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Stendhal

Mémoires d'un touriste (Voyage en Bretagne et en Normandie) (1838)


On pense bien que je n'ai pas écrit hier soir toutes ces pages de mon journal, j'étais mort de fatigue en revenant du spectacle et du café à minuit et demi.

Ce matin, dès six heures, j'ai été réveillé par tous les habits de la maison que les domestiques battaient devant ma porte à grands coups de baguette, et en sifflant à tue-tête. Je m'étais cependant logé au second, dans l'espoir d'éviter le tapage. Mais les provinciaux sont toujours les mêmes; c'est en vain qu'on espère leur échapper. Ma chambre a des meubles magnifiques, je la paye trois francs par jour; mais, dès six heures du matin, on m'éveille de la façon la plus barbare. Comme en sortant je disais au premier valet de chambre, d'un air fort doux, que peut-être l'on pourrait avoir une pièce au rez-de-chaussée pour battre les habits, il m'a fait des yeux atroces et n'a pas répondu, et, en vrai Français, il m'en voudra toute sa vie de ce qu'il n'a rien trouvé à me dire.

Heureusement notre correspondant de cette ville est un ancien Vendéen; c'est encore un soldat, et ce n'est point un marchand. Il a vu le brave Cathelineau, pour lequel j'avoue que j'ai un faible; il m'a dit que le portrait lithographié que je venais d'acheter ne lui ressemble en aucune façon. C'est avec beaucoup de plaisir que j'ai accepté son invitation à dîner pour ce soir.

Plein de ces idées de guerre civile, à peine mes affaires expédiées, je suis allé voir la cachette de madame la duchesse de Berry: c'est dans une maison près de la citadelle. Il est étonnant qu'on n'ait pas trouvé plus tôt l'héroïque princesse; il suffisait de mesurer la maison par-dehors et par-dedans, comme les soldats français le faisaient à Moscou pour trouver les cachettes. Sur plusieurs parties de la forteresse, j'ai remarqué des croix de Lorraine.

Je suis monté à la promenade qui est tout près, et qui domine la citadelle et le cours de la Loire. Le coup d'oeil est assez bien. Assis sur un banc voisin du grand escalier qui descend vers la Loire, je me rappelais les incidents de la longue prison que subit en ce lieu le fameux cardinal de Retz, l'homme de France qui, à tout prendre, a eu le plus d'esprit. On ne sent pas comme chez Voltaire des idées courtes, et il ose dire les choses difficiles à exprimer.

Je me rappelais son projet d'enlever sa cousine, la belle Marguerite de Retz: il voulait passer avec elle en Hollande, qui était alors le lieu de refuge contre le pouvoir absolu du roi de France. « Mademoiselle de Retz avait les plus beaux yeux du monde, dit le cardinal (1) [1. Page 17, édition Michaud, 1837.]; mais ils n'étaient jamais si beaux que quand ils mouraient, et je n'en ai jamais vu à qui la langueur donnât tant de grâces. Un jour que nous dînions ensemble chez une dame du pays, en se regardant dans un miroir qui était dans la ruelle, elle montra tout ce que la morbidezza des Italiennes a de plus tendre, de plus animé et de plus touchant. Mais par malheur elle ne prit pas garde que Palluau, qui a été depuis le maréchal de Clérambault, était au point de vue du miroir », etc.

Ce regard si tendre observé par un homme d'esprit donna des soupçons si décisifs, _car ce regard ne pouvait pas être un original_, que le père du futur cardinal se hâta de l'enlever et le ramena à Paris.

J'ai passé deux heures sur cette colline. Il y a là plusieurs rangs d'arbres et des statues au-dessous de la critique. Dans le bas, vers la Loire, j'ai remarqué deux ou trois maisons qu'une ville aussi riche et aussi belle que Nantes n'aurait pas dû laisser bâtir. Mais les échevins qui administrent nos villes ne sont pas forts pour le _beau_, voyez ce qu'ils laissent faire sur le boulevard à Paris! En Allemagne, les plus petites villes présentent des aspects charmants; elles sont ornées de façon à faire envie au meilleur architecte, et cela sans murs, sans constructions, sans dépenses extraordinaires, uniquement avec du soleil et des arbres: c'est que les Allemands ont de l'âme. Leur peinture par M. Cornélius n'est pas bonne, mais ils la sentent avec enthousiasme; pour nous, nous tâchons de comprendre la nôtre à grand renfort d'esprit.

Les arbres de 1a promenade de Nantes sont chétifs; on voit que la terre ne vaut rien. Je vais écrire une idée qui ferait une belle horreur aux échevins de Nantes, si jamais elle passait sous leurs yeux. Ouvrir de grandes tranchées de dix pieds de profondeur dans les contre-allées de leur promenade, et les remplir avec d'excellent terreau noir que l'on irait chercher sur les bords de la Loire.

Le long de cette promenade, au levant, règne une file de maisons qui pourraient bien être tout à fait à la mode pour l'aristocratie du pays: elles réunissent les deux grandes conditions, elles sont nobles et tristes. Elles ont d'ailleurs le meilleur air dans le sens physique du mot. J'ai suivi l'allée d'arbres jusqu'à l'extrémité opposée à la Loire, je suis arrivé à une petite rivière large comme la main, sur laquelle il y avait un bateau à vapeur en fonctions. On m'a dit que cette rivière s'appelait l'_Erdre_: j'en suis ravi; voilà une rime pour le mot _perdre_, que l'on nous disait au collège n'en point avoir.

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Texte produit par Daniel Durosay (durosay@u-paris10.fr)