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Gottfried Wilhelm Leibnitz

Essai de théodicée - Préface et abrégé

ESSAIS DE THÉODICÉE
PRÉFACE

On a vu de tout temps que le commun des hommes a mis la dévotion dans les formalités: la solide piété, c'est-à-dire la lumière et la vertu, n'a jamais été le partage du grand nombre. Il ne faut point s'en étonner, rien n'est si conforme à la faiblesse humaine; nous sommes frappés par l'extérieur, et l'interne demande une discussion, dont peu de gens se rendent capables. Comme la véritable piété consiste dans les sentiments et dans la pratique, les formalités de dévotion l'imitent, et sont de deux sortes; les unes reviennent aux cérémonies de la pratique, et les autres aux formulaires de la croyance. Les cérémonies ressemblent aux actions vertueuses, et les formulaires sont comme des ombres de la vérité, et approchent plus ou moins de la pure lumière. Toutes ces formalités seraient louables, si ceux qui les ont inventées les avaient rendues propres à maintenir et à exprimer ce qu'elles imitent; si les cérémonies religieuses, la discipline ecclésiastique, les règles des communautés, les lois humaines, étaient toujours comme une haie à la loi divine, pour nous éloigner des approches du vice, nous accoutumer au bien, et pour nous rendre la vertu familière. C'était le but de Moïse et d'autres bons législateurs, des sages fondateurs des ordres religieux, et surtout de Jésus-Christ, divin fondateur de la religion la plus pure et la plus éclairée. Il en est autant des formulaires de créance; ils seraient passables, s'il n'y avait rien qui ne fût conforme à la vérité salutaire, quand même toute la vérité dont il s'agit n'y serait pas. Mais il n'arrive que trop souvent que la dévotion est étouffée par des façons, et que la lumière divine est obscurcie par les opinions des hommes.

Les païens, qui remplissaient la terre avant l'établissement du christianisme, n'avaient qu'une seule espèce de formalités; ils avaient des cérémonies dans leur culte, mais ils ne connaissaient point d'articles de foi, et n'avaient jamais songé à dresser des formulaires de leur théologie dogmatique. Ils ne savaient point si leurs dieux étaient de vrais personnages, ou des symboles des puissances naturelles, comme du soleil, des planètes, des éléments. Leurs mystères ne consistaient point dans des dogmes difficiles, mais dans certaines pratiques secrètes, où les profanes, c'est-à-dire ceux qui n'étaient point initiés, ne devaient jamais assister. Ces pratiques étaient bien souvent ridicules et absurdes, et il fallait les cacher pour les garantir du mépris. Les païens avaient leurs superstitions, ils se vantaient de miracles; tout était plein chez eux d'oracles, d'augures, de présages, de divinations; les prêtres inventaient des marques de la colère ou de la bonté des dieux, dont ils prétendaient être les interprètes. Cela tendait à gouverner les esprits par la crainte et par l'espérance des événements humains: mais le grand avenir d'une autre vie n'était guère envisagé, on ne se mettait point en peine de donner aux hommes de véritables sentiments de Dieu et de l'âme.

De tous les anciens peuples, on ne connaît que les Hébreux qui aient eu des dogmes publics de leur religion. Abraham et Moïse ont établi la croyance d'un seul Dieu, source de tout bien, auteur de toutes choses. Les Hébreux en parlent d'une manière très digne de la souveraine substance, et on est surpris de voir des habitants d'un petit canton de la terre plus éclairés que le reste du genre humain. Les sages d'autres nations en ont peut-être dit autant quelquefois, mais ils n'ont pas eu le bonheur de se faire suivre assez et de faire passer le dogme en loi. Cependant Moïse n'avait point fait entrer dans ses lois la doctrine de l'immortalité des âmes: elle était conforme à ses sentiments, elle s'enseignait de main en main, mais elle n'était point autorisée d'une manière populaire; jusqu'à ce que Jésus-Christ leva le voile, et sans avoir la force en main, enseigna avec toute la force d'un législateur que les âmes immortelles passent dans une autre vie, où elles doivent recevoir le salaire de leurs actions. Moïse avait déjà donné les belles idées de la grandeur et de la bonté de Dieu, dont beaucoup de nations civilisées conviennent aujourd'hui: mais Jésus Christ en établissait toutes les conséquences, et il faisait voir que la bonté et la justice divines éclatent parfaite ment dans ce que Dieu prépare aux âmes. Je n'entre point ici dans les autres points de la doctrine chrétienne, et je fais seulement voir comment Jésus-Christ acheva de faire passer la religion naturelle en loi, et de lui donner l'autorité d'un dogme public. Il fit lui seul ce que tant de philosophes avaient en vain tâché de faire; et les chrétiens ayant enfin eu le dessus dans l'empire romain, maître de la meilleure partie de la terre connue, la religion des sages devint celle des peuples. Mahomet, depuis, ne s'écarta point de ces grands dogmes de la théologie naturelle: ses sectateurs les répandirent même parmi les nations les plus reculées de l'Asie et de l'Afrique où le christianisme n'avait point été porté; et ils abolirent en bien des pays les superstitions païennes, contraires à la véritable doctrine de l'unité de Dieu, et de l'immortalité des âmes.

