--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. 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DE FONTANES. Encore une fois, Mars est passé près de la Terre  : 55 millions 700 mille kilomètres seulement nous ont sépare de notre voisine de l'espace. C'était le moment favorable pour l'observation de la planète, et nombre d'astronomes ont [8] pu de nouveau consacrer leurs nuits à l'étude de ce que l'on est convenu d'appeler «l'Énigme martienne». En réalité, lorsque par un ciel pur, alors que tout sommeille sur la terre, au milieu du grand silence des choses, le champ du télescope s'illumine de ce disque brillant présentant ses étranges configurations, nul ne peut se défendre d'un sentiment d'ardente curiosité. Sur un fond obscur, une sphère est là sous vos yeux, qui s'enlève en tons clairs, où se mêlent toutes les couleurs : pôles aux blancs d'argent entourés d'un liseré de saphir, surfaces ocreuses avec des pointes de rouge ; tapis reflétant toutes les gammes de vert, depuis celui de la prairie printanière jusqu'aux teintes automnales des feuilles mortes ; estompages gris-cendré, ou bleu-ardoise, bistres foncés, rayures azurées, tout est réuni pour le plaisir des yeux, pour la joie du rêveur, mais aussi, hélas ! pour le désespoir du peintre qui désire fixer sur la toile ce tableau céleste d'une incomparable splendeur. Il faut avoir contemplé cette vision, avoir constaté la rotation de ce globe suspendu dans le vide et déroulant sous nos yeux éblouis les détails de sa topographie, pour comprendre avec quelle acuité les questions de toutes sortes, à ces moments de rêve, affluent en notre esprit. [9] Quelle interprétation donner à ces tons infiniment variés, à cette cartographie bizarre pour nos yeux de terriens ? Ce monde voisin possède-t-il des mers analogues à nos océans ; ces contours qui nous sont devenus familiers et que nous voyons à peu près tels quels aux époques où Mars se rapproche de nos instruments, ces lignes sinueuses, tantôt largement dessinées, parfois découpées en fines dentelures, tout cela représente-t-il les rivages de continents surélevés où l'érosion a marqué sa séculaire empreinte ? Mars possède-t-il une atmosphère ; et si oui, cette couche aérienne est-elle respirable ? Serions-nous en présence d'un monde à jamais éteint comme notre satellite, la Lune ; ou bien d'un astre s'ouvrant à la vie ? Mars, en un mot, est-il habitable et pourrions-nous vivre sur cette terre du ciel, réplique peut-être de la nôtre ? Lancée dans cette voie, pourquoi notre imagination s'arrêterait-elle ? Mars serait-il donc habité ? La vie serait-elle déjà apparue là-bas et perpétuerait-elle son emprise ? S'il faut en croire les cosmogonistes, Mars serait beaucoup plus ancien que la Terre ; née plus tôt sur un monde plus petit, la vie aurait évolué là-bas plus rapidement que chez nous ? Alors où en est-elle ? Les êtres vivants placés sur ce séjour ont-ils atteint dans leur évolution vers le mieux,[10] vers l'idéal et le parfait, un état plus avancé que le nôtre ? Pensent-ils comme nous ? S'occupent-ils de littérature, de science et de religion ? Se battent-ils entre eux, comme nos peuples terriens, pour se disputer la prédominance sur terre et sur mer ; et alors, où en sont-ils des moyens perfectionnés de s'entre-tuer  ? Ont-ils, comme les Allemands, inventé les obus asphyxiants, les bombardements contre les villes paisibles, la destruction systématique des temples ? Y a-t-il là-haut des nations maritimes, toujours prêtes à prêcher le désarmement, mais qui continuent pour leur propre compte à entretenir de formidables flottes de guerre  ? Et s'ils sont plus avancés que nous dans la science, peut-être nous observent-ils avec des instruments d'une puissance colossale ? Les lueurs éphémères aperçues de temps à autre sur ce monde lointain, ne seraient-elles pas des signaux qu'il nous envoie  ?... à moins que les Martiens n'essaient de[s] moyens de communications plus étranges et que nous soupçonnons à peine  : Ondes hertziennes puissantes affectant nos postes de T.S.F. ; vagues calorifiques lancées à travers l'espace, rayons inconnus déclenchant les pires perturbations au sein de l'écorce terrestre. Je n'exagère rien. L'année 1924 a vu se dérouler de fréquents cataclysmes  : tremblements de [11] terre, cyclones, manifestations électriques intenses, rien n'a manqué ; eh bien, nombreux sont les esprits qui, de bonne foi, ont attribué ces anomalies à notre fâcheux voisinage des Martiens. Évidemment, nous avons mieux à faire que de nous arrêter à ces fadaises, mais le monde n'a guère changé depuis Fontenelle. Toutefois, la Science a progressé et c'est à elle de refréner notre imagination et de nous rappeler à la réalité, tout au moins à la vraisemblance. Ce sont donc les savants qu'il nous faut interroger ; à eux de nous dire ce qu'ils ont constaté sur la planète qui nous occupe. Les astronomes qui, depuis longtemps, possèdent des méthodes pour peser les mondes, doivent avoir des moyens de déceler leur atmosphère, de fixer à leur surface les conditions de la vie, d'évaluer leur température superficielle, etc., etc... Vous le voyez, il s'agit ici d'une enquête sérieuse et qui doit être menée sans parti-pris, avec toutes les ressources que la science moderne tient à notre disposition. Étudions donc les conditions sous lesquelles Mars se présente à nous, aux époques les plus favorables. Tout le monde sait que Mars vient après la Terre, dans l'ordre des distances au Soleil. Notre planète trace son orbite à 149 400 000 kilomètres de l'astre central, alors que Mars circule beau- [12] coup plus loin, à 227 637 500 kilomètres ; l'intervalle entre la Terre et notre voisine est donc de 78 millions de kilomètres en chiffres ronds, lorsque les deux planètes se trouvent du même côté dans l'espace par rapport au Soleil. (V. fig. 1 et 2). Mais ces chiffres ne sont que des moyennes ; les orbites planétaires ne sont pas des circonférences ; elles sont elliptiques ; il s'ensuit que, de ce fait, Mars et la Terre peuvent passer beaucoup plus près l'une de l'autre ; à leurs oppositions périhéliques, la distance minima atteint à peine 56 millions de kilomètres ; et c'est ce qui est arrivé en l'année 1924. Le disque de Mars s'offrit alors à nos yeux avec un diamètre apparent de 25 secondes d'arc. C'est peu, mais si nous l'observons avec un pouvoir amplificateur de 325, le diamètre de la planète vaut 4 fois celui de la Lune vue à l'oeil nu [NOTE Le diamètre apparent de la Lune est de 31' d'arc environ et en moyenne.] ; et Mars nous apparaît dans le télescope comme un disque équivalent en surface à 16 pleines Lunes. Le nombre de détails qu'on y peut remarquer est donc théoriquement considérable. Mais pratiquement, nous allons voir que l'astronome se heurte à des difficultés presque insurmontables. [13] On se figure généralement dans le grand public, qu'il suffit de se procurer une grosse lunette et de la braquer sur les mondes planétaires pour y apercevoir des merveilles. C'est là une très grave illusion. La vision télescopique [14] suppose des conditions rarement réalisées et il ne faudrait pas la confondre avec l'étude au microscope. Le microbiologiste opère dans une chambre fermée, sur des images qui ne dansent pas et avec l'éclairage qu'il désire. [15] Hélas ! nous autres astronomes, qui observons à ciel ouvert, nous sommes loin de ces commodités. Notre grand ennemi, c'est l'atmosphère. Le moindre courant d'air passant devant l'objectif, fût-il même à une grande hauteur, trouble les images télescopiques ; le disque de la planète présente alors des irrégularités changeantes et si vous avez observé un objet à travers la couche d'air chaud s'élevant d'un poêle, vous pouvez vous faire une bonne idée du phénomène. Ce bouillonnement particulier des images s'exagère encore à mesure qu'on opère avec des lunettes d'objectif plus large, si bien que, tout compte fait, le nombre des nuits utilisables avec un grand instrument, est toujours moindre que si l'oeil est armé d'un