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Anatole France

L'Etui de nacre (1923)

ANECDOTE DE FLORÉAL, AN II
LA PERQUISITION
LE PETIT SOLDAT DE PLOMB


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LE PROCURATEUR DE JUDÉE

L. AELIUS LAMIA, né en Italie de parents illustres, n'avait pas encore quitté la robe prétexte, quand il alla étudier la philosophie aux écoles d'Athènes. Il demeura ensuite à Rome et mena, dans sa maison des Esquilies, parmi de jeunes débauchés, une vie voluptueuse. Mais, accusé d'entretenir des relations criminelles avec Lepida, femme de Sulpicius Quirinus, personnage consulaire, et reconnu coupable, il fut exilé par Tibère César. Il entrait alors dans sa vingt-quatrième année. Pendant dix-huit ans que dura son exil, il parcourut la Syrie, la Palestine, la Cappadoce, l'Arménie, et fit de longs séjours à Antioche, à Césarée, à Jérusalem. Quand, après la mort de Tibère, Caïus fut élevé à l'empire, Lamia obtint de rentrer dans la Ville ; il recouvra même une partie de ses biens. Ses misères l'avaient rendu sage.

Il évita tout commerce avec les femmes de condition libre, ne brigua point les emplois publics, se tint éloigné des honneurs et vécut caché dans sa maison des Esquilies. Mettant par écrit ce qu'il avait vu de remarquable en ses lointains voyages, il faisait, disait-il, de ses peines passées le divertissement des heures présentes. C'est au milieu de ces paisibles travaux et dans la méditation assidue des livres d'Épicure, qu'avec un peu de surprise et quelque chagrin il vit venir la vieillesse. En sa soixante-deuxième année, tourmenté d'un rhume assez incommode, il alla prendre les eaux de Baies. Ce rivage, jadis cher aux alcyons, était alors fréquenté par les Romains riches et avides de plaisirs. Depuis une semaine, Lamia vivait seul et sans ami dans leur foule brillante, quand, un jour, après dîner, se sentant dispos, il lui prit la fantaisie de gravir les collines qui, couvertes de pampres comme des bacchantes, regardent les flots.

Ayant atteint le sommet, il s'assit au bord d'un sentier, sous un térébinthe, et laissa errer sa vue sur le beau paysage. A sa gauche s'étendaient livides et nus les champs Phlégréens jusqu'aux ruines de Cumes. A sa droite le cap Misène enfonçait son éperon aigu dans la mer Tyrrhénienne. Sous ses pieds, vers l'occident, la riche Baies, suivant la courbe gracieuse du rivage, étalait ses jardins, ses villas peuplées de statues, ses portiques, ses terrasses de marbre, au bord de la mer bleue où se jouaient les dauphins. Devant lui, de l'autre côté du golfe, sur la côte de Campanie, dorée par le soleil déjà bas, brillaient les temples que couronnaient au loin des lauriers du Pausilippe, et dans les profondeurs de l'horizon riait le Vésuve.

Lamia tira d'un pli de sa toge un rouleau contenant le _Traité sur la Nature_, s'étendit à terre et commença de lire. Mais les cris d'un esclave l'avertirent de se lever pour laisser passage à une litière qui montait l'étroit sentier des vignes. Comme la litière s'approchait toute ouverte, Lamia, vit, étendu sur les coussins, un vieillard d'une vaste corpulence qui, le front dans la main., regardait d'un oeil sombre et fier. Son nez aquilin descendait sur ses lèvres, que pressaient un menton proéminent et des mâchoires puissantes.

Tout d'abord, Lamia fut certain de connaître ce visage. Il hésita un moment à le nommer. Puis soudain, s'élançant vers la litière dans un mouvement de surprise et de joie :

-- Pontius Pilatus ! s'écria-t-il, grâces aux dieux, il m'est donné de te revoir !

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Texte produit par Joël Surcouf (joel.surcouf@wanadoo.fr)