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Léon Bloy

Le Désespéré (1886)





PREMIERE PARTIE


I

_Quand vous recevrez cette lettre, mon cher ami, j'aurai achevé de tuer mon père. Le pauvre homme agonise, et mourra, dit-on, avant le jour.

Il est deux heures du matin. Je suis seul dans une chambre voisine, la vieille femme qui le garde m'ayant fait entendre qu'il valait mieux que les yeux du moribond ne me rencontrassent pas et qu'on m'avertirait_ quand il en serait temps.

_Je ne sens actuellement aucune douleur ni aucune impression morale nettement distincte d'une confuse mélancolie, d'une indécise peur de ce qui va venir. J'ai déjà vu mourir et je sais que, demain, ce sera terrible. Mais, en ce moment, rien ; les vagues de mon coeur sont immobiles. J'ai l'anesthésie d'un assommé. Impossible de prier, impossible de pleurer, impossible de lire. Je vous écris donc, puisqu'une âme livrée à son propre néant n'a d'autre ressource que l'imbécile gymnastique littéraire de le formuler.

Je suis parricide, pourtant, telle est l'unique vision de mon esprit ! J'entends d'ici l'intolérable hoquet de cette agonie qui est véritablement mon oeuvre, -- oeuvre de damné qui s'est imposée à moi avec le despotisme du destin !

Ah ! le couteau eût mieux valu, sans doute, le rudimentaire couteau du chourineur filial ! La mort, du moins, eût été, pour mon père, sans préalables années de tortures, sans le renaissant espoir toujours déçu de mon retour à l'auge à cochons d'une sagesse bourgeoise ; je serais fixé sur la nature légalement ignominieuse d'une probable expiation ; enfin, je ne resterais pas avec cette hideuse incertitude d'avoir eu raison de passer sur le coeur du malheureux homme pour me jeter aux réprobations et aux avanies démoniaques de la vie d'artiste.

Vous m'avez vu, mon cher Alexis, coiffé d'une ordure cylindrique, dénué de vêtements, de souliers, de tout enfin, excepté de l'apéritive espérance. Cependant, vous me supposiez un domicile conjecturable, un semblant de subsides intermittents, une mamelle quelconque aux flancs d'airain de ma chienne de destinée et vous ne connûtes pas l'irréprochable perfection de ma misère.

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Texte produit par Joël Surcouf (joel.surcouf@wanadoo.fr)