objectif de moyenne puissance. C'est pour cette raison que les astronomes d'antan cherchaient pour la construction des observatoires, les hauts sommets et les grandes altitudes. En fait, lorsqu'on s'élève de 4 à 5 mille mètres dans les airs, on diminue de moitié la densité de la couche aérienne, mais alors surgit un autre inconvénient. Dès la nuit tombée, l'air chaud des vallées monte à l'assaut des sommets, glisse sur les pentes et vient troubler les images télescopiques. Les aviateurs ne l'ignorent pas ; ils fuient les remous causés par la topographie mou- [16] vementée d'une région montagneuse. Dans ces conditions, un observatoire juché sur le Mont Blanc, comme l'avait essayé Janssen autrefois, est un mythe. Même de faibles sommets comme le Puy-de-Dôme, sont impropres aux observations astronomiques et le raisonnement s'applique aux observatoires situés aux flancs des vallées ou sur les côtes maritimes. On n'a pas tenu compte de ces conditions, qu'on soupçonnait à peine autrefois, lorsqu'on a bâti la plupart des observatoires français, qu'une loi organique a liés à nos Facultés, et c'est grand dommage. Peu d'observatoires en France sont placés dans les conditions requises pour faire de l'astronomie planétaire. En fait, le calme des images ne se rencontre qu'au-dessus des plaines ou des hauts plateaux. J'ai entendu souvent médire de l'Observatoire de Paris, et il a été plusieurs fois question de lui chercher un autre emplacement ; eh bien, n'en déplaise aux auteurs du projet, peu d'endroits sont aussi favorables que Paris pour les observations d'astronomie physique. L'atmosphère très dense, parfois brumeuse de la capitale vaut cent fois mieux que celle des environs, dont la topographie tourmentée et pittoresque crée des courants de convection fort gênants pour les observateurs. [17] Au foyer de nos grandes lunettes, les planètes sont tellement lumineuses que la diminution de clarté résultant d'un fort grossissement, n'est jamais un obstacle à l'observation, mais, je le répète à dessein, si l'emplacement de l'observatoire n'a pas été spécialement choisi, l'utilisation du pouvoir amplificateur maximum de la lunette demeure quasi impossible. Il y a un moyen, pensera-t-on  : c'est de diaphragmer l'objectif. Dès ce moment, en effet, les images deviennent plus nettes, mais c'est au détriment des détails visibles. On démontre en effet, en Optique, que le pouvoir séparateur d'un objectif, c'est-à-dire celui de distinguer de fins linéaments situés l'un près de l'autre, dépend du diamètre de la lentille. Il résulte de ce fait qu'avec un objectif donné, on ne peut pas augmenter indéfiniment le grossissement ; et qu'enfin ce dernier diminue très vite à mesure qu'on restreint volontairement l'ouverture de l'instrument. Un objectif de 1 mètre de diamètre peut comporter des grossissements de 2000 fois environ, pour les planètes ; or, en raison du trouble des images, il est extrêmement rare qu'on puisse employer un pouvoir dépassant 600 fois. Dans les conditions même les plus favorables, la vision télescopique n'est pas aussi aisée qu'on pourrait le croire et ce que je vais dire s'applique également aux études micrographiques. [18] Pour apercevoir des détails souvent à la limite de visibilité, il faut un oeil très expérimenté et j'estime -- pour avoir fait cet apprentissage -- qu'on ne commence vraiment à bien voir, dans une lunette ou un télescope, qu'après une quinzaine d'années d'entraînement. Notez qu'on peut faire de l'astronomie sans cela  : on peut photographier le ciel, user du spectroscope, calculer des étoiles doubles, aligner des équations sans posséder un oeil entraîné ; et c'est ce que font bon nombre d'astronomes ; mais celui qui désire observer les planètes, doit perfectionner son acuité visuelle et apprendre à voir les détails. Cette particularité m'avait toujours paru étrange au point de vue physiologique, et je m'expliquais mal ce qui pouvait se passer en la circonstance. Je m'en suis ouvert bien des fois à des ophtalmologistes éminents, mais ce n'est que tout récemment que j'eus la clef du mystère. Pour que deux lignes parallèles soient distinguées l'une de l'autre, elles doivent former sur la rétine deux images distantes de 4 microns [NOTE Le micron vaut un millième de millimètre.], grandeur égale au diamètre des bâtonnets, c'est-à-dire des éléments fonctionnellement indivisibles de la rétine  : semblable distance correspond à un angle de 1 minute ou 60 secondes. [19] Or, en bien des cas, un oeil entraîné peut distinguer des lignes plus rapprochées et dont l'écartement correspond à 1,5 micron, soit à 20 secondes d'arc. Comment cela se peut-il  ? Tel est le problème qui a été résolu récemment par M. Basler. [NOTE BASLER, Die Sehscharfe bei Naturvolken, Praxis, n. 15, 14 Avril 1924.] «Supposons, en effet, que deux lignes soient assez voisines l'une de l'autre pour que l'oeil n'en distingue qu'une seule. Puis rapprochons les encore davantage. L'oeil distingue parfaitement le mouvement et cela ne peut s'expliquer qu'en admettant que le phénomène se passe aux limites de deux éléments rétiniens ; alors que l'un cesse d'être influencé, l'autre commence à l'être, fait qui crée une différence qualitative et perceptible très inférieure au diamètre d'un élément.» D'après Basler, qui a étudié de très près le phénomène, l'acuité visuelle varie avec les peuples et les individus ; elle n'est au fond qu'une sorte d'entraînement à distinguer le mouvement de deux points séparés par un faible intervalle. Et en fait, j'avais remarqué depuis longtemps, en observant les planètes ou les fins linéaments des taches solaires, que les images m'offraient beaucoup plus de détails si, au lieu de me servir d'un équatorial mû par un mouvement d'horlo- [20] gerie -- auquel cas l'astre paraît immobile dans le champ -- je laissais l'objet étudié marcher d'un bord à l'autre de ce même champ de la lunette. A cette qualité, je dirai «sportive», puisqu'il s'agit d'entraîner ses yeux, s'en ajoute une autre rarement réalisée. L'astronome qui désire faire oeuvre utile en étudiant les planètes, doit être bon dessinateur et cela se conçoit aisément. Il ne suffit pas de voir, en effet, il faut dire ce que l'on voit, et aucune phrase ne saurait mieux rendre un aspect que le dessin. Or, à ce point de vue, rien n'a été institué dans les observatoires pour favoriser cet art si long et si difficile à acquérir. Dès lors, en arrive-t-on à étudier les planètes Mars ou Jupiter, on s'empresse de noter, en un croquis souvent fort imparfait, les détails aperçus. Le dessin ainsi obtenu est si lamentable que son auteur même se refuse à le livrer à la publicité et qu'il éprouve la plupart du temps le besoin d'en confier l'exécution à plus habile que lui. J'ai connu dans cet ordre d'idées, un Directeur d'Observatoire qui faisait exécuter tous ses dessins par ses astronomes adjoints successifs. Celui qui a travaillé l'oeil à la lunette des nuits entières afin de noter les détails souvent fugitifs aperçus dans Mars, par exemple, peut seul apprécier à sa juste valeur un tel système opératoire. Maintenant, amusez-vous à feuilleter, par exemple, la collection des représentations planétaires, illustrant les Bulletins de la Société Astronomique de France, pour peu que vous sachiez dessiner, vous ne pourrez que déplorer une telle documentation  : Au point de vue dessin, c'est tout simplement lamentable. J'admets quelques exceptions, il s'en trouve partout, mais vous les aurez vite découvertes. Je me rappelle qu'une année j'avais pu réunir quelques centaines de dessins de Mars se rapportant à une même opposition. Je demandai alors à un peintre de grand talent, membre du jury au Salon de peinture et qui ignorait d'ailleurs tout de la planète en question, de vouloir bien placer ces représentations par ordre de savoir-faire des auteurs ; il ne devait tenir compte que de l'art du dessin ; mon artiste m'avoua que la plupart des dessins étaient franchement mauvais et à peu près inclassables ; mais le plus