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Blaise Pascal

La machine d'arithmétique

Je ne doute pas qu'après l'avoir vue, il ne tombe d'abord dans ta pensée que je devais avoir expliqué par écrit et sa construction, et son usage, et que, pour rendre ce discours intelligible, j'étais même obligé, suivant la méthode des géomètres, de représenter par figures les dimensions, la disposition et le rapport de toutes les pièces et comment chacune doit être placée pour composer l'instrument, et mettre son mouvement en sa perfection : mais tu ne dois pas croire qu'après n'avoir épargné ni le temps, ni la peine, ni la dépense pour la mettre en état de t'être utile, j'eusse négligé d'employer ce qui était nécessaire pour te contenter sur ce point, qui semblait manquer à son accomplissement si je n'avais été empéché de le faire par une considération si puissante, que j'espère même qu'elle te forcera de m'excuser. Oui, j'espère que tu approuveras que je me sois abstenu de ce discours, si tu prends la peine de faire réflexion d'une part sur la facilité qu'il y a d'expliquer de bouche et d'entendre par une brêve conférence la construction et l'usage de cette machine, et, d'autre part, sur l'embarras et la difficulté qu'il y eût eu d'exprimer par écrit les mesures, les formes, les proportions, les situations et le surplus des propriétés de tant de pièces différentes ; lors tu jugeras que cette doctrine est du nombre de celles qui ne peuvent être enseignées que de vive voix, et qu'un discours par écrit en cette matière serait autant et plus inutile et embarrassant que celui qu'on emploierait à la description de toutes les parties d'une montre, dont toutefois l'explication est si facile, quand elle est faite bouche à bouche ; et qu'apparemment un tel discours ne pourrait produire d'autre effet qu'un infaillible dégout en l'esprit de plusieurs, leur faisant concevoir mille difficultés où il n'y en a point du tout.

Maintenant (cher lecteur), j'estime qu'il est nécessaire de t'avertir que je prévois deux choses capables de former quelques nuages en ton esprit. Je sais qu'il y a nombre de personnes qui font profession de trouver à redire partout, et qu'entre ceux-là il s'en pourra trouver qui te diront que cette machine pouvait être moins composée ; c'est là la première vapeur que j'estime nécessaire de dissiper. Cette proposition ne te peut être faite que par certains esprits qui ont véritablement quelque connaissance de la mécanique ou de la géométrie, mais qui, pour ne les savoir joindre l'une et l'autre, et toutes deux ensemble à la physique, se flattent ou se trompent dans leurs conceptions imaginaires et se persuadent possibles beaucoup de choses qui ne le sont pas, pour ne posseder qu'une théorie imparfaite des choses en général, laquelle n'est pas suffisante de leur faire prévoir en particulier les inconvénients qui arrivent, ou de la part de la matière, ou des places que doivent occuper les pièces d'une machine dont les mouvements sont différents afin qu'ils soient libres et qu'ils ne puissent s'empêcher l'un l'autre. Lors donc que ces savants imparfaits te proposeront que cette machine pouvait être moins composée, je te conjure de leur faire la réponse que je leur ferais moi-mème s'ils me faisaient une telle proposition, et de les assurer de ma part que je leur ferai voir, quand il leur plaira, plusieurs autres modèles, et même un instrument entier et parfait, beaucoup moins composé, dont je me suis publiquement servi pendant six mois entiers, et ainsi, que je n'ignore pas que la machine peut être moins composée, et particulièrement si j'eusse voulu instituer le mouvement de l'opération par la face antérieure, ce qui ne pouvait être qu'avec une incommodité ennuyeuse et insupportable, au lieu que maintenant il se fait par la face supérieure avec toute la commodité qu'on saurait souhaiter et même avec plaisir. Tu leur diras aussi que, mon dessein n'ayant jamais visé qu'a reduire en mouvement réglé toutes les operations de l'arithmétique, je me suis en même temps persuadé que mon dessein ne réussirait qu'à ma propre confusion. si ce mouvement n'était simple, facile, commode et prompt à l'exécution, et que la machine ne fut durable, solide, et même capable de souffrir sans altération la fatigue du transport, et enfin que, s'ils avaient autant medité que moi sur cette matière et passé par tous les chemins que j'ai suivis pour venir à mon but, l'experience leur aurait fait voir qu'un instrument moins composé ne pouvait avoir toutes ces conditions que j'ai heureusement données à cette petite machine.

