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Nicolas de Malebranche

Meditations sur l'humilité et la pénitence

[392]Elevation à Dieu.//MOn Dieu puisque je ne vis que//par vous, que je ne vive que//pour vous, que je sous insensible à//tout, hormis à vôtre amour. Mon//Dieu, faites-moi bien connoître que//toutes les créatures ne peuvent me fai//re ni bien ni mal: qu'elles ne peu//vent me faire sentir ni plaisir ni dou//leur: que je ne dois ni les craindre ni//les aimer: qu'il n'y a que vous, ô mon//Dieu, que je doive craindre, & que je//doive aimer; puisqu'il n'y a que vous//qui puissiez me récompenser en me com//blant de plaisirs comme vos élûs, &//qui puissiez me punir, en m'accablant de douleurs comme les réprouvez.//O mes chastes délices, puisqu'il n'y//a que vous comme Auteur de la nature,//qui soyez la cause des plaisirs que je//sens, & que ces plaisirs m'attachent miserablement à la terre, au lieu de m'u//nir à vous qui me les faites goûter; je//vous prie que ne le sente plus si vio//lens, dans l'usage des choses que vous//me défendez. Répandez une sainte hor//reur & une amertume salutaire, sur les

[393]objets de mes sens, afin que je puisse//m'en détacher: & faites-moi sentir dans//vôtre amour la delectation de vôtre gra//ce, afin que je m'attache à vous. Que la//douceur que je goûte en vous aimant,//augmente mon amour: que mon amour//renouvelle le sentiment de vôtre dou//ceur: que je croisse ainsi en charité,//jusqu'à ce qu'étant enfin plein de vous,//& entierement vuide de moi-même &//de toute autre chose, je rentre & je me//perde en vous, ô mon Tout, comme//dans la source de tous les êtres; & que cette parole de vôtre Apôtre, Deus erit//omnia in omnibus, s'accomplissant en//tierement en moi, je me trouve moi & toutes choses en vous.

[394]De l'Homme considéré comme Fils//d'un Pere pecheur.//I. CONSIDERATION.//L'HOMME, comme nous avons//reconnu dans les considerations//précedentes, n'est par lui-même qu'un//pur néant: Il n'est que foiblesse, qu'im//puissance, que tenebres: il reçoit con//tinuellement de Dieu la vie, le senti//ment, le mouvement, enfin tout son//être & toutes ses puissances. Il est sans//doute dans une obligation fort étroite de//reconnoissance & d'amour envers Dieu, puisqu'il est dans une si grande dépen//dance de lui, si on le considere seule//ment comme créature. Mais si on le//considere comme fils d'un pere pécheur,//& comme pécheur lui- même; on trou//ve une si grande multiplicité de devoirs essentielles & indispensables qu'il doit//rendre à Dieu, & en même temps une//telle impuissance & une telle indignité//à le faire, que tant s'en faut qu'il puisse//rendre ces devoirs, que même il n'y se//roit pas receu, si nôtre Médiateur JE-

[395]SUS-CHRIST ne lui en avoit mé//rité la grace par sa mort. Et c'est pour//cela qu'il ne faut pas considere l'hom//me seulement comme fils d'un pere pé//cheur & comme pécheur lui-même: il//faut sans cesse le regarder en J. C. car c'est seulement en JESUS-CHRIST que//nous pouvons plaire à Dieu.//II. CONSIDERATION.//L'HOMME, consideré comme fils//d'un pécheur, est un réprouvé; c'est//un ennemi de Dieu, & l'objet de sa co//lere. C'est un malheureux enfant que son//pere ne veut point voir, & qui ne verra//jamais son pere; car c'est un enfant que//son pere n'aime point, & dont le pere ne//veut pas même être aimé. Je m'explique.//Dieu aimoit Adam avant son pe//ché, & il vouloit en être aimé: il//vouloit bien se communiquer à lui,//& comme se familiariser avec lui. Il lui disoit comme à nous, mais d'une//voix bien plus claire & bien plus in//telligible: Je suis ton bien, ne t'atta//che qu'à moi, & ne mets ton esperance//qu'en moi. Ses sens & ses passions se tai//soient à cette parole; & il n'entendoit