piquant de l'histoire, et qui nous amusa beaucoup, ce fut de voir arriver bons derniers ceux... devinez... du fameux astronome américain Lowell, dont nous aurons plus d'une fois à rappeler les extravagantes théories. Ainsi, non seulement beaucoup d'astronomes ne savent pas voir, faute d'un entraînement suffisant, mais à cette défectuosité professionnelle, ils ajoutent une ignorance à peu près totale du [22] dessin. Voilà ce que le public ne doit pas ignorer, instruit sur ce point, il comprendra mieux le peu de valeur qu'il faut attacher aux observations qui pullulent dans les journaux, aux moments où tel ou tel astre est en vue. Pour Mars, en particulier, il existe à peine quatre astronomes en France qui soient dans les conditions requises pour donner une appréciation exacte de faits par eux constatés ; beaucoup d'entre eux répètent ce qu'ont vu certains collègues et n'ont observé la planète dont ils parlent qu'en de rares occasions, en amateurs et par pure curiosité. Vous comprenez maintenant que l'étude d'une planète demande des soins minutieux, des conditions souvent difficilement réalisables, en tout cas une persévérance longue et laborieuse. -- Qu'à cela ne tienne, direz-vous ; n'avons-nous pas la photographie pour nous venir en aide. -- Oui, eh bien, parlons-en. Je vous accorde qu'au foyer de puissants instruments, les images de la Lune sont assez grandes pour que les détails enregistrés soient de nature à nous rendre de signalés services ; mais ces derniers ne sont pas de l'ordre qu'on pourrait supposer de prime abord. Nos clichés de la Lune sont intéressants parce qu'ils fixent d'une façon définitive les grandes lignes de l'orographie lunaire ; quant aux détails, l'oeil armé d'une lunette convenable aperçoit mille fois plus. [23] Dès lors, que dire des photographies de planètes ? Celles de Mars prises à l'aide du plus grand télescope du monde, celui du mont Wilson, dont l'objectif mesure 2 m. 50 de diamètre, n'offrent qu'une surface de quelques dizaines de millimètres carrés. Ces clichés, certes, nous ont rendu de gros services, en ce sens qu'ils ont enregistré sur notre voisine des configurations dont on contestait souvent la réalité, mais ils sont loin de montrer les faibles détails qu'un oeil exercé peut découvrir, avec un instrument d'égale puissance. Toutefois, loin de médire de la méthode, je suis persuadé au contraire, qu'avec les perfectionnements apportés dans l'avenir à la sensibilité des plaques photographiques, nous aurons en main un procédé qui peu à peu remplacera l'oeil de l'astronome et nous fournira de précieuses images objectives des planètes. L'emploi d'écrans colorés a déjà singulièrement augmenté nos ressources ; que sera-ce le jour où nous prendrons des agrandissements directs et en couleur de la planète Mars ! Ce temps, hélas ! paraît encore lointain et en attendant, nous sommes obligés d'avoir recours à l'observation visuelle. Mais alors la question n'a point avancé d'un pas. Qui nous indiquera les sources de notre documentation ? Les articles parus sur la planète [24] Mars dans les journaux et les Revues ? Certes, au cours de la dernière opposition, les chroniqueurs scientifiques s'en sont donné à coeur joie ; mais, en supposant que je n'aie aucune opinion sur un aussi passionnant sujet, j'avoue qu'il me serait difficile, à l'aide de cette littérature frelatée, de me faire une idée même approximative de ce qui existe en réalité là-bas, sur cette terre, soeur de la nôtre. -- Vous arriverez après beaucoup d'autres, répondront mes lecteurs, et pourquoi vous faire crédit, à vous plutôt qu'à ces littérateurs dont vous tenez les histoires en suspicion ? -- Soit, mais la science vit de faits et non d'hypothèses et dans l'exposition des données, je prétends posséder certains avantages. «Il est de la plus haute importance, a dit un astronome à propos des faits martiens, que cette exposition soit faite de première main... On évite ainsi les amplifications erronées d'une science de rencontre, et tout un parfum de réalité se dégage vraiment du récit de celui qui a vu». Or, à l'observatoire de Bourges, l'étude systématique des planètes a été entreprise de longue date. J'ai suivi déjà nombre d'oppositions intéressantes de Mars. J'ai pris de la planète des centaines de dessins, opéré des milliers de mesures, passé bien des fois six et huit heures consécutives par nuit, à observer notre voisine. [25] Ici, dans les grandes plaines du Berry, les ciels, sans être aussi beaux que dans le midi, nous donnent de bien meilleures images, à telle enseigne qu'une certaine année, j'ai pu obtenir des définitions splendides pendant 98 nuits de suite où Mars fut observé. Pour la première et dernière fois, peut être, de ma vie, j'ai vu Mars à moins de 56 millions de kilomètres et j'en suis encore émerveillé. Je puis donc parler de Mars en connaissance de cause et je ne crains aucun démenti, d'où qu'il vienne. Les résultats de l'opposition de 1924 ont été fort intéressants et j'aurai l'occasion d'y revenir. Et puis, à côté de nos observations personnelles forcément limitées dans le temps, il reste les données antérieures parmi lesquelles nous pouvons faire un choix judicieux. La Physique elle même aura son mot à dire en la circonstance et plus d'une fois les analogies seront appelées à notre secours. Bref, sans vouloir émettre 1a prétention de résoudre définitivement l'Énigme martienne, il m'a semblé que le moment était opportun pour mettre le grand public au courant des acquisitions les plus certaines de la Science, touchant notre voisine de l'espace. [26-27] II - Mars, la Planète rouge --------------------------- Je reconnais ses traits, c'est le farouche Mars ! Sa pâleur que menace une rougeur obscure, Sans peine à tous les yeux distingue sa figure. RICARD. Parce que la couleur rouge affecte généralement la planète Mars et que la Mythologie gouvernait autrefois l'état civil du ciel, notre sanglant voisin devait représenter le dieu de la guerre. Et voilà pourquoi les princes nés sous l'influence de la planète devaient être belliqueux ! Cette simple réflexion répondra à certains lecteurs qui m'interrogent périodiquement sur la valeur des horoscopes ! L'invention des lunettes vers 1609, devait signer l'arrêt de mort de la vieille astrologie. En [28] rapprochant les mondes planétaires, les instruments d'optique allaient nous permettre une distinction physique entre les étoiles brillant d'un éclat propre à l'instar du Soleil, et les corps obscurs tournant autour de ce dernier et dont ils réfléchissent simplement la lumière. Bientôt, les astronomes furent assurés que toutes les planètes du système solaire offraient des analogies évidentes avec la Terre ; mais il devait se passer bien des années avant qu'on fût en mesure de fournir des précisions. Dès 1543, le chanoine Copernic avait annoncé que si son système était exact, Mars devait présenter des phases analogues à celles de la Lune, [29] et en 1610 seulement, Galilée soupçonnait ces aspects ; mais la première observation certaine d'une phase sur Mars est due à Fontana, dont nous reproduisons deux dessins ; la fig. 5 indique un disque légèrement échancré. Toutefois, il faut croire qu'à cette époque (1635-1638), les lunettes étaient bien peu perfectionnées, puisqu'en fait de configurations intérieures, Fontana ne découvre qu'un «cône sombre en forme de pilule très noire» Cette «pilula Martis» comme il l'appelle, il la revoit dans Vénus, preuve qu'un aspect aussi singulier tenait à une défectuosité de son objectif [30] En 1659, Huygens, auquel nous devons la découverte effective de l'anneau de Saturne, soupçonne dans Mars ce que nous appelons aujourd'hui la Mer du Sablier et déclare que la planète tourne en 24 heures environ. Cassini, en 1666, précise davantage cette durée qu'il fixe à 24 heures 40 minutes ; et cependant les dessins qu'il nous a laissés sont incompréhensibles, preuve qu'un astronome peut fort bien se méprendre sur la configuration d'une planète, la rendre fort mal et arriver