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Louis Bertrand

Gaspard de la Nuit (1842)

Là, plus d'un portail
S'ouvre en éventail.
Dijon, _moult te tarde!_ (**)
Et mon luth camard
Chante ta moutarde
Et ton jacquemart!
(*) Le donjon dupalais des ducs, et la flèche de la cathédrale, que
les voyageurs aperçoivent de plusieurs lieues dans la plaine.

(**) _Moult me tarde!_ ancienne devise de la commune de Dijon.

J'aime Dijon comme l'enfant sa nourrice dont il a sucé le lait, comme le poète la jouvencelle qui a initié son coeur. - Enfance et poésie! Que l'une est éphémère, et que l'autre est trompeuse! L'enfance est un papillon qui se hâte de brûler ses blanches ailes au flammes de la jeunesse, et la poésie est semblable à l'amandier: ses fleurs sont parfumées et ses fruits sont amers.

J'étais un jour assis à l'écart dans le jardin de l'Arquebuse, - ainsi nommé de l'arme qui autrefois y signala si souvent l'adresse des chevaliers du Papeguay. Immobile sur un banc, on eût peu me comparer à la statue du bastion Bazire. Ce chef-d'oeuvre du figuriste Sévallée et du peintre Guillot représentait un abbé assis et lisant. Rien ne manquait à son costume. De loin, on le prenait pour un personnage; de près, on voyait que c'était un plâtre.

La toux d'un promeneur dissipa l'essaim de mes rêves. C'était un pauvre diable dont l'extérieur n'annonçait que misères et souffrances. J'avais déjà remarqué, dans le même jardin, sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu'au menton, son feutre déformé que jamais brosse n'avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu'effilait une barbe nazaréenne; et mes conjectures l'avaient charitablement rangé parmi ces artistes au petit-pied, joueurs de violon et peintres de portraits, qu'une faim irrassasiable et une soif inextinguible condamnent à courir le monde sur la trace du Juif-errant.

Nous étions maintenant deux sur le banc. Mon voisin feuilletait un livre des pages duquel s'échappa à son insu une fleur desséchée. Je la recueillis pour la lui rendre. L'inconnu me saluant la porta à ses lèvres flétries, et la replaça dans le livre mystérieux.

- « Cette fleur, me hasardai-je à lui dire, est sans doute le symbole de quelque doux amour enseveli? Hélas! nous avons tous dans le passé un jour de bonheur qui nous désenchante l'avenir.

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Texte produit par Denis Constales (dcons@world.std.com)