L'on voit que Jésus-Christ, achevant ce que Moïse avait commencé, a voulu que la divinité fût l'objet, non seulement de notre crainte et de notre vénération, mais encore de notre amour et de notre tendresse. C'était rendre les hommes bienheureux par avance, et leur donner ici-bas un avant-goût de la félicité future. Car il n'y a rien de si agréable que d'aimer ce qui est digne d'amour. L'amour est cette affection qui nous fait trouver du plaisir dans les perfections de ce qu'on aime, et il n'y a rien de plus parfait que Dieu, ni rien de plus charmant. Pour l'aimer, il suffit d'en envisager les perfections; ce qui est aisé, parce que nous trouvons en nous leurs idées. Les perfections de Dieu sont celles de nos âmes, mais il les possède sans bornes; il est un océan, dont nous n'avons reçu que des gouttes: il y a en nous quelque puissance, quelque connaissance, quelque bonté; mais elles sont tout entières en Dieu. L'ordre, les proportions, l'harmonie nous enchantent, la peinture et la musique en sont des échantillons; Dieu est tout ordre, il garde toujours la justesse des proportions, il fait l'harmonie universelle: toute la beauté est un épanchement de ses rayons.

Il s'ensuit manifestement que la véritable piété, et même la véritable félicité, consiste dans l'amour de Dieu, mais dans un amour éclairé, dont l'ardeur soit accompagnée de lumière. Cette espèce d'amour fait naître ce plaisir dans les bonnes actions qui donne du relief à la vertu, et rapportant tout à Dieu, comme au centre, transporte l'humain au divin. Car en faisant son devoir, en obéissant à la raison, on remplit les ordres de la suprême raison, on dirige toutes ses intentions au bien commun qui n'est point différent de la gloire de Dieu; l'on trouve qu'il n'y a point de plus grand intérêt particulier que d'épouser celui du général, et on se satisfait à soi-même en se plaisant à procurer les vrais avantages des hommes. Qu'on réussisse ou qu'on ne réussisse pas, on est content de ce qui arrive, quand on est résigné à la volonté de Dieu, et quand on sait que ce qu'il veut est le meilleur: mais avant qu'il déclare sa volonté par l'événement on tâche de la rencontrer, en faisant ce qui paraît le plus conforme à ses ordres. Quand nous sommes dans cette situation d'esprit, nous ne sommes point rebutés par les mauvais succès, nous n'avons du regret que de nos fautes; et les ingratitudes des hommes ne nous font point relâcher de l'exercice de notre humeur bienfaisante. Notre charité est humble et pleine de modération, elle n'affecte point de régenter: également attentifs à nos défauts et aux talents d'autrui, nous sommes portés à critiquer nos actions, et à excuser et redresser celles des autres: c'est pour nous perfectionner nous-mêmes, et pour ne faire tort à personne. Il n'y a point de piété où il n'y a point de charité, et sans être officieux et bienfaisant, on ne saurait faire voir une dévotion sincère.