néanmoins à une bonne approximation de ses déplacements. [31] Cette réflexion est corroborée par l'examen des dessins de William Herschel. Tout le monde sait que l'astronome hanovrien qui s'était fixé en Angleterre, était parvenu à construire lui-même des télescopes d'une rare perfection. Eh bien, ce créateur génial de l'Astronomie physique nous a donné de Mars des dessins informes et il faut une grande bonne volonté pour identifier les aspects de ses derniers avec ce que nous connaissons des linéaments de la planète (fig. 10, 11, 12). [32] Que William Herschel fût un observateur habile et consciencieux, cela ne fait aucun doute, mais sa science du dessin devait être rudimentaire. Toutefois, son oeil voyait juste et c'est à partir de ses travaux qu'on commença à se faire une bonne idée du monde martien (1780). On admit généralement, en effet, à la suite de ses études, que Mars offrait des pôles de glace ou de neige dont les fluctuations en étendue, suivaient les saisons de la planète. Les grandes lignes de la topographie martienne furent alors soupçonnées, et en 1783, le grand astronome pouvait écrire ces lignes, dont le sens n'a fait que s'affirmer après un siècle et demi de recherches  : «L'analogie entre Mars et la Terre est peut être de beaucoup la plus grande qui existe dans le [33] système solaire tout entier». [NOTE Philosoph. Trans, vol. 74, p. 260.] Cette circonstance, ajoute Miss Clerke, donne un intérêt tout [34] particulier à l'étude des conditions physiques de notre voisine planétaire extérieure. [NOTE Miss CLERKE : History of Astron. during the 19th Century, p. 274.] L'élan était donné ; aussi, dès le premier quart du XIXe siècle, tous les astronomes étaient d'avis que Mars offrait, comme la Terre, de vastes étendues continentales jaunes ou rougeâtres, des taches sombres bleues ou vertes représentant des océans, enfin de vastes traînées courant au travers des continents et reliant parfois les masses sombres  : c'étaient des fleuves ou des détroits. Ces interprétations ne firent que s'affirmer avec les dessins de Beer et Madler (1830-1841), de Sir John Herschel, du P. Secchi et de Sir Norman Lockyer, si bien qu'en 1869, l'astronome Proctor, réunissant toutes les observations antérieures, n'hésite pas à donner, pour la première fois, une carte vraiment typique de la planète (fig. 3) Inutile d'ajouter que devant le planisphère de Proctor, tout homme sérieux se trouvait dans la situation d'un géomètre ayant sous les yeux un plan dont il ignorait tout des teintes conventionnelles. Et cependant, tel est l'attrait qu'exercent les mots sur notre esprit, que personne ne mit en doute l'existence, sur Mars, d'océans et de fleuves analogues aux nôtres. [35] Ces appellations sont encore celles que nous utilisons aujourd'hui. Mais, de même que nous avons gardé le nom de mers pour les grandes plaines de la Lune où l'eau ne saurait exister à l'heure actuelle, de même nous ne sommes plus dupes des appellations martiennes ; ce ne sont là que pures étiquettes et la nature des régions qu'elles désignent reste à préciser. [NOTE Pour un historique plus complet, voir Les Enigmes de la Science, par l'abbé MOREUX. (Doin, Ed.).] Les choses en étaient là, lorsque le 5 septembre 1877, Mars s'offrit dans les meilleures con-[36] ditions d'observation avec un disque de 25" d'arc, et une distance analogue à celle qui nous sépara de notre voisine en 1924. Schiaparelli, directeur de l'Observatoire de Milan, entreprit l'étude systématique de la planète et un repérage trigonométrique des principales configurations. La première carte dressée par l'astronome italien fut une véritable révélation, des fleuves nouveaux furent inscrits au catalogue ; nombre de continents firent place à des îles, et toutes les mers reçurent des noms empruntés à la Mythologie. Mais bientôt, changement de tableau ; la carte de 1877 n'offrait au demeurant rien que de très naturel, celles qui suivirent prirent un tout autre aspect. Les tracés curvilignes, à part les lignes de littoral, sont l'exception ; tout est tiré au cordeau et à l'équerre  : on dirait un réseau artificiel enserrant la planète, et les fleuves sont devenus des canaux dans la nouvelle nomenclature. Ce terme de canal, inventé de toutes pièces peu auparavant par le P. Secchi, renfermait quelque chose de mystérieux parce que artificiel ; il n'en fallait pas moins pour allécher le public dont la curiosité mise en éveil, n'eut de cesse d'avoir le mot de l'énigme. Pourquoi, dans l'intervalle d'une dizaine d'années, Schiaparelli avait-il changé sa manière de dessiner ? Voilà ce qu'on aurait dû se demander, mais personne ne s'en avisa et le mot canal, une [37] fois lancé, devait faire fortune... ; la preuve, c'est qu'après quarante ans, nous entendons encore parler des canaux de Mars. Avec son réseau de traits sombres rectilignes dont quelques-uns mesuraient 5000 kilomètres de longueur, Mars apparaissait comme la plus intéressante de toutes les planètes ; les dernières observations de l'astronome italien, publiées après l'opposition de 1887, en firent le monde le plus étrange qu'on puisse imaginer. «En certaines saisons, écrivit-il à cette époque, ces canaux se dédoublent». Ainsi, à la place où la veille il avait aperçu un trait sombre, Schiaparelli constatait la présence de lignes parallèles [38] à 200 kilomètres l'une de l'autre ; le savant cita même un cas de dédoublement où les composantes offraient entre elles un intervalle de 800 kilomètres ! (V. fig. 18). Et naturellement, par esprit d'imitation, nombreux furent les observateurs qui, à partir de ce moment, aperçurent les fameux dédoublements ; mais un fait se produisit de nature à jeter le doute sur l'étonnant phénomène : pendant l'opposition de 1886, alors que MM. Perrotin et Thollon observaient à Nice des canaux nettement doubles, M. Schiaparelli, à Milan, persistait à les voir simples. Ces résultats qui déjà touchaient au merveilleux, allaient cependant être bientôt dépassés par un des plus fervents adorateurs de la planète Mars, à laquelle Lowell avait résolu, malgré un âge mûr, de consacrer son temps et ses ressources. L'Observatoire qu'il fit édifier s'élevait dans l'Arizona, à Flagstaff, station favorisée par une atmosphère extrêmement limpide à 2200 mètres d'altitude. Sans être extraordinaire, l'instrument dont se servait Lowell, possédait un objectif de 61 centimètres d'ouverture. Évidemment, pour un Américain, c'était peu, mais pour nous autres Européens, qui sommes regardés là-bas comme des parents pauvres, un tel objectif eût fait le bonheur d'un observatoire français. Lowell comptait d'ailleurs sur les beaux ciels de Flagstaff et [39] à partir de 1894, il entreprenait une étude attentive de ce monde mystérieux. Le premier soin du nouvel astronome fut de renchérir sur les détails dessinés par Schiaparelli ; s'il faut même attacher quelque crédit à ses affirmations, le nombre des canaux enregis- [40] trés à Flagstaff, atteindrait le chiffre formidable de plus de 600. Fait étrange, ces canaux sont tous rectilignes ; cette tendance se fait sentir même sur le tracé des mers ; les derniers globes de Mars, construits d'après les observations de Lowell, représentent des sphères littéralement recouvertes de toiles d'araignée ; et notez qu'aux endroits où cette multitude de canaux viennent à se croiser, les intersections ne manquent pas de se présenter sous la forme de petites taches rondes ; n'y avait-il pas là de quoi intriguer les moins curieux des terriens ? -- Tout cela, dit M. Lowell est artificiel ; vous vous demandez ce que sont les taches rondes ? Des oasis, tout simplement ; en face de la disette d'eau, ajoute-t- il, les Martiens, race plus intelligente et beaucoup plus avancée que nous en civilisation, ont su utiliser la fonte des neiges polaires... Vous demeurez incrédules, voyez plutôt  : ces oasis réunis par des canaux rectilignes témoignent d'irrigations savantes, de nature à diriger l'eau nécessaire à la végétation. Lorsqu'un canal est insuffisant, les