[396]point ce bruit confus & flatteur qui s'é//leve en nous malgré nous, & qui s'op//pose sans respect à la vérité qui nous par//le. Dieu lui parloit, & point de mur//mure: Dieu l'éclairoit, & point de té//nebres, Dieu lui commandoit, & point//de résistance ni d'opposition de sa part .//La douceur & la joye qu'il sentoit de se//voir ainsi dans la faveur, & sous la pro//tection d'un Dieu qui ne devoit jamais//l'abandonner, s'il ne le quittoit le pre//mier, le tenoient attaché à lui par des//liens qui sembloient ne se devoir jamais rompre.//Si Dieu ne portoit point Adam par//des plaisirs prévenans à l'aimer, c'étoit//afin qu'il méritât plus promptement sa//récompense. Il lui avoit laissé son libre-//arbitre, afin qu'il pût faire choix par//lui-même; & il lui avoit donné toutes//les lumiéres nécessaires, afin qu'il fit un//bon choix. Il voyoit clairement ce qu'il//devoit faire pour être solidement & par//faitement heureux, & rien de l'empê//choit de le faire tant qu'il le vouloit.//Mais il n'étoit pas separé de lui-mê//me; & il goûtoit en se considerant une//joye ou une douceur intérieure, qui lui

[397]faisoit sentir, (je ne dis pas clairement//connoître) que sa perfection naturelle//étoit la cause de sa félicité présente. Car//la joye semble suivre de la vûë de nos//propres perfection naturellement & in//dépendamment de toute autre chose//; à cause que nous ne pensons pas sans cesse//à celui qui opere sans cesse en nous.//Ou bien Adam ayant un corps, il goûtoit, lorsqu'il le vouloit ainsi, dans//l'usage actuel des choses sensibles, des//plaisirs qui lui faisoient sentir (je dis//sentir) que les corps étoient son bien.//Il connoissoit sans doute que Dieu étoit//son bien: mais il ne le sentoit pas; car//il ne goûtoit pas de plaisir prévenant dans//son devoir. Il sentoit aussi que les objets//sensibles étoient son bien: mais il ne le//connoissoit pas, car on ne peut pas con//noître ce qui n'est pas.//Lors qu'Adam sentoit que les objets//sensibles étoient son bien, où lors qu'il//s'imaginoit avoir en luy- même la cause//de son bonheur; en un mot, lors qu'il//goûtoit du plaisir dans l'usage des corps,//ou lors qu'il sentoit de la joye dans la//vûë de ses perfections, son sentiment//diminuoit la vûë claire de son esprit,

[398]par laquelle il connoissoit que Dieu é//toit son bien. car le sentiment confond//la connoissance, parce qu'il modifie l'es//prit, & qu'il en partage la capacité qui//est finie. Ainsi Adam, qui connoissoit//clairement toutes ces choses, devoit in//cessamment estre sur ses gardes. Il devoit//ne point s'arrêter au plaisir qu'il goû//toit, de peur de se laisser distraire, & de se perdre en se laissant corrompre. Il de//voit demeurer ferme dans la présence de Dieu, ne s'arrester qu'à sa lumiére, &//faire taire ses sens. Mais se fiant trop//à soi-même: sa lumiére s'étant dissipée//par le goût des plaisirs sensible, ou par//un sentiment confus d'un joie présom//ptueuse; & s'étant ainsi distrait insensi//blement de celui qui faisoit véritable//ment toute sa force & toute sa felicité; un sentiment vif de complaisance pour//sa femme, l'a fait tomber dans la déso//béïssance: & il a été justement puni par la//rebellion de ses sens, ausquels il s'é//toit volontairement soûmis. Il semble//par cette punition que Dieu l'ai tout-//à-fait quitté, que Dieu n'ait plus voulu//en estre aimé, & qu'il lui ait abandon//né les choses sensibles pour être l'objet