Le bon naturel, l'éducation avantageuse, la fréquentation de personnes pieuses et vertueuses, peuvent contribuer beaucoup à mettre les âmes dans cette belle assiette; mais ce qui les y attache le plus, ce sont les bons principes. Je l'ai déjà dit, il faut joindre la lumière à l'ardeur, il faut que les perfections de l'entendement donnent l'accomplissement à celles de la volonté. Les pratiques de la vertu, aussi bien que celles du vice, peuvent être l'effet d'une simple habitude; on y peut prendre goût; mais quand la vertu est raisonnable, quand elle se rapporte à Dieu qui est la suprême raison des choses, elle est fondée en connaissance. On ne saurait aimer Dieu sans en connaître les perfections, et cette connaissance renferme les principes de la véritable piété. Le but de la vraie religion doit être de les imprimer dans les âmes: mais je ne sais comment il est arrivé bien souvent que les hommes, que les docteurs de la religion se sont fort écartés de ce but. Contre l'intention de notre divin maître, la dévotion a été ramenée aux cérémonies, et la doctrine a été chargée de formules. Bien souvent ces cérémonies n'ont pas été bien propres à entretenir l'exercice de la vertu, et les formules quelquefois n'ont pas été bien lumineuses. Le croirait-on ? des chrétiens se sont imaginé de pouvoir être dévots sans aimer leur prochain, et pieux sans aimer Dieu; ou bien on a cru de pouvoir aimer son prochain sans le servir, et de pouvoir aimer Dieu sans le connaître. Plusieurs siècles se sont écoulés sans que le public se soit bien aperçu de ce défaut; et i] y a encore de grands restes du règne des ténèbres. On voit quelquefois des gens qui parlent fort de la piété, de la dévotion, de la religion, qui sont même occupés à les enseigner; et on ne les trouve guère bien instruits sur les perfections divines. Ils conçoivent mal la bonté et la justice du souverain de l'univers; ils se figurent un Dieu qui ne mérite point d'être imité ni d'être aimé. C'est ce qui m'a paru de dangereuse conséquence, puisqu'il importe extrêmement que la source même de la piété ne soit point infectée. Les anciennes erreurs de ceux qui ont accusé la divinité ou qui en ont fait un principe mauvais, ont été renouvelées quelquefois de nos jours: on a eu recours à la puissance irrésistible de Dieu, quand il s'agissait plutôt de faire voir sa bonté suprême; et on a employé un pouvoir despotique, lorsqu'on devait concevoir une puissance réglée par la plus parfaite sagesse. J'ai remarqué que ces sentiments, capables de faire du tort, étaient appuyés particulièrement sur des notions embarrassées qu'on s'était formées touchant la liberté, la nécessité et le destin; et j'ai pris la plume plus d'une fois dans les occasions, pour donner des éclaircissements sur ces matières importantes. Mais enfin j'ai été obligé de ramasser mes pensées sur tous ces sujets liés ensemble, et d'en faire part au public. C'est ce que j'ai entrepris dans les Essais que je donne ici, sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme, et l'origine du mal.

Il y a deux labyrinthes fameux où notre raison s'égare bien souvent: l'un regarde la grande question du libre et du nécessaire, surtout dans la production et dans l'origine du mal; l'autre consiste dans la discussion de la continuité et des indivisibles qui en paraissent les éléments, et où doit entrer la considération de l'infini. Le premier embarrasse presque tout le genre humain, l'autre n'exerce que les philosophes. J'aurai peut-être une autre fois l'occasion de m'expliquer sur le second, et de faire remarquer que faute de bien concevoir la nature de la substance et de la matière, on a fait de fausses positions qui mènent à des difficultés insurmontables, dont le véritable usage devrait être le renversement de ces positions mêmes. Mais si la connaissance de la continuité est importante pour la spéculation, celle de la nécessité ne l'est pas moins pour la pratique; et ce sera l'objet de ce traité, avec les points qui y sont liés, savoir la liberté de l'homme et la justice de Dieu.

Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme que les anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu'il allait à ne rien faire, ou du moins à n'avoir soin de rien, et à ne suivre que le penchant des plaisirs présents. Car, disait-on, si l'avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera quoi que je puisse faire. Or l'avenir, disait-on, est nécessaire, soit parce que la divinité prévoit tout, et le préétablit même, en gouvernant toutes les choses de l'univers; soit parce que tout arrive nécessairement par l'enchaînement des causes; soit enfin par la nature même de la vérité qui est déterminée dans les énonciations qu'on peut former sur les événements futurs, comme elle l'est dans toutes les autres énonciations, puisque l'énonciation doit toujours être vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours ce qui en est. Et toutes ces raisons de détermination qui paraissent différentes, concourent enfin comme des lignes à un même centre: car il y a une vérité dans l'événement futur, qui est prédéterminé par les causes, et Dieu la préétablit en établissant les causes.

L'idée mal entendue de la nécessité, étant employée dans la pratique, a fait naître ce que j'appelle fatum mahumetanum a, le destin à la turque; parce qu'on impute aux Turcs de ne pas éviter les dangers, et de ne pas même quitter les lieux infectés de la peste, sur des raisonnements semblables à ceux qu'on vient de rapporter. Car ce qu'on appelle fatum stoicum n'était pas si noir qu'on le fait: il ne détournait pas les hommes du soin de leurs affaires; mais il tendait à leur donner la tranquillité à l'égard des événements, par la considération de la nécessité qui rend nos soucis et nos chagrins inutiles: en quoi ces philosophes ne s'éloignaient pas entièrement de la doctrine de notre Seigneur, qui dissuade ces soucis par rapport au lendemain, en les comparant avec les peines inutiles que se donnerait un homme qui travaillerait à agrandir sa taille.

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Texte produit par Eric Dubreucq (dubreucq@cnam.fr)