ingénieurs qui ont tout prévu, ouvrent de larges écluses et lancent le précieux liquide dans un canal parallèle au premier. A la vérité, ces canaux n'offrent pas assez de largeur pour que nous les distinguions de si loin  : ceux que nous apercevons représen- [41] tent sans aucun doute les bords de cette savante canalisation, et ce sont eux qui se couvrent d'une végétation dont le développement suivrait les saisons. Pourquoi chercher ailleurs la preuve que Mars est habité ? Nous ne voyons pas les Martiens, il est vrai, mais, de loin, nous assistons à leurs travaux et c'est tout comme. Nous n'avons aucune raison de mettre en doute la bonne foi de l'observateur américain ; il faudrait plutôt chercher une explication de ces cas étranges de déformation visuelle. Pourquoi Lowell et quelques astronomes ayant observé à Flagstaff, ne voient-ils pas comme les autres  ? Comment la méthode inaugurée en Italie a-t-elle pu faire des adeptes en Amérique ? Qu'à l'aide d'un instrument de moyenne puissance et dans de bonnes conditions, on aperçoive sur Mars une topographie objective et réelle, cela ne fait pas de doute. Qu'on y remarque des taches sombres plus où moins rondes, c'est là un phénomène naturel et qui s'explique aisément  : au dessous d'une certaine limite de grandeur, toutes les taches apparaissent rondes. Mais qu'on représente les détails aperçus sous forme de traits rectilignes, minces et anguleux, ceci est d'une étrange bizarrerie et doit être affaire d'éducation. N'avons-nous pas en Europe une école cubiste prétendant à figurer le réel ? [42] Je me faisais toutes ses réflexions et quelques autres encore, lorsqu'en 1909, j'eus la bonne fortune de rencontrer à Paris, un ami de Lowell, professeur d'architecture dans une des plus grandes universités américaines ; je lui fis part de mes doutes et voici ce qu'il m'apprit  : aux Etats-Unis, dans les cours de dessin, on engage les élèves à fixer les formes d'un objet, à l'aide de lignes droites ; un arc de grand cercle devient donc un contour polygonal. Passe encore si l'on usait de ce procédé, fort légitime d'ailleurs, pour un simple croquis, mais le plus souvent, on s'en tient là, et le dessin, ainsi brossé à la hâte, est censé terminé. J'ai sous les yeux en ce moment un album de dessins de Mars dont M. Lowell m'a fait hommage, il y a quelques années ; je ne veux médire de personne, mais, vrai, un astronome ayant la prétention de représenter la planète Mars telle que nous l'apercevons dans nos instruments, ne saurait se contenter de semblables croquis. Tout cela n'est qu'ébauché ; les traits donnent au disque un aspect anti- naturel, jamais de ces estompages légers, de ces tons diffus qu'on aperçoit toujours sur de beaux dessins terminés et sur les photographies, même réduites, obtenues récemment au Mont Wilson. Quant à la gémination des canaux, signalée par Schiaparelli, par Lowell et quelques autres, [43] elle a donné lieu aux discussions les plus vives entre les astronomes. Les uns l'expliquent par un effet de contraste ; d'autres ont avancé, comme je l'ai imaginé de prime abord, que le dédoublement était dû, peut être, à une illusion d'optique ; mais j'avoue qu'aucune hypothèse n'est réellement satisfaisante. [NOTE Le phénomène de diplopie monoculaire est connu depuis longtemps et j'ai été le premier à en donner l'explication ; il augmente avec l'âge de l'observateur dont l'oeil s'accommode de plus en plus difficilement.] Il est certain qu'en quelques cas, sous l'influence de la densité variable des couches d'air causée par le vent ou par des changements de température, des lignes fixes, aperçues dans une lunette, peuvent se dédoubler nettement. Le phénomène n'est pas rare lorsque la définition est mauvaise et j'ai même réussi à en obtenir des photographies. Il y a mieux ; pendant l'été de 1924, par une soirée très pure, alors que je suivais une tache solaire à la lunette avec un faible grossissement, je vis, à ma grande surprise, cette tache se dédoubler entièrement, en d'autres termes à la place d'une seule tache j'en vis deux, séparées par un léger intervalle et j'aurais été bien en peine de décider laquelle était la vraie. De temps à autre les images se rejoignaient quelques secondes pour se séparer de nouveau. Le phénomène dura 4 ou 5 minutes au total, puis cessa [44] pour ne plus reparaître. Ce fait, dont je suis absolument sûr, a fort bien pu se passer dans nombre de cas où l'on a observé consciencieusement les planètes ; car il est invraisemblable que le dédoublement ait été inventé de toutes pièces par des astronomes rompus à la vision télescopique et dont nous n'avons aucune raison de soupçonner la bonne foi. Maintenant, il faut dire aussi que dans quelques circonstances, on a baptisé canal double, des lignes sombres qui s'élargissaient et dont les bords limités par des surfaces claires, apparaissaient ainsi comme deux traits plus ou moins parallèles. Et pour placer la question sur un terrain plus vaste, que faut-il penser de ces traits sombres baptisés fleuves par les anciens et canaux par les modernes ? Ont-ils vraiment une existence objective ; je veux dire : existent-ils tels que nous les apercevons a travers nos télescopes ? Notez que la question se pose dans des termes analogues pour tous les détails planétaires et même pour ceux du Soleil et de la Lune. En vertu de la diffraction, une tache située à la limite de la visibilité, nous l'avons dit, paraît toujours ronde  : pour l'apercevoir sous sa forme réelle, il est nécessaire d'employer un objectif de plus grande ouverture et dont le pouvoir séparateur augmente. Ce raisonnement peut encore [45] s'appliquer à un objet linéaire plus ou moins étendu. Nous pouvons aller plus loin : si nous dessinons sur une surface blanche une série de points rapprochés, ces points, vus à une certaine distance, formeront pour notre oeil une ligne continue et rien ne pourra avertir que nous sommes, en la circonstance, le jouet d'une grave illusion d'optique. C'est ainsi que Mars nous apparaît très différent suivant que nous le regardons à l'aide d'une lunette de faible puissance ou d'un objectif à grande ouverture. Là où nous apercevons, dans le premier cas, des linéaments distincts et continus, nous ne verrons plus que des taches éparses plus ou moins claires ou foncées, et dont l'alignement général suivra la direction primitive. C'est ce sens qu'il faut donner à cette phrase attribuée à un astronome américain ; comme on lui demandait s'il apercevait les canaux de Mars, il répondit télégraphiquement  : «Lunette Yerkes (nom de l'Observatoire) trop grande pour voir canaux ». La conclusion obligée de cette digression un peu longue mais nécessaire, est celle-ci. Le terme canal est extrêmement mal choisi ; nous pouvons continuer à l'employer, mais ne voyons dans cette expression, comme je l'ai fait remarquer, qu'une [46] pure étiquette. Il n'existe pas sur Mars -- comme sur la Terre d'ailleurs -- des configurations orographiques en ligne droite ; nous y remarquons des traînées irrégulières de taches claires ou sombres, de couleur variable, et suivant l'instrument employé, ces traînées sont continues ou discontinues. De quelle nature sont ces taches désignées à tort sous le nom de canaux  : c'est là une autre question et nous y reviendrons ; mais d'ores et déjà nous sommes à même d'assurer que ces traînées sombres ne contiennent pas d'eau comme nos fleuves ou nos lacs, et la preuve, la voici. Les larges surfaces sombres dont la coloration est identique à celle des canaux et qu'on prenait autrefois pour les Mers, n'ont pas résisté à un examen télescopique approfondi. En les observant minutieusement, Lowell a signalé à leur intérieur, des traits plus ou moins clairs, les partageant en surfaces plus petites, à l'instar d'une véritable marqueterie. J'ai pu, dès 1905, avec un instrument de moyenne puissance confirmer ces observations. [NOTE V. Rev. gén. des Sciences, 1905. ] La fameuse mer du Sablier était parsemée de véritables chemins dont la coloration