Car pour la simplicité du mouvement des opérations, j'ai fait en sorte qu'encore que les operations de l'arithmétique soient en quelque façon opposées l'une à l'autre, comme l'addition à la soustraction et la multiplication à la division, néanmoins elles se pratiquent toutes sur cette machine par un seul et unique mouvement.

Pour la facilité de ce même mouvement des opérations, elle est toute apparente, en ce qu'il est aussi facile de faire mouvoir mille et dix mille roues tout à la fois, si elles y étaient, quoique toutes achèvent leur mouvement très parfait, que d'en faire mouvoir une seule (je ne sais si, après le principe sur lequel j'ai fondé cette facilité, il en reste un autre dans la nature). Que si tu veux, outre la facilité du mouvement de l'opération, savoir quelle est la facilité de l'opération même, c'est-à-dire la facilité qu'il y a en l'opération par cette machine, tu le peux, si tu prends la peine de la comparer avec les méthodes d'opérer par le jeton et par la plume. Tu sais comme, en opérant par le jeton, le calculateur (surtout lorsqu'il manque d'habitude) est souvent obligé, de peur de tomber en erreur, de faire une longue suite et extension de jetons, et comme la nécessité le contraint après d'abréger et de relever ceux qui se trouvent inutilement étendus ; en quoi tu vois deux peines inutiles, avec la perte de deux temps. Cette machine facilite et retranche en ses opérations tout ce superflu ; le plus ignorant y trouve autant d'avantage que le plus expérimenté : l'instrument supplée au défaut de l'ignorance ou du peu d'habitude, et, par des mouvements nécessaires, il fait lui seul, sans même l'intention de celui qui s'en sert, tous les abrégés possibles à la nature, et à toutes les fois que les nombres s'y trouvent disposés. Tu sais de même comme, en opérant par la plume, on est à tous les moments obligé de retenir ou d'emprunter les nombres nécessaires, et combien d'erreurs se glissent dans ces rétentions et emprunts à moins d'une très longue habitude et en outre d'une attention profonde et qui fatigue l'esprit en peu de temps. Cette machine délivre celui qui opère par elle de cette vexation ; il suffit qu'il ait le jugement, elle le relève du défaut de la mémoire ; et, sans rien retenir ni emprunter, elle fait d'elle-même ce qu'il désire, sans même qu'il y pense. Il y a cent autres facilités que l'usage fait voir, dont le discours pourrait être ennuyeux.

Quant à la commodité de ce mouvement, il suffit de dire qu'il est insensible, allant de la gauche à la droite, et imitant notre methode vulgaire d'ecrire, fors qu'il procède circulairement.

Et, enfin, quant à sa promptitude, elle parait de même, en la comparant avec celle des autres deux méthodes du jeton et de la plume : et si tu veux encore une plus particulière explication de sa vitesse, je te dirai qu'elle est pareille à l'agilité de la main de celui qui opère : cette promptitude est fondée, non seulement sur la facilité des mouvements qui ne font aucune résistance, mais encore sur la petitesse des roues que l'on meut a la main, qui fait que, le chemin étant plus court, le moteur peut le parcourir en moins de temps ; d'où il arrive encore cette commodité que, par ce moyen, la machine, se trouvant réduite en plus petit volume, elle en est plus maniable et portative.

Et quant a la durée et solidité de l'instrument, la seule dureté du métal dont il est composé pourrait en donner à quelque autre la certitude : mais d'y prendre une assurance entière et la donner aux autres, je n'ai pu le faire qu'après en avoir fait l'expérience par le transport de l'instrument durant plus de deux cent cinquante lieues de chemin, sans aucune altération.

Ainsi (cher lecteur), je te conjure encore une fois de ne point prendre pour imperfection que cette machine soit composée de tant de pièces, puisque sans cette composition, je ne pouvais lui donner toutes les conditions ci-devant déduites, qui toutefois lui étaient toutes nécessaires ; en quoi tu pourras remarquer une espèce de paradoxe, que pour rendre le mouvement de l'opération plus simple, il a fallu que la machine ait été construite d'un mouvement plus composé.

