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Honoré de Balzac

L'élixir de longue vie (1830)

Dans un somptueux palais de Ferrare, par une soirée d'hiver, don Juan Belvidéro régalait un prince de la maison d'Este. À cette époque, une fête était un merveilleux spectacle que de royales richesses ou la puissance d'un seigneur pouvaient seules ordonner. Assises autour d'une table éclairée par des bougies parfumées, sept joyeuses femmes échangeaient de doux propos, parmi d'admirables chefs-d'oeuvre dont les marbres blancs se détachaient sur des parois en stuc rouge et contrastaient avec de riches tapis de Turquie. Vêtues de satin, étincelantes d'or et chargées de pierreries qui brillaient moins que leurs yeux, toutes racontaient des passions énergiques, mais diverses comme l'étaient leurs beautés. Elles ne différaient ni par les mots ni par les idées; l'air, un regard, quelques gestes ou l'accent servaient à leurs paroles de commentaires libertins, lascifs, mélancoliques ou goguenards.

L'une semblait dire: «Ma beauté sait réchauffer le coeur glacé des vieillards.»

L'autre: «J'aime à rester couchée sur des coussins, pour penser avec ivresse à ceux qui m'adorent.»

Une troisième, novice de ces fêtes, voulait rougir: «Au fond du coeur je sens un remords! disait-elle. Je suis catholique et j'ai peur de l'enfer. Mais je vous aime tant, oh! tant et tant, que je puis vous sacrifier l'éternité.»

La quatrième, vidant une coupe de vin de Chio, s'écriait: «Vive la gaieté! Je prends une existence nouvelle à chaque aurore! Oublieuse du passé, ivre encore des assauts de la veille, tous les soirs, j'épuise une vie de bonheur, une vie pleine d'amour»

La femme assise auprès de Belvidéro le regardait d'un oeil enflammé. Elle était silencieuse. «Je ne m'en remettrais pas à des _bravi_ pour tuer mon amant, s'il m'abandonnait!» Puis elle avait ri, mais sa main convulsive brisait un drageoir d'or miraculeusement sculpté.

-- Quand seras-tu grand-duc? demanda la sixième au prince avec une expression de joie meurtrière dans les dents, et du délire bachique dans les yeux.

-- Et toi, quand ton père mourra-t-il? dit la septième en riant, en jetant son bouquet à don Juan par un geste enivrant de folâtrerie. C'était une innocente jeune fille accoutumée à jouer avec toutes les choses sacrées.

-- Ah! ne m'en parlez pas, s'écria le jeune et beau don Juan Belvidéro, il n'y a qu'un père éternel dans le monde, et le malheur veut que je l'aie!

Les sept courtisanes de Ferrare, les amis de don Juan et le prince lui-même jetèrent un cri d'horreur. Deux cents ans après et sous Louis XV, les gens de bon goût eussent ri de cette saillie. Mais peut-être aussi, dans le commencement d'une orgie, les âmes avaient-elles encore trop de lucidité? Malgré le feu des bougies, le cri des passions, l'aspect des vases d'or et d'argent, la fumée des vins, malgré la contemplation des femmes les plus ravissantes, peut-être y avait-il encore, au fond des coeurs, un peu de cette vergogne pour les choses humaines et divines qui lutte jusqu'à ce que l'orgie l'ait noyée dans les derniers flots d'un vin pétillant? Déjà néanmoins les fleurs avaient été froissées, les yeux s'hébétaient, et l'ivresse gagnait, selon l'expression de Rabelais, jusqu'aux sandales. En ce moment de silence, une porte s'ouvrit; et, comme au festin de Balthazar, Dieu se fit reconnaître, il apparut sous les traits d'un vieux domestique en cheveux blancs, à la démarche tremblante, aux sourcils contractés; il entra d'un air triste, flétrit d'un regard les couronnes, les coupes de vermeil, les pyramides de fruits, l'éclat de la fête, la pourpre des visages étonnés et les couleurs des coussins foulés par le bras blanc des femmes; enfin, il mit un crêpe à cette folie en disant ces sombres paroles d'une voix creuse: «Monsieur, votre père se meurt.»

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Texte produit par Alain St-Ours