variable ne faisait aucun doute. Je n'étais donc pas en présence d'une étendue maritime, comme notre Océan ou notre Méditerranée, mais j'avais [47] en face de moi, une plaine dont la tonalité variait suivant la région considérée ; et, comme d'autre part, les couleurs de ces surfaces improprement appelées mers, sont exactement les mêmes que celles des traînées désignées sous le nom de canaux, il faut en déduire que si les unes ne contiennent pas d'eau, les autres formés de la même substance que les premières n'en contiennent pas davantage. On le voit, l'orographie martienne devient de plus en plus complexe à mesure que se perfectionnent nos instruments. Nos arrière-petits neveux verront encore mieux que nous ; je pourrais donc vous renvoyer à cette époque lointaine [47] pour résoudre l'énigme, mais comme le disait Henri Poincaré à propos d'un autre problème  : «Si nous étions curieux sans impatience, il est probable que nous n'aurions jamais créé la science et que nous nous serions contenté de vivre notre petite vie. Notre esprit a donc réclamé impérieusement cette solution avant qu'elle fût mûre» [NOTE Cf. H. POINCARE  : Leçons sur les Hypothèses Cosmogoniques : Préface. (Hermann, éd. Paris, 1913).] peut-être. Au fond, avouons-le, ce qui nous inquiète le plus, c'est de savoir si nous sommes les seuls en cet Univers grandiose à jouir de ce merveilleux spectacle, si la vie est l'apanage exclusif de notre petite Terre, simple fief du roi-Soleil, cet astre qui n'est lui-même qu'un des innombrables soldats de l'armée céleste composant la Voie lactée. [49] III - La Vie dans l'Univers --------------------------- Un monde est assoupi sous la voûte des cieux, Mais sous la voûte même où s'élèvent mes yeux, Que de mondes nouveaux, que de soleils sans nombre Trahis par leur splendeur, étincellent dans l'ombre  ! LAMARTINE. La Terre est peuplée d'êtres vivants depuis des centaines de millions d'années, mais notre planète n'est pas la seule à circuler autour [50] du Soleil. Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune tracent comme elle des orbites, tantôt plus resserrées, tantôt plus développées, autour de l'astre central. Pourquoi la vie serait-elle le privilège de notre modeste séjour ? Le Soleil lui- même a de nombreuses répliques dans le ciel ; toutes les étoiles sont des soleils ; et elles sont légion celles qui illuminent nos nuits ; leur ensemble forme la Voie lactée, c'est-à-dire notre Univers, dont les dimensions fantastiques sont bien propres à nous donner le vertige. Un rayon lumineux émané d'une étoile située aux confins de la Voie lactée ne mettrait pas moins de trois cent mille ans à la traverser. Combien une telle étendue peut elle contenir de soleils ? Un ou deux milliards pour le moins, probablement bien davantage. Or, si chaque étoile est le centre d'un système comme le nôtre, et si autour de chacune d'elles, gravitent une demi douzaine de planètes, pour quelle raison ces Terres du ciel ne seraient-elles pas des séjours de vie ? Ainsi raisonnent la plupart des terriens qui professent une foi aveugle dans le dogme de «la pluralité des mondes habités». L'analogie qui les guide en la circonstance constitue-t-elle un argument sans réplique ? C'est encore à la science de nous l'apprendre ; et le pro- [51] blème, quoique facile à poser, n'est pas de ceux qu'on peut résoudre en un tourne main. Arago, autrefois, mettait volontiers des habitants dans le Soleil ; nous avons appris depuis, que l'astre du jour offre une température superficielle d'environ 6000 degrés ; le célèbre astronome, en face de ces chiffres, changerait sûrement d'avis. Passons maintenant à l'extrémité opposée  : la Lune est un monde mort depuis longtemps ; toute trace d'atmosphère en a disparu ; aucun manteau aérien ne saurait désormais la protéger du froid intersidéral voisin de 293 degrés au- dessous de zéro. -- Allez-vous donc y installer des habitants ? Evidemment non. J'entends que j'ai choisi des cas limites ; entre ceux-ci, nous pouvons imaginer une gamme variée à l'infini ; qui nous fixera les frontières de la vie dans l'un ou l'autre sens ? La Science, toujours la Science. Que si vous récusez son témoignage, nous n'avons qu'à arrêter net cette dissertation ; elle ne saurait avoir d'objet. En refusant aux autres mondes le privilège de posséder des êtres vivants différents de ceux que nous sommes accoutumés de contempler, nous risquons, je le sais, d'être accusés de faire un raisonnement de poisson. Cet animal qui respire l'air dissous dans l'eau, ne saurait, dit-on, con- [52] cevoir des êtres différemment bâtis et placés en un autre milieu ; la vie peut donc, ajoute-t-on, revêtir des aspects divers suivant les mondes. Attention ! c'est là un pur sophisme, quelque philosophie que vous professiez, et le tout est de s'entendre sur le mot vie. Ou bien vous admettrez un Créateur fantasque, imposant à son gré un type d'habitants variant avec chaque planète et fort différents de ceux qui peuplent la Terre : à ce compte, nous pouvons placer des êtres vivants dans la Lune et le Soleil, et la Science n'a plus rien à voir avec ces élucubrations ; il faut laisser aux Wells et aux Jules Verne le soin de nous renseigner. Professez-vous, au contraire, les doctrines positivistes qui se réclament de théories rigoureusement scientifiques, vous soutiendrez alors que la vie sur une planète, fera son apparition dès que seront réalisées les conditions nécessaires et suffisantes de son développement. Pour un spiritualiste, qui croît aux causes finales et qui voit dans la nature un plan que le Créateur a pensé et qu'il réalise dans l'évolution de son oeuvre, la conclusion touchant la possibilité de la vie, sera exactement la même. Dans la substance organisée, le physicien et le chimiste n'aperçoivent que des forces physico-chimiques ; fût-on même vitaliste, le principe vital, quel [53] qu'il soit, ne saurait apparaître là où les forces mécaniques n'ont pas préparé les voies. Aussi loin que nous poussions l'analyse, nous ne voyons jamais la nature s'écarter de ses lois et c'est fort heureux, sans quoi nous ne serions jamais parvenus à construire la Science. -- On insistera en disant que nous sommes loin d'avoir énuméré toutes les lois posées par Dieu, à l'origine du monde. -- J'en conviens ; mais force nous est d'admettre qu'au moins, certaines lois nous sont connues. De celles-là, nous nous sommes assurés par tous les moyens que la Science met à notre disposition. -- Elles sont propres, peut-être, à notre planète. -- Point, sans quoi, encore une fois, notre science est radicalement impuissante à nous renseigner sur l'Univers. Or, nous n'ignorons nullement que, de quelque côté que nous dirigions nos télescopes, les lois de la même Mécanique gouvernent tous les mondes ; grâce au spectroscope, nous connaissons la chimie des étoiles, et celle qui régit Sirius commande les mêmes combinaisons que dans Véga. Si la chimie inorganique, c'est-à-dire celle des matières minérales, dont nous soupçonnons déjà le mécanisme, est la même dans l'ensemble du Cosmos, comment croire que la molécule organi-[54] que, aussi bien que la matière organisée, pourraient ressortir à des lois différentes en passant d'une planète à une autre  ? Notez que ceci n'a rien à voir avec ce que j'appellerai la morphologie des êtres vivants. Il se peut que, les conditions étant changées, une matière organisée évolue de façon totalement différente dans un monde différent du nôtre ; qu'elle ait abouti, en un mot, à un règne végétal où aucune de nos plantes ne soit représentée, que l'animalité y revête une tout autre forme, avec des sens aux propriétés inconnues des terriens. Non, le problème n'est pas là, la question est d'ordre beaucoup plus général  : il s'agit de savoir précisément si les conditions du milieu ont permis aux atomes, qui sont partout identiques, de donner lieu à des composés organiques, puis organisés, quel que soit le terme où ces dernières substances pourront aboutir. De gré ou de force, il nous faut