[399]de sa connoissance & de son amour.//La malédiction de Dieu contre Adam//est tombée sur tous les enfants de ce pere//rebelle. Dieu s'est retiré du monde: il//ne se communique plus au monde; il//le repousse au contraire incessamment de//lui. On souffre de la douleur lors qu'on//court aprés Dieu; & l'on goûte de plu//sieurs sortes de plaisirs, lors qu'étant//de suivre par des voyes dures &//pénibles, l'on s'attache & ses créatures.//Le monde ne connoît point clairement//qu'il faut aimer dieu, ou qu'il ne faut//aimer véritablement que Dieu; & il sent//au contraire d'une maniere tres-vive &//tres-engageante, qu'il faut aimer autre//chose que Dieu, & par consequent le//monde n'aime point Dieu: il s'éloigne//sans cesse de lui, & il est même dans//l'impuissance de se tourner vers lui. Il a//été honteusement chassé du Paradis ter//restre en Adam: il n'y a plus de Ciel, plus//de Dieu, plus de felicité pour lui: il est a//nathéme éternel. C'est un//crime que de lui vouloir du bien; Dieu ne//lui en veut point, & ne lui en voudra ja//mais consideré tel qu'il est. Il ne peut//même sans se faire tort, s'en vouloir à

[400]soi-même: car il ne peut se vouloir du//bien sans blesser l'ordre immuable de la//justice, sans irriter celui dont la volonté//essentielle & nécessaire est l'ordre, &//sans augmenter l'aversion & la haine//d'un Dieu vangeur. Que faire dans cet//état malheureux? Enrager & se desespe//rer; chercher le néant, puisqu'on n'a//point Dieu. Mais le néant même est//peut- être une faveur, & l'on n'en mé//rite point: on ne le trouvera donc point.//On peut bien se faire mourir; mais on//ne peut s'anéantir: & si la mort étoit le//néant, certainement l'homme ne pour//roit se donner la mort. Que faire donc à//tout ceci? Le voici. S'humilier profon//dément & se haïr mortellement comme//enfant d'Adam, & ne s'aimer & ne se//considérer ni soi ni les autres, qu'en JESUS-CHRIST & que selon JESUS//-CHRIST, en qui toutes choses subsis//tent, & par qui nous sommes réconci//liez avec Dieu.//Elevation à Dieu.//MON Dieu, que je me souvienne//toûjours de la malheureuse qua//lité que je porte d'enfant d'Adam: Que

[401]comme tel, je ne mérite pas seulement//de penser à vous, de vous adorer & de//vous aimer: Que je dois être continuel//lement dans des ténébres épaisses, &//dans des sécheresses effroyables, éloi//gné de vous, méprisé & rebuté de vous//comme un anathême éternel, & sans//aucun droit de me plaindre de vôtre juste//rigueur, ni à vous, ni même à vos créa//tures. Que je m'humilie ô mon Dieu,//& que je me haïsse selon cet état; puis//que selon cet état je suis incapable de//vous aimer: & qu'avec une foy hum//ble j'aye recours à vôtre fils, qui nous//a rendu la paix, & par qui nous a//vons un accés libre auprés de vous,//pour vous rendre ce que nous vous de//vons, & pour vous demander ce qu'il//semble que vous devez à nôtre misére.//O JESUS mon liberateur achevez vôtre//ouvrage: dépouïllez-moi du vieil hom//me, & me revêtez du nouveau. Je ne//veux plus aimer en moi que ce que vous//y avez mis, ou plûtôt je ne veux plus//aimer que vous en moi. vous êtes toute//ma sagesse & toute ma force, vous fai//tes aussi toute ma gloire et toute ma fé//licité.//

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Texte produit par Eric Dubreucq (dubreucq@cnam.fr)