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Bernard Fontenelle

Entretiens sur la pluralité des mondes

PREFACE


Je suis à peu près dans le même cas où se trouva Cicéron, lorsqu'il entreprit de mettre en sa langue des matières de philosophie, qui jusque là n'avaient été traitées qu'en grec. Il nous apprend qu'on disait que ses ouvrages seraient fort inutiles, parce que ceux qui aimaient la philosophie s'étant bien donné la peine de la chercher dans les livres grecs, négligeraient après cela de la voir dans les livres latins, qui ne seraient pas originaux, et que ceux qui n'avaient pas de goût pour la philosophie ne se souciaient de la voir ni en latin, ni en grec.

A cela il répond qu'il arriverait tout le contraire, que ceux qui n'étaient pas philosophes seraient tentés de le devenir par la facilité de lire les livres latins; et que ceux qui l'étaient déjà par la lecture des livres grecs seraient bien aises de voir comment ces choses-là avaient été maniées en latin.

Cicéron avait raison de parler ainsi. L'excellence de son génie et la grande réputation qu'il avait déjà acquise lui garantissaient le succès de cette nouvelle sorte d'ouvrages qu'il donnait au public; mais moi, je suis bien éloigné d'avoir les mêmes sujets de confiance dans une entreprise presque pareille à la sienne. J'ai voulu traiter la philosophie d'une manière qui ne fût point philosophique; j'ai tâché de l'amener à un point où elle ne fût ni trop sèche pour les gens du monde, ni trop badine pour les savants. Mais si on me dit, à peu près comme à Cicéron, qu'un pareil ouvrage n'est propre ni aux savants qui n'y peuvent rien apprendre, ni aux gens du monde qui n'auront point d'envie d'y rien apprendre, je n'ai garde de répondre ce qu'il répondit. Il se peut bien faire qu'en cherchant un milieu où la philosophie convînt à tout le monde, j'en aie trouvé un où elle ne convienne à personne; les milieux sont trop difficiles à tenir, et je ne crois pas qu'il me prenne envie de me mettre une seconde fois dans la même peine.

Je dois avertir ceux qui liront ce livre, et qui ont quelque connaissance de la physique, que je n'ai point du tout prétendu les instruire, mais seulement les divertir en leur présentant d'une manière un peu plus agréable et plus égayée ce qu'ils savent déjà plus solidement; et j'avertis ceux pour qui ces matières sont nouvelles que j'ai cru pouvoir les instruire et les divertir tout ensemble. Les premiers iront contre mon intention, s'ils cherchent ici de l'utilité; et les seconds, s'ils n'y cherchent que de l'agrément.

Je ne m'amuserai point à dire que j'ai choisi dans toute la philosophie la matière la plus capable de piquer la curiosité. Il semble que rien ne devrait nous intéresser davantage que de savoir comment est fait ce monde que nous habitons, s'il y a d'autres mondes semblables, et qui soient habités aussi; mais après tout, s'inquiète de tout cela qui veut. Ceux qui ont des pensées à perdre, les peuvent perdre sur ces sortes de sujets; mais tout le monde n'est pas en état de faire cette dépense inutile.

J'ai mis dans ces entretiens une femme que l'on instruit, et qui n'a jamais ouï parler de ces choses-là. J'ai cru que cette fiction me servirait et à rendre l'ouvrage plus susceptible d'agrément, et à encourager les dames par l'exemple d'une femme qui, ne sortant jamais des bornes d'une personne qui n'a nulle teinture de science, ne laisse pas d'entendre ce qu'on lui dit, et de ranger dans sa tête sans confusion les tourbillons et les mondes. Pourquoi des femmes céderaient-elles à cette marquise imaginaire, qui ne conçoit que ce qu'elle ne peut se dispenser de concevoir ?

A la vérité, elle s'applique un peu, mais qu'est-ce ici que s'appliquer ? Ce n'est pas pénétrer à force de méditation une chose obscure d'elle-même, ou expliquée obscurément, c'est seulement ne point lire sans se représenter nettement ce qu'on lit. Je ne demande aux dames, pour tout ce système de philosophie, que la même application qu'il faut donner à la Princesse de Clèves, si on veut en suivre bien l'intrigue, et en connaître toute la beauté. Il est vrai que les idées de ce livre-ci sont moins familières à la plupart des femmes que celles de la Princesse de Clèves, mais elles n'en sont pas plus obscures, et je suis sûr qu'à une seconde lecture tout au plus, il ne leur en sera rien échappé.

Comme je n'ai pas prétendu faire un système en l'air, et qui n'eût aucun fondement, j'ai employé de vrais raisonnements de physique, et j'en ai employés autant qu'il a été nécessaire. Mais il se trouve heureusement dans ce sujet que les idées de physique y sont riantes d'elles mêmes, et que, dans le même temps qu'elles contentent la raison, elles donnent à l'imagination un spectacle qui lui plaît autant que s'il était fait exprès pour elle.

Quand j'ai trouvé quelques morceaux qui n'étaient pas tout à fait de cette espèce, je leur ai donné des ornements étrangers. Virgile en a usé ainsi dans ses Géorgiques, où il sauve le fond de sa matière, qui est tout à fait sèche, par des digressions fréquentes et souvent fort agréables. Ovide même en a fait autant dans l'Art d'aimer, quoique le fond de sa matière fût infiniment plus agréable que tout ce qu'il y pouvait mêler. Apparemment, il a cru qu'il était ennuyeux de parler toujours d'une même chose, fût-ce de préceptes de galanterie. Pour moi qui avais plus de besoin que lui du secours des digressions, je ne m'en suis pour tant servi qu'avec assez de ménagement. Je les ai autorisées par la liberté naturelle de la conversation; je ne les ai placées que dans des endroits où j'ai cru qu'on serait bien aise de les trouver; j'en ai mis la plus grande partie dans les commencements de l'ouvrage, parce qu'alors l'esprit n'est pas encore assez accoutumé aux idées principales que je lui offre; enfin je les ai prises dans mon sujet même, ou assez proches de mon sujet.

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Texte produit par Pierre Cubaud (cubaud@cnam.fr)