donc étudier les conditions requises pour ce passage de l'inorganique à l'organique ; car, en fin de compte, à moins de préciser les termes mêmes de la discussion, nous ne nous entendrons jamais lorsque nous parlerons d'êtres vivants. Le mieux, semble-t-il, serait donc de définir ce que nous désignons par matière vivante ; hélas ! si nous interrogeons les chimistes sur cet épineux sujet, nous risquons fort de renvoyer le débat aux calendes [55] grecques... ; rien n'est difficile comme une définition ; le mieux est encore de passer outre et de chercher quels sont, en gros, les caractères distinctifs de la vie. Or, ce qui saute aux yeux de l'esprit le moins scientifique, lorsqu'il cherche le caractère de la vie, c'est le mouvement  : non celui de la montre dont les rouages sont mûs par un ressort, mais le mécanisme intérieur qui transforme l'énergie du dehors et qui crée ce que Cuvier appelait le «tourbillon vital». Pour en arriver là, la cellule, type primaire du phénomène vital, doit assimiler et se nourrir, c'est-à-dire attirer à elle les éléments qu'elle transformera suivant sa nature, c'est l'assimilation ; puis rejeter au dehors les déchets inutiles, c'est la désassimilation. L'instabilité sera donc le privilège de la matière organisée ; mais un tel mécanisme ne saurait se concevoir sans des propriétés connexes inéluctables ; la réalisation de ce «métabolisme» [NOTE Le métabolisme comprend les phénomènes d'assimilation, d'accroissement et de désassimilation.] de la cellule suppose une matière colloïdale, c'est-à-dire un composé semi-liquide pouvant se déformer et se mouvoir sans se briser, donc incristallisable, et à peu près insoluble dans l'eau à l'état moléculaire, sous peine de s'évanouir. [56] Nous voilà loin des rêveries des romanciers qui veulent inonder d'habitants fantastiques tous les mondes de l'Univers ! La science a fait quelques progrès depuis Fontenelle ; c'est bien le moins que nous en profitions ! Relisez tous ceux qui ont écrit sur ce thème de la Pluralité des mondes habités, de Fontenelle jusqu'à Kant et Lalande, sans compter les auteurs de moindre envergure, et vous verrez que, toujours, on a déformé à souhait le problème. Tous parlent d'une vie différente de la nôtre, et se gardent bien de préciser. A ce compte, je ne vois pas pourquoi nous ne placerions pas des habitants au sein du Soleil, ou même dans les milieux interstellaires ! La vérité apparaît plus simple et plus naturelle : qui dit vie, dit substance colloïdale, pour le moins ; prolongement, peut-être, de la matière inorganique, mais distincte d'elle par sa contexture même physique. D'un côté, des corps formés d'un tout petit nombre de molécules donnant naissance à des systèmes cristallins, de l'autre des composés moléculaires si complexes que toute cristallisation demeure impossible. Par quel mécanisme la matière minérale parvient-elle à former ces grosses molécules inorganiques, ces micelles, comme disent les biologistes, qui entreront dans la composition des colloïdes ? Il y a là, certes, une énigme dont nous ne faisons qu'entrevoir la solution, mais peu im- [57] porte, puisque nous savons que les unes dérivent des autres, suivant des lois fatales. Du point de vue strictement scientifique et philosophique, nous pouvons donc admettre que la vie apparaît sur une planète, lorsque sont réalisées à sa surface les conditions physiques lui permettant d'exister. Or, si nous étudions ces conditions, nous allons constater qu'elles sont singulièrement restreintes. Aucun phénomène vital ne peut subsister en dehors de limites de température qu'ont précisées les expériences. D'une façon générale, le protoplasme des cellules étant formé de matières colloïdales, dont le type est l'albumine, et celle- ci ayant son point de coagulation entre 40 et 50 degrés centigrades au-dessus de zéro, on peut affirmer que les grandes manifestations de la vie ne peuvent se dérouler dans un milieu à température plus élevée. La limite minima nous est donnée par le point de congélation de l'eau ; toutefois, ici, la vie paraît s'adapter à des conditions plus sévères. L'organisme est une véritable machine thermique, capable de lutter contre le froid extérieur ; et c'est ce qui arrive pour les animaux à organisation élevée. D'autre part, nous savons que les végétaux résistent à des températures excessives  : certains microbes ne succombent qu'à des froids de 250 [58] degrés et supportent une chaleur voisine de 100 degrés centigrades, mais vers ces limites, le phénomène vital ne saurait se dérouler avec son maximum d'intensité. Quant aux conditions de pression, elles paraissent très étendues et varient suivant le degré d'organisation ; nous y reviendrons à propos de Mars. Si maintenant nous passons aux conditions chimiques  : alimentation et composition du milieu, nous voyons immédiatement que l'eau et l'oxygène occupent une place prépondérante  : la vie ne saurait exister sans ces deux substances et aucune matière colloïdale et organisée ne saurait s'en passer. En résumé, le phénomène vital dans toute son ampleur, ne peut exister que sur une planète dont la température oscille entre d'étroites limites, et dont l'atmosphère assez dense contient des réserves d'eau et d'oxygène. Ces quelques conditions déjà indispensables -- j'en omets quelques autres pour ne pas allonger indéfiniment cette dissertation -- vont déjà nous permettre de limiter nos recherches parmi les mondes qui peuplent la voûte céleste. «Regardez le ciel, disait Faye, et dites-vous bien que de ces myriades d'astres que les lunettes vous y font voir, aucun n'est habité puisqu'ils sont tous en état de pleine incandescence ; aucun ne le sera jamais, parce qu'à l'époque de leur [59] extinction, alors qu'un être vivant pourrait mettre le pied sur leur croûte refroidie et solidifiée, il n'y aura pas pour eux, à cause de leur immense éloignement mutuel, de soleil voisin pour leur départir la lumière et la chaleur». [NOTE H. FAYE  : Sur l'Origine du Monde, p. 244, éd. de 1884.] Ainsi, aucune étoile ne sera jamais habitable ou habitée. La vie ne peut naître que sur des planètes tournant autour de soleils actuellement incandescents. Mais comme, d'autre part, les conditions de la vie, au point de vue température, ne peuvent osciller que dans d'étroites limites, ce qui est incompatible avec des orbites fortement elliptiques, toutes les planètes dont les trajectoires sont très excentriques, doivent être exclues et il en va de même pour les comètes. Quant aux satellites, ils partagent, jusqu'à un certain point, les prérogatives de leur planète. Jetons maintenant un rapide coup d'oeil sur le système solaire. Sur les huit planètes principales qu'il renferme, quatre n'ont jamais été habitées et sont encore à l'heure actuelle inhabitables. Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune en sont toujours à leur première phase planétaire, ainsi qu'en témoigne leur faible densité. Ceci s'explique à merveille pour Jupiter et Saturne qui sont les plus volumineuses de tou- [60] tes ; le froid de l'espace n'a pas encore eu raison de ces sphères énormes, à peine éteintes depuis quelques millions d'années. Sous la couche nuageuse leur servant d'enveloppe, des substances chaudes, probablement portées au rouge-sombre, comme les coulées de fonte de nos hauts fourneaux, protègent la masse interne d'un rapide refroidissement. Uranus et Neptune ne sont eux-mêmes qu'amas de vapeurs brûlantes et si le fait nous étonne, en raison de leur volume relativement plus faible que les précédentes, il est cependant hors de doute à l'heure actuelle. Et ces mondes ne seront jamais habites ? Pourquoi ? -- Parce que lorsqu'une croûte solide pourra s'installer à leur surface, notre Soleil, dont les rayons actuels seraient déjà impuissants à entretenir la vie en ces régions lointaines, ne sera plus qu'une étoile rouge, se hâtant vers l'extinction finale. A peine si, alors, sa chaleur affaiblie suffira-t-elle à développer la vie sur la Terre, par quelles lois miraculeuses