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Henri Poincaré

La Science et l'hypothèse


Quelle est la nature du raisonnement mathématique ? Est-il réellement déductif comme on le croit d'ordinaire ? Une analyse approfondie nous montre qu'il n'en est rien, qu'il participe dans une certaine mesure de la nature du raisonnement inductif et que c'est par la qu'il est fécond. Il n'en conserve pas moins son caractère de rigueur absolue ; c'est ce que nous avions d'abord à montrer.

Connaissant mieux maintenant l'un des instruments que les mathématiques mettent entre les mains du chercheur, nous avions à analyser une autre notion fondamentale, celle de la grandeur mathématique. La trouvons-nous dans la nature, ou est-ce nous qui l'y introduisons ? Et, dans ce dernier cas, ne risquons-nous pas de tout fausser ? . Comparant les données brutes de nos sens et ce concept extrêmement complexe et subtil que les mathématiciens appellent grandeur, nous sommes bien forcés de reconnaître une divergence ; ce cadre où nous voulons tout faire rentrer, c'est donc nous qui l'avons fait ; mais nous ne l'avons pas fait au hasard, nous l'avons fait pour ainsi dire sur mesure et c'est pour cela que nous pouvons y faire rentrer les faits sans dénaturer ce qu'ils ont d'essentiel.

Un autre cadre que nous imposons au monde, c'est l'espace. D'où viennent les premiers principes de la géométrie ? Nous sont-ils imposés par la logique ? Lobatchevsky a montré que non en créant les géométries non euclidiennes. L'espace nous est-il révélé par nos sens ? Non encore, car celui que nos sens pourraient nous montrer diffère absolument de celui du géomètre. La géométrie dérive-t-elle de l'expérience ? Une discussion approfondie nous montrera que non. Nous conclurons donc que ses principes ne sont que des conventions ; mais ces conventions ne sont pas arbitraires, et transportés dans un autre monde (que j'appelle le monde non euclidien et que je cherche à imaginer), nous aurions été amenés à en adopter d'autres.

En mécanique, nous serions conduits à des conclusions analogues et nous verrions que les principes de cette science, quoique plus directement appuyés sur l'expérience, participent encore du caractère conventionnel des postulats géométriques. Jusqu'ici le nominalisme triomphe, mais nous arrivons aux sciences physiques proprement dites. Ici la scène change ; nous rencontrons une autre sorte d'hypothèses et nous en voyons toute la fécondité. Sans doute, au premier abord, les théories nous semblent fragiles, et l'histoire de la science nous prouve qu'elles sont éphémères : elles ne meurent pas tout entières pourtant, et de chacune d'elles il reste quelque chose. C'est ce quelque chose qu'il faut chercher à démêler, parce que c'est là, et là seulement, qu'est la véritable réalité.

La méthode des sciences physiques repose sur l'induction qui nous fait attendre la répétition d'un phénomène quand se reproduisent les circonstances où il avait une première fois pris naissance. Si _toutes_ ces circonstances pouvaient se reproduire à la fois, ce principe pourrait être appliqué sans crainte : mais cela n'arrivera jamais ; quelques-unes de ces circonstances feront toujours défaut. Sommes-nous absolument sûrs qu'elles sont sans importance ? Évidemment non. Cela pourra être vraisemblable, cela ne pourra pas être rigoureusement certain. De là le rôle considérable que joue dans les sciences physiques la notion de probabilité. Le calcul des probabilités n'est donc pas seulement une récréation ou un guide pour les joueurs de baccara, et nous devons chercher à en approfondir les principes. Sous ce rapport, je n'ai pu donner que des résultats bien incomplet, tant ce vague instinct, qui nous fait discerner la vraisemblance, est rebelle à l'analyse.

Après avoir étudié les conditions dans lesquelles travaille le physicien, j'ai cru qu'il fallait le montrer à l'oeuvre. Pour cela j'ai pris quelques exemples dans l'histoire de l'optique et dans celle de l'électricité. Nous verrons d'où sont sorties les idées de Fresnel, celles de Maxwell, et quelles hypothèses inconscientes faisaient Ampère et les autres fondateurs de l'électrodynamique.


PREMIERE PARTIE

LE NOMBRE ET LA GRANDEUR


CHAPITRE PREMIER

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Texte produit par Boris Bret et Jean-Paul Bret (jpbret@dialup.francenet.fr)