La seconde cause que je prévois capable de te donner de l'ombrage, ce sont (cher lecteur) les mauvaises copies de cette machine qui pourraient être produites par la présomption des artisans : en ces occasions, je te conjure d'y porter soigneusement l'esprit de distinction, te garder de la surprise, distinguer entre la lèpre et la lèpre, et ne pas juger des veritables originaux par les productions imparfaites de l'ignorance et de la témérité des ouvriers : plus ils sont excellents en leur art, plus il est à craindre que la vanité ne les enlève par la persuasion qu'ils se donnent trop légèrement d'être capables d'entreprendre et d'exécuter d'eux-mêmes des ouvrages nouveaux, desquels ils ignorent et les principes et les règles : puis enivrés de cette fausse persuasion, ils travaillent en tâtonnant, c'est-à-dire sans mesures certaines et sans propositions réglees par art : d'ou il arrive qu'après beaucoup de temps et de travail, ou ils ne produisent rien qui revienne à ce qu'ils ont entrepris, ou, au plus, ils font paraître un petit monstre auquel manquent les principaux membres, les autres étant informes et sans aucune proportion : ces imperfections, le rendant ridicule, ne manquent jamais d'attirer le mépris de tous ceux qui le voient, desquels la plupart rejettent -- sans raison -- la faute sur celui qui, le premier, a eu la pensée d'une telle invention, au lieu de s'en éclaircir avec lui et puis blâmer la présomption de ces artisans qui, par une fausse hardiesse d'oser entreprendre plus que leurs semblables, produisent ces inutiles avortons. Il importe au public de leur faire reconnaitre leur faiblesse et leur apprendre que, pour les nouvelles inventions, il faut nécessairement que l'art soit aidé par la théorie jusqu'à ce que l'usage ait rendu les règles de la théorie si communes qu'il les ait enfin réduites en art et que le continuel exercice ait donné aux artisans l'habitude de suivre et pratiquer ces règles avec assurance. Et tout ainsi qu'il n'était pas en mon pouvoir, avec toute la théorie imaginable, d'exécuter moi seul mon propre dessein sans l'aide d'un ouvrier qui possédât parfaitement la pratique du tour, de la lime et du marteau pour réduire les pieces de la machine dans les mesures et proportions que par les règles de la théorie je lui prescrivais : il est de même absolument impossible à tous les simples artisans, si habiles qu'ils soient en leur art, de mettre en perfection une pièce nouvelle qui consiste -- comme celle- ci -- en mouvements compliqués, sans l'aide d'une personne qui, par les règles de la théorie, leur donne les mesures et les proportions de toutes les pièces dont elle doit être composée.

Cher lecteur, j'ai sujet particulier de te donner ce dernier avis, après avoir vu de mes yeux une fausse exécution de ma pensée faite par un ouvrier de la ville de Rouen, horloger de profession, lequel, sur le simple récit qui lui fut fait de mon premier modèle que j'avais fait quelques mois auparavant, eut assez de hardiesse pour en entreprendre un autre, et, qui plus est, par une autre espèce de mouvement ; mais comme le bonhomme n'a d'autre talent que celui de manier adroitement ses outils, et qu'il ne sait pas seulement si la géometrie et la mécanique sont au monde, aussi (quoiqu'il soit très habile en son art, et même très industrieux en plusieurs choses qui n'en sont point) ne fit-il qu'une pièce inutile, propre véritablement, polie et très bien limée par le dehors, mais tellement imparfaite au dedans qu'elle n'est d'aucun usage ; et toutefois, à cause seulement de sa nouveauté, elle ne fut pas sans estime parmi ceux qui n'y connaissaient rien, et nonobstant tous les défauts essentiels que l'épreuve y fait reconnaître, ne laissa pas de trouver place dans le cabinet d'un curieux de la même ville rempli de plusieurs autres pièces rares et curieuses. L'aspect de ce petit avorton me déplut au dernier point et refroidit tellement l'ardeur avec laquelle je faisais lors travailler à l'accomplissement de mon modèle qu'à l'instant même je donnai congé à tous les ouvriers, résolu de quitter entierement mon entreprise par la juste appréhension que je conçus qu'une pareille hardiesse ne prit à plusieurs autres, et que les fausses copies qu'ils pourraient produire de cette nouvelle pensée n'en ruinassent l'estime dès sa naissance avec l'utilité que le public pourrait en recevoir. Mais, quelque temps après, Monseigneur le Chancelier, ayant daigné honorer de sa vue mon premier modèle et donner le témoignage de l'estime qu'il faisait de cette invention, me fit commandement de la mettre en sa perfection ; et, pour dissiper la crainte qui m'avait retenu quelque temps, il lui plut de retrancher le mal dès sa racine et d'empêcher le cours qu'il pourrait prendre au préjudice de ma réputation et au désavantage du public par la grâce qu'il me fit de m'accorder un privilège qui n'est pas ordinaire, et qui étouffe avant leur naissance tous ces avortons illégitimes qui pourraient être engendrés d'ailleurs que de la légitime et nécessaire alliance de la théorie avec l'art.

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Texte produit par Pierre Cubaud (cubaud@cnam.fr)