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Pierre Duhem

La théorie physique, son objet, sa structure (1906)

L'explication que les théories acoustiques donnent des lois expérimentales qui régissent les phénomènes sonores atteint la certitude ; les mouvements auxquels elles attribuent ces phénomènes, elles peuvent, dans un grand nombre de cas, nous les faire voir de nos yeux, nous les faire toucher du doigt.

Le plus souvent, la théorie physique ne peut atteindre ce degré de perfection ; elle ne peut se donner pour une explication certaine des apparences sensibles ; la réalité qu'elle proclame résider sous ces apparences, elle ne peut la rendre accessible à nos sens ; elle se contente alors de prouver que toutes nos perceptions se produisent comme si la réalité était ce qu'elle affirme ; une telle théorie est une explication hypothétique .

Prenons, par exemple, l'ensemble des phénomènes observés par le sens de la vue ; l'analyse rationnelle de ces phénomènes nous amène à concevoir certaines notions abstraites et générales exprimant les caractères que nous retrouvons en toute perception lumineuse : couleur simple ou complexe, éclat, etc. Les lois expérimentales de l'optique nous font connaître des rapports fixes entre ces notions abstraites et générales et d'autres notions analogues ; une loi, par exemple, relie l'intensité de la lumière jaune réfléchie par une lame mince à l'épaisseur de cette lame et à l'angle d'incidence des rayons qui l'éclairent.

De ces lois expérimentales, la théorie vibratoire de la lumière donne une explication hypothétique. Elle suppose que tous les corps que nous voyons, que nous sentons, que nous pesons, sont plongés dans un milieu, inaccessible à nos sens et impondérable, qu'elle nomme éther ; à cet éther, elle attribue certaines propriétés mécaniques ; elle admet que toute lumière simple est une vibration transversale, très petite et très rapide, de cet éther, que la fréquence et l'amplitude de cette vibration caractérisent la couleur de cette lumière et son éclat ; et, sans pouvoir nous faire percevoir l'éther, sans nous mettre à même de constater de visu le va-et-vient de la vibration lumineuse, elle s'efforce de prouver que ses postulats entraîneraient des conséquences conformes de tout point aux lois que nous fournit l'optique expérimentale.

§ II. -- Selon l'opinion précédente, la Physique théorique est subordonnée à la Métaphysique.

Si une théorie physique est une explication, elle n'a pas atteint son but tant qu'elle n'a pas écarté toute apparence sensible pour saisir la réalité physique. Par exemple, les recherches de Newton sur la dispersion de la lumière nous ont appris à décomposer la sensation que nous fait éprouver un éclairement tel que celui qui émane du soleil ; elles nous ont enseigné que cet éclairement est complexe, qu'il se résout en un certain nombre d'éclairements plus simples, doués, chacun, d'une couleur déterminée et invariable ; mais ces éclairements simples ou monochromatiques sont les représentations abstraites et générales de certaines sensations ; ce sont des apparences sensibles ; nous avons dissocié une apparence compliquée en d'autres apparences plus simples ; mais nous n'avons pas atteint des réalités, nous n'avons pas donné une explication des effets colorés, nous n'avons pas construit une théorie optique.

Ainsi donc, pour juger si un ensemble de propositions constitue ou non une théorie physique il nous faut examiner si les notions qui relient ces propositions expriment, sous forme abstraite et générale, les éléments qui constituent réellement les choses matérielles ; ou bien si ces notions représentent seulement les caractères universels de nos perceptions.

Pour qu'un tel examen ait un sens, pour qu'on puisse se proposer de le faire, il faut, tout d'abord, qu'on regarde comme certaine cette affirmation : Sous les apparences sensibles que nous révèlent nos perceptions, il y a une réalité, distincte de ces apparences.

Ce point accordé, hors duquel la recherche d'une explication physique ne se concevrait pas, il n'est pas possible de reconnaître qu'on a atteint une semblable explication, tant qu'on n'a pas répondu à cette autre question : Quelle est la nature des éléments qui constituent la réalité matérielle ?

Or, ces deux questions :

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Texte produit par Jean-François Jobidon (m101604@er.uqam.ca)