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Cyrano de Bergerac

Voyage dans la Lune & Histoire comique des etats et empires du Soleil

Je la cherchai longtemps cependant, mais enfin je la trouvai au milieu de la place de Québec, comme on y mettait le feu. La douleur de rencontrer l'oeuvre de mes mains en un si grand péril me transporta tellement, que je courus saisir le bras du soldat qui y allumait le feu. Je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux dans ma machine pour briser l'artifice dont elle était environnée ; mais j'arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds que me voilà enlevé dans la nue.

L'horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m' arriva en cet instant. Car dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées, qu'on avait disposées six à six, par le moyen d'une amorce qui bordait chaque demi-douzaine, un autre étage s'embrasait, puis un autre ; en sorte que le salpêtre prenant feu, éloignait le péril en le croissant. La matière toutefois étant usée fit que l'artifice manqua ; et lorsque je ne songeais plus qu'à laisser ma tête sur celle de quelques montagnes, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuer, et ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre.

Cette aventure extraordinaire me gonfla le coeur d'une joie si peu commune, que ravi de me voir délivré d'un danger assuré, j'eus l'imprudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchais des yeux et de la pensée ce qui en pouvait être la cause, j'aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m'étais enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement ; je connus qu'étant alors en décours, et la lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux, elle buvait celle dont je m'étais enduit avec d'autant plus de force que son globe était plus proche de moi, et que l'interposition des nuées n'en affaiblissait point la vigueur.

Quand j'eus percé, selon le calcul que j'ai fait depuis, beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la terre d'avec la lune, je me vis tout d'un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon. Encore ne m'en fussé-je pas aperçu, si je n'eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombais pas vers notre monde ; car encore que je me trouvasse entre deux lunes, et que je remarquasse fort bien que je m'éloignais de l'une à mesure que je m'approchais de l'autre, j'étais assuré que la plus grande était notre globe ; pour ce qu'au bout d'un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m'avait plus paru que comme une grande plaque d'or ; cela me fit imaginer que je baissais vers la lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n'avais commencé de choir qu'après les trois quarts du chemin. « Car, disais-je en moi- même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d'étendue, et que par conséquent, j'aie senti plus tard la force de son centre. »

Enfin, après avoir été fort longtemps à tomber, à ce que je préjugeai (car la violence du précipice m'empêchait de le remarquer), le plus loin dont je me souviens c'est que je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j 'avais éclatées par ma chute, et le visage mouillé d'une pomme qui s'était écachée contre.

Par bonheur, ce lieu-là était comme vous le saurez bientôt, Le Paradis terrestre, et l'arbre sur lequel je tombai se trouva justement l'Arbre de vie. Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce hasard, je serais mille fois mort. J'ai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire assure qu'en se précipitant d'un lieu fort haut, on est étouffé auparavant de toucher la terre ; et j'ai conclu de mon aventure qu'il en avait menti ; ou bien qu'il fallait que le jus énergique de ce fruit, qui m'avait coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui n'était pas loin de mon cadavre, encore tout tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie.

En effet, sitôt que je fus à terre ma douleur s'en alla avant même de se peindre en ma mémoire ; et la faim, dont pendant mon voyage j'avais été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en sa place qu'un léger souvenir de l'avoir perdue.

A peine quand je fus relevé, eus-je observé la plus large de quatre grandes rivières qui forment un lac en la bouchant, que l'esprit ou l'âme invisible des simples qui s'exhalent sur cette contrée me vînt réjouir l'odorat ; et je connus que les cailloux n'y étaient ni durs ni raboteux ; et qu'ils avaient soin de s'amollir quand on marchait dessus. Je rencontrai d'abord une étoile de cinq avenues, dont les arbres par leur excessive hauteur semblaient porter au ciel un parterre de haute futaie. En promenant mes yeux de la racine au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu'au pied, je doutais si la terre les portait, ou si eux-mêmes ne portaient point la terre pendue à leurs racines ; leur front superbement élevé semblait aussi plier comme par force sous la pesanteur des globes célestes dont on dirait qu'ils ne soutiennent la charge qu'en gémissant ; leurs bras tendus vers le ciel témoignaient en l'embrassant demander aux astres la bénignité toute pure de leurs influences, et les recevoir auparavant qu'elles aient rien perdu de leur innocence, au lit des éléments.

Là, de tous côtés, les fleurs, sans avoir eu d'autre jardinier que la nature, respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu'elle réveille et satisfait l'odorat ; là l'incarnat d'une rose sur l'églantier, et l'azur éclatant d'une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger qu'elles sont toutes deux plus belles l'une que l'autre ; là le printemps compose toutes les saisons ; là ne germe point de plante vénéneuse que sa naissance ne trahisse sa conservation ; là les ruisseaux par un agréable murmure racontent leurs voyages aux cailloux ; là mille petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs mélodieuses chansons ; et la trémoussante assemblée de ces divins musiciens est si générale, qu'il semble que chaque feuille dans le bois ait pris la langue et la figure d'un rossignol ; et même l'écho prend tant de plaisir à leurs airs, qu'on dirait à les lui entendre répéter qu'elle ait envie de les apprendre. A côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures que le printemps attache à cent petites fleurs en égare les nuances l'une dans l'autre avec une si agréable confusion qu'on ne sait si ces fleurs, agitées par un doux zéphyr, courent plutôt après elles-mêmes qu'elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre.

On prendrait même cette prairie pour un océan, à cause qu'elle est comme une mer qui n'offre point de rivage, en sorte que mon oeil, épouvanté d'avoir couru si loin sans découvrir le bord, lui envoyait vivement ma pensée ; et ma pensée, doutant que ce fût l'extrémité du monde, se voulait persuader que des lieux si charmants avaient peut- être forcé le ciel de se joindre à la terre. Au milieu d'un tapis si vaste et si plaisant, court à bouillons d'argent une fontaine rustique qui couronne ses bords, d'un gazon émaillé de bassinets, de violettes, et de cent autres petites fleurs, qui semblent se presser à qui s'y mirera la première : elle est encore au berceau, car elle ne vient que de naître et sa face jeune et polie ne montre pas seulement une ride. Les grands cercles, qu'elle promène, en revenant mille fois sur soi-même montrent que c'est bien à regret qu'elle sort de son pays natal ; et comme si elle eût été honteuse de se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa en murmurant ma main qui la voulait toucher. Les animaux qui s'y venaient désaltérer, plus raisonnables que ceux de notre monde, témoignaient être surpris de voir qu'il faisait grand jour vers l'horizon, pendant qu'ils regardaient le soleil aux antipodes, et n'osaient se pencher sur le bord de crainte qu'ils avaient de tomber au firmament

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Texte produit par Jean-Paul Bret (jpbret@dialup.francenet.fr)