pas qu'on me vole; et si la misère excuse l'usurpation, où en sommes-nous ?

Le père du dernier des Estienne, qui avait plus de tête que de fortune et pas plus de fortune que d'équité, fut élevé tumultuairement à la qualité de syndic par la cabale des mécontents. Dans cette place, qui lui donnait du poids, il poursuivit et obtint différents arrêts du Parlement qui l'autorisaient à assigner en la cour ceux à qui il serait accordé des continuations de privilèges, et parmi ces arrêts, celui du 7 septembre 1657 défend en général de solliciter aucune permission de réimprimer, s'il n'y a dans l'ouvrage augmentation d'un quart.

Eh bien ! monsieur, connaissez-vous rien d'aussi bizarre ? J'avoue que je suis bien indigné de ces réimpressions successives qui réduisent en dix ans ma bibliothèque au quart de sa valeur; mais faut-il qu'on empêche par cette considération un auteur de corriger incessamment les fautes qui lui sont échappées, de retrancher le superflu, et de suppléer ce qui manque à son ouvrage ? Ne pourrait-on pas ordonner au libraire, à chaque réimpression nouvelle, de distribuer les additions, corrections, retranchements et changements à part ? Voilà une attention digne du magistrat, s'il aime vraiment les littérateurs, et des chefs de la librairie, s'ils ont quelque notion du bien public. Qu'on trouve une barrière à ce sot orgueil, à cette basse condescendance de l'auteur pour le libraire et au brigandage de celui-ci. N'est-il pas criant que pour une ligne de plus ou de moins, une phrase retournée, une addition de deux lignes, une note bonne ou mauvaise, on réduise presque à rien un ouvrage volumineux qui m'a coûté beaucoup d'argent ? Suis-je donc assez riche pour qu'on puisse multiplier à discrétion mes pertes et ma dépense ? Et que m'importe que les magasins du libraire se remplissent ou se vident, si ma bibliothèque dépérit de jour en jour, et s'il me ruine en s'enrichissant ? Pardonnez, monsieur, cet écart à un homme qui vous citerait vingt ouvrages de prix dont il a été obligé d'acheter quatre éditions différentes en vingt ans, et à qui, sous une autre police, il en aurait coûté la moitié moins pour avoir deux fois plus de livres. Après un schisme assez long, la communauté des libraires se réunit et fit le 27 août 1660 un résultat par lequel il fut convenu, à la pluralité des voix, que ceux qui obtiendront privilège ou continuation de privilège, même d'ouvrages publiés hors du royaume, en jouiront exclusivement. Mais quel pacte solide peut-il y avoir entre la misère et l'aisance ? Faut-il s'être pénétré de principes de justice bien sévères pour sentir que la contrefaçon est un vol ? Si un contrefacteur mettait sous presse un ouvrage dont le manuscrit lui eût coûté beaucoup d'argent et dont le ministère lui eût en conséquence accordé la jouissance exclusive, et se demandait à lui-même s'il trouverait bon qu'on le contrefît, que se répondrait-il ? Ce cas est si simple que je ne supposerai jamais qu'avec la moindre teinture d'équité, un homme en place ait eu d'autres idées que les miennes. Cependant les contrefaçons continuèrent, surtout dans les provinces où l'on prétextait l'ignorance des continuations accordées, et où l'on opposait les décisions du Parlement au témoignage de sa conscience. Les propriétaires poursuivaient les contrefacteurs, mais le châtiment qu'ils en obtinrent les dédommagea-t-il du temps et des sommes qu'ils avaient perdus et qu'ils auraient mieux employés ? Le Conseil, qui voyait sa prudence éludée, n'abandonna pas son plan. Combien la perversité des méchants met d'embarras aux choses les plus simples, et qu'il faut d'opiniâtreté et de réflexions pour parer a ces subterfuges ! M. d'Ormesson enjoignit à la communauté, le 8 janvier 1665, de proposer des moyens efficaces, si elle en connaissait, de terminer toutes les contestations occasionnées par les privilèges et les continuations de privilèges.

