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Alphonse Allais

A se tordre

- Il va bien, monsieur, je vous remercie.
- Et ta maman, ta petite soeur, tes petits frères ?
- Tout le monde va bien, monsieur, je vous remercie. Le Cocu a eu la rougeole cet hiver, mais il est tout à fait guéri maintenant... et puis, la semaine dernière, maman a accouché d'un petit juge de paix.


FERDINAND

Les bêtes ont-elles une âme ? Pourquoi n'en auraient-elles pas ? J'ai rencontré, dans la vie, une quantité considérable d'hommes, dont quelques femmes, bêtes comme des oies, et plusieurs animaux pas beaucoup plus idiots que bien des électeurs.
Et même - je ne dis pas que le cas soit très fréquent - j'ai personnellement connu un canard qui avait du génie.
Ce canard, nommé Ferdinand, en l'honneur du grand Français, était né dans la cour de mon parrain, le marquis de Belveau, président du comité d'organisation de la Société générale d'affichage dans les tunnels.
C'est dans la propriété de mon parrain que je passais toutes mes vacances, mes parents exerçant une industrie insalubre dans un milieu confiné.
(Mes parents - j'aime mieux le dire tout de suite, pour qu'on ne les accuse pas d'indifférence à mon égard - avaient établi une raffinerie de phosphore dans un appartement du cinquième étage, rue des Blancs-Manteaux, composé d'une chambre, d'une cuisine et d'un petit cabinet de débarras, servant de salon.)
Un véritable éden, la propriété de mon parrain ! Mais c'est surtout la basse-cour où je me plaisais le mieux, probablement parce que c'était l'endroit le plus sale du domaine.
Il y avait là, vivant dans une touchante fraternité, un cochon adulte, des lapins de tout âge, des volailles polychromes et des canards à se mettre à genoux devant, tant leur ramage valait leur plumage.
Là, je connus Ferdinand, qui, à cette époque, était un jeune canard dans les deux ou trois mois. Ferdinand et moi, nous nous plûmes rapidement.
Dès que j'arrivais, c'étaient des coincoins de bon accueil, des frémissements d'ailes, toute une bruyante manifestation d'amitié qui m'allait droit au coeur.
Aussi l'idée de la fin prochaine de Ferdinand me glaçait-elle le coeur de désespoir.
Ferdinand était fixé sur sa destinée, conscius sui fati. Quand on lui apportait dans sa nourriture des épluchures de navets ou des cosses de petits pois, un rictus amer crispait les commissures de son bec, et comme un nuage de mort voilait d'avance ses petits yeux jaunes.
Heureusement que Ferdinand n'était pas un canard à se laisser mettre à la broche comme un simple dindon : " Puisque je ne suis pas le plus fort, se disait-il, je serai le plus malin ", et il mit tout en oeuvre pour ne connaître jamais les hautes températures de la rôtissoire ou de la casserole.
Il avait remarqué le manège qu'exécutait la cuisinière, chaque fois qu'elle avait besoin d'un sujet de la basse-cour. La cruelle fille saisissait l'animal, le soupesait, le palpait soigneusement, pelotage suprême !

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Texte produit par Serge Thiriet (sthiriet@spectacle.net)