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Léon Bloy

Mon journal (1892-1917)

1896 -1899


Pour faire suite au *Mendiant Ingrat*
*Le temps est un chien qui ne mord que les pauvres.*


Le _Mendiant ingrat_ finissait en novembre 1895. Huit ans se sont écoulés et _c'est toujours la même chose_ !

Dans l'intervalle, ce Mendiant a écrit, Dieu sait à quel prix ! une demi-douzaine de livres que ses ennemis eux-mêmes ne peuvent pas mépriser. Son existence entière a donc été un tel prodige de douleur, un pèlerinage si infernal que les juges les plus atroces conviennent de l'exagération du châtiment.

Sans doute il est difficile de trop punir un réfractaire qui a choisi de crever de faim pour Jésus-Christ, mais, tout de même, cela va bien loin. D'autres pauvres qui le connaissent ne peuvent s'empêcher de voir là une contrefaçon de l'interminable enfer, et les quelques riches chrétiens, admirateurs ou soi-disant tels de l'oeuvre de Léon Bloy, leur paraissent les démons de cet enfer. Essayez, en effet, de vous représenter l'absurdité monstrueuse, l'aberration satanique délimitée comme il suit.

Une armée qui fut, autrefois, victorieuse du monde et qu'on croyait grande autant qu'invincible, il y a si peu de temps encore, est absolument vaincue. La trahison ou l'imbécillité des chefs et la reculade continuelle de soldats sans testicules ont amené ce résultat. Le désastre paraît immense, irréparable. Un seul résiste qu'on ne peut pas démolir, un aventurier, si on veut, un casse-cou, un gendarme du Vagabond, une espèce de désespéré magnanime. Il n'y a que lui pour dire qu'il ne faut jamais se rendre, jamais accepter de conditions, même _honorables_, eût-on sur la gorge mille couteaux, et qu'aussi longtemps qu'un homme résolu peut se tenir sur ses deux pieds, Dieu est dans cet homme pour tout réparer, pour tout sauver.

Eh bien, cet unique est abhorré, maudit, renié, conspué _inaperçu_. Ceux qui devraient combattre avec lui, _sous_ lui et pour lesquels il meurt chaque jour, non contents de l'abandonner à l'ennemi, dressent contre lui des chiens féroces. Et si, par un miracle de Dieu, quelques-uns, voyant de loin la générosité de ce combattant solitaire, s'arrêtent, une minute, fixés par l'étonnement, c'est pour déclarer bientôt qu'une telle indiscrétion de courage les met en danger

Pour parler sans métaphore et à la première personne, ainsi qu'il convient à un chrétien qui est absolument seul, je dis que les catholiques riches sont des bourreaux inexcusables. J'ai trouvé parfois du secours chez des gens sans Dieu qui voyaient au moins un artiste en moi. Les catholiques n'ont pas vu cela ni autre chose, et ceux, en grand nombre, qui auraient pu si aisément faire ma voie moins douloureuse, ont été souvent mes plus implacables ennemis.

On m'assure que je peux compter sur mille acheteurs pour chacun de mes livres, ce qui permet de les éditer, sans autre gain, il est vrai, que le vague honneur de publier des ouvrages d'où la fange ne ruisselle pas. Or on peut calculer humblement que tout exemplaire acheté est lu, en moyenne, par trois personnes. Me voilà donc, malgré l'insuccès brillant et inamovible procuré par l'hostilité silencieuse du journalisme, escorté de trois mille lecteurs qui ne peuvent être ni des illettrés ni des concierges, car je vise rarement au-dessous de la tête et jamais au-dessous du coeur.

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Texte produit par G. J. Swaelens (gjswaelens@bluewin.ch)