AIDE   TEXTES   AUTEURS   SOMMAIRE

Pierre Choderlos de Laclos

Les liaisons dangereuses (1782)

Le mérite d'un Ouvrage se compose de son utilité ou de son agrément, et même de tous deux, quand il en est susceptible : mais le succès, qui ne prouve pas toujours le mérite, tient souvent davantage au choix du sujet qu'à son exécution, à l'ensemble des objets qu'il présente, qu'à la manière dont ils sont traités. Or ce Recueil contenant, comme son titre l'annonce, les Lettres de toute une société, il y règne une diversité d'intérêt qui affaiblit celui du Lecteur. De plus, presque tous les sentiments qu'on y exprime, étant feints ou dissimulés, ne peuvent même exciter qu'un intérêt de curiosité toujours bien au-dessous de celui de sentiment, qui, surtout, porte moins à l'indulgence, et laisse d'autant plus apercevoir les fautes qui s'y trouvent dans les détails, que ceux-ci s'opposent sans cesse au seul désir qu'on veuille satisfaire. Ces défauts sont peut-être rachetés, en partie, par une qualité qui tient de même à la nature de l'Ouvrage : c'est la variété des styles ; mérite qu'un Auteur atteint difficilement, mais qui se présentait ici de lui-même, et qui sauve au moins l'ennui de l'uniformité. Plusieurs personnes pourront compter encore pour quelque chose un assez grand nombre d'observations, ou nouvelles, ou peu connues, et qui se trouvent éparses dans ces Lettres. C'est aussi là, je crois, tout ce qu'on peut espérer d'agréments, en les jugeant même avec la plus grande faveur.

L'utilité de l'Ouvrage, qui peut-être sera encore plus contestée, me paraît pourtant plus facile à établir. Il me semble au moins que c'est rendre un service aux moeurs, que de dévoiler les moyens qu'emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces Lettres pourront concourir efficacement à ce but. On y trouvera aussi la preuve et l'exemple de deux vérités importantes qu'on pourrait croire méconnues, en voyant combien peu elles sont pratiquées : l'une, que toute femme qui consent à recevoir dans sa société un homme sans moeurs, finit par en devenir la victime ; l'autre, que toute mère est au moins imprudente, qui souffre qu'un autre qu'elle ait la confiance de sa fille. Les jeunes gens de l'un et de l'autre sexe pourraient encore y apprendre que l'amitié que les personnes de mauvaises moeurs paraissent leur accorder si facilement n'est jamais qu'un piège dangereux, et aussi fatal à leur bonheur qu'à leur vertu. Cependant l'abus, toujours si près du bien, me paraît ici trop à craindre ; et, loin de conseiller cette lecture à la jeunesse, il me paraît très important d'éloigner d'elle toutes celles de ce genre. L'époque où celle-ci peut cesser d'être dangereuse et devenir utile me paraît avoir été très bien saisie, pour son sexe, par une bonne mère qui non seulement a de l'esprit, mais qui a du bon esprit. «Je croirais», me disait-elle, après avoir lu le manuscrit de cette Correspondance, «rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ce Livre le jour de son mariage.» Si toutes les mères de famille en pensent ainsi, je me féliciterai éternellement de l'avoir publié.

Mais, en partant encore de cette supposition favorable, il me semble toujours que ce Recueil doit plaire à peu de monde. Les hommes et les femmes dépravés auront intérêt à décrier un Ouvrage qui peut leur nuire ; et comme ils ne manquent pas d'adresse, peut-être auront-ils celle de mettre dans leur parti les Rigoristes, alarmés par le tableau des mauvaises moeurs qu'on n'a pas craint de présenter.

Les prétendus esprits forts ne s'intéresseront point à une femme dévote, que par cela même ils regarderont comme une femmelette, tandis que les dévots se fâcheront de voir succomber la vertu, et se plaindront que la Religion se montre avec trop peu de puissance.

D'un autre côté, les personnes d'un goût délicat seront dégoûtées par le style trop simple et trop fautif de plusieurs de ces Lettres, tandis que le commun des Lecteurs, séduit par l'idée que tout ce qui est imprimé est le fruit d'un travail, croira voir dans quelques autres la manière peinée d'un Auteur qui se montre derrière le personnage qu'il fait parler.

Enfin, on dira peut-être assez généralement, que chaque chose ne vaut qu'à sa place ; et que si d'ordinaire le style trop châtié des Auteurs ôte en effet de la grâce aux Lettres de société, les négligences de celles-ci deviennent de véritables fautes, et les rendent insupportables, quand on les livre à l'impression.

J'avoue avec sincérité que tous ces reproches peuvent être fondés : je crois aussi qu'il me serait possible d'y répondre, et même sans excéder la longueur d'une Préface. Mais on doit sentir que pour qu'il fût nécessaire de répondre à tout, il faudrait que l'Ouvrage ne pût répondre à rien ; et que si j'en avais jugé ainsi, j'aurais supprimé à la fois la Préface et le Livre.

LETTRE PREMIERE

CECILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

AUX URSULINES DE ...

Paragraphes précédents  21 ... 40  Paragraphes suivants  

Notice  Table  Recherche  Frequences  Texte Complet  

Texte produit par Vincent Maret (maretv@worldnet.fr)