Estienne, cet antagoniste si zélé des privilégiés, avait changé de parti; on avait un certificat de sa main daté du 23 octobre 1664, que les privilèges des vieux livres et la continuation de privilèges des nouveaux étaient nécessaires à l'intérêt public. On produisit ce titre d'ignorance ou de mauvaise foi dans l'instance de Josse, libraire de Paris, contre Malassis, libraire de Rouen, contrefacteur du _Busée_ et du _Beuvelet_. Les communautés de Rouen et de Lyon étaient intervenues dans cette affaire; le Conseil jugea l'occasion propre à manifester positivement ses intentions: Malassis fut condamné aux peines portées par les règlements, et les dispositions des lettres patentes du 20 décembre 1649 furent renouvelées par un arrêt du 27 février 1665, qui enjoignit de plus à ceux qui se proposeraient d'obtenir des continuations de privilèges de les solliciter un an avant l'expiration, et déclara qu'on ne pourrait demander aucune lettre de privilège ou de continuation pour imprimer les auteurs anciens, à moins qu'il n'y eût augmentation ou correction considérable, et que les continuations de privilèges seraient signifiées à Lyon, Rouen, Toulouse, Bordeaux et Grenoble, signification qui s'est rarement faite. Chaque libraire, soit de Paris, soit de province, étant tenu à l'enregistrement de ses privilèges et continuations à la chambre syndicale de Paris, le syndic a, par ce moyen, connaissance des privilèges et continuations antérieurement accordés; et cet officier peut toujours refuser l'enregistrement des privilèges et des continuations postérieurs et en donner avis aux intéressés, sur l'opposition desquels le poursuivant se désiste, ou procède au Conseil.



Voilà donc l'état des privilèges devenu constant, et les possesseurs de manuscrits acquis des auteurs obtenant une permission de publier dont ils sollicitent la continuation autant de fois qu'il convient à leur intérêt, et transmettant leurs droits à d'autres à titre de vente, d'hérédité ou d'abandon, comme on l'avait pratiqué dans la compagnie des _Usages_ pendant un siècle entier.

Ce dernier règlement fut d'autant plus favorable à la librairie que, les évêques commençant à faire des _Usages_ particuliers pour leurs diocèses, les associés pour l'_Usage romain_, qui cessait d'être universel, se séparèrent, laissèrent aller à l'étranger cette branche de commerce qui les avait soutenus si longtemps avec une sorte de distinction, et furent obligés, par les suites d'une spéculation mal entendue, de se pourvoir de ces mêmes livres d'_Usages_ auprès de ceux qu'ils en fournissaient auparavant; mais les savants qui illustrèrent le siècle de Louis XIV rendirent cette perte insensible.

Comptez un peu, monsieur, sur la parole d'un homme qui a examiné les choses de près. Ce fut aux ouvrages de ces savants, mais plus encore peut-être à la propriété des acquisitions et à la permanence inaltérable des privilèges, qu'on dut les cinquante volumes in-folio et plus de la collection des _Pères de l'Église_ par les révérends pères bénédictins, les vingt volumes in-folio des _Antiquités_ du père de Montfaucon, les quatorze volumes in-folio de Martène, l'_Hippocrate_ de Chartier grec et latin, en neuf volumes in-folio, les six volumes in-folio du _Glossaire_ de Ducange, les neuf volumes in-folio de l'_Histoire généalogique_, les dix volumes in- folio de Cujas, les cinq volumes in-folio de Dumoulin, les belles éditions du Rousseau, du Molière, du Racine, en un mot tous les grands livres de théologie, d'histoire, d'érudition, de littérature et de droit. En effet, sans les rentrées journalières d'un autre fonds de librairie, comment aurait-on formé ces entreprises hasardeuses ? Le mauvais succès d'une seule a quelquefois suffi pour renverser la fortune la mieux assurée; et sans la sûreté des privilèges qu'on accordait, et pour ces ouvrages pesants, et pour d'autres dont le courant fournissait à ces tentatives, comment auront-on osé s'y livrer quand on l'aurait pu ? Le Conseil, convaincu par expérience de la sagesse de ses règlements, les soutint et les a soutenus jusqu'à nos jours par une continuité d'arrêts qui vous sont mieux connus qu'à moi.

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Texte produit par Gianni Di Guiseppe