ses radiations pourraient-elles activer la vitalité d'organismes naissants, sur ces mondes situés aux confins de l'empire solaire ? Vous comprendrez mieux maintenant quelle erreur était celle de Kant, lorsqu'il prétendait résoudre la question par des arguments d'ordre [61] métaphysique, alors qu'il ignorait les données expérimentales que comporte le problème. «Puisque, dit-il, ces facultés (spirituelles) sont en dépendance nécessaire de la matière qui forme la machine qu'habitent les âmes, nous sommes amenés à conclure qu'il est plus que vraisemblable que l'excellence des créatures intelligentes, la promptitude de leur pensée, la netteté et la vivacité des notions qu'elles reçoivent des impressions extérieures aussi bien que leur faculté de les associer... en un mot, tout l'ensemble de leur être moral, doit être soumis à une loi déterminée d'après laquelle il est d'autant plus parfait et plus excellent que leur lieu d'habitation est plus éloigné du Soleil». Et le philosophe de Koenigsberg d'ajouter naïvement et prétentieusement  : «Cette loi étant ainsi établie avec un degré de vraisemblance qui ne diffère guère d'une vérité démontrée...». [NOTE KANT : Théorie du Ciel, trad. de C. WOLF dans Les Hypothèses cosmogoniques, p. 246, (Gauthier-Villars, Paris, 1886)] Il faut arrêter là cette citation et je suis bien de l'avis de M. Bouasse  : «c'est vraiment trop fou, c'est trop bête !» Et dire que Kant a trouvé en plein vingtième siècle, des écrivains pour reprendre à leur compte de semblables âneries ! Encore une fois -- et je le répète à dessein -- [62] si l'on pose le problème de l'habitabilité des mondes en termes n'ayant rien de scientifique, aucune discussion n'est possible ; mieux, il n'y a plus de problème, l'imagination seule doit faire les frais de la solution et nous pouvons faire appel à nos plus célèbres romanciers. Sans doute, il serait plus divertissant de peupler les mondes, suivant leur nature, d'êtres fantastiques empruntés aux antiques mythologies ; les salamandres se trouveraient à l'aise dans les feux du Soleil ou de Jupiter, des Tritons s'ébattraient au sein des Océans de Neptune, cependant que des Nymphes gracieuses ou des Sirènes enchanteresses peupleraient les ondes marines de la planète Vénus ; mais pour qui réfléchit un tant soit peu, toutes ces élucubrations littéraires et poétiques n'ont rien de commun avec la Science, telle que nous la concevons. Dans un Univers tissé de la même étoffe, façonné des mêmes substances, gouverné par les mêmes lois, nous ne saurions concevoir des atomes soumis à des règles différentes  : «les mêmes causes engendrent les mêmes effets». Je sais que les conditions changeant, les effets diffèrent, mais ceci n'a rien à voir avec le principe même de la vie ; tout au plus les conditions diverses pourraient elles influer sur l'évolution vitale ; et la preuve, ne l'avons-nous pas sous les yeux ? Températures, pressions, composition chimi- [63] que de l'atmosphère, tout cela n'a-t-il pas changé depuis les temps où les premières cellules ont fait leur apparition sur notre globe  ? La Paléontologie n'est-elle pas là pour nous dire que la vie végétale et animale s'est adaptée mille fois aux fluctuations des climats terrestres. Néanmoins, la matière vitale, organisée, d'aujourd'hui, n'est autre que celle d'hier et de toujours ; les grandes lignes sont restées identiques ; seule, ainsi que je le disais tantôt, la morphologie s'est différenciée. Conclusion  : si la vie est apparue sur une autre planète, ce qui, a priori, est tout à fait vraisemblable, il n'en reste pas moins que, née forcément dans des conditions physico-chimiques analogues aux nôtres, elle a pu, elle a même dû, évoluer sur des plans que nous ne saurions imaginer, mais colloïdes, micelles et organismes vivants doivent manifester des traits communs. Sortons maintenant de notre petit monde solaire pour examiner ce qui peut se passer dans les systèmes stellaires. Malheureusement, les étoiles sont si éloignées que nous n'avons jamais vu, et que probablement nous n'apercevrons jamais les planètes circulant autour de ces soleils de l'espace. L'analogie et l'induction peuvent donc seules nous guider ici ; admettons que l'une et l'autre soient légitimes. Allons-nous pouvoir doter chaque soleil d'un lot important de planètes ? Pas le moins du monde ; car les études récen- [64] tes nous ont appris que les trois quarts au moins de la population stellaire ne sont pas bâtis sur le type de notre Soleil. Beaucoup d'étoiles sont en effet associées deux à deux, trois à trois, etc... Considérons simplement les systèmes binaires ou étoiles doubles  : dans ce cas, nous avons affaire à deux soleils tournant l'un autour de l'autre, ou plutôt autour de leur centre de gravité commun et ce fait donne lieu aux combinaisons les plus variées. Or, quel que soit le genre d'orbites décrites, celles-ci sont le plus souvent très excentriques et, par cela même, impropres à la formation de planètes. Ainsi, il nous faut nous résigner ; la plupart des soleils illuminant la voûte céleste, sont stériles au point de vue qui nous occupe. J'accorde qu'il en reste encore assez de millions, pour satisfaire les esprits soucieux de placer dans les Terres du ciel, des habitants capables d'admirer l'oeuvre de la Création. Pour certains penseurs, l'Univers sans la vie répandue à profusion, reste un non-sens. Je me garderai bien de les contredire, mais je puis avec Descartes, leur faire observer «que nous ne devons pas tant présumer de nous mêmes que de croire que Dieu nous ait voulu faire part de ses conseils» sur ce point délicat. Au surplus, cette pénurie relative d'êtres vivants possibles à l'heure actuelle, sur les pla- [65,66,67,68] nètes de l'Univers, s'accorde parfaitement avec nos idées modernes touchant les conditions délicates et requises pour assurer la vie organique. Écoutons encore Faye disserter sur ce sujet  : «La nature, dit-il, a donc dû former un grand nombre de mondes pour qu'un milieu habitable se soit produit, çà et là, par un heureux concours de circonstances favorables. C'est ainsi que la nature, sur notre propre globe, assure la reproduction de certains êtres en dépit des chances nombreuses de destruction qui les menacent. Elle n'a pour cela qu'un procédé  : c'est de multiplier énormément les germes exposés à périr, afin que quelques-uns d'entre eux rencontrent la chance rare qui leur permettra de vivre. Il serait puéril de prétendre qu'il ne peut y avoir qu'un globe habité dans l'Univers ; mais il serait tout aussi insoutenable de prétendre que tous ces mondes sont habités ou doivent l'être». [NOTE H. FAYE : Op. cit., p. 251] Nous avons vu qu'en particulier, sur huit de nos planètes, quatre, pour le moins, sont inhabitées et ne seront jamais habitables ; pour les trois autres, celles situées plus près du Soleil -- je laisse de côté la Terre -- la question pourra être posée et discutée. Mais alors, comment ne pas juger sévèrement [69] des astronomes s'écriant «que la vie dans les planètes autres que la Terre est un résultat que l'on peut considérer comme acquis par un ensemble de faits, d'analogies et de déductions rigoureuses qui ne laissent place à aucun doute ; que c'est le fruit mûr et parfait de la science». Or, ces fadaises et ces mensonges grossiers furent débités sérieusement, le 24 octobre 1896, par Janssen, au cours d'une séance solennelle réunissant nos cinq Académies et personne ne s'y rencontra pour protester au nom de la Science et de la vérité. Les vulgarisateurs, en quête de copie, ne se firent pas faute de répandre la nouvelle, et voilà comment le bon public, qui confond la Science avec les savants, fut une fois de plus honteusement berné. A ceux qui trouveraient trop restrictives et trop draconiennes les conditions que la vraie science impose au phénomène vital, je dédie ces simples réflexions pour terminer. Supposons que la Lune ait été habitée autrefois, aux temps lointains, par exemple, où les grands sauriens peuplaient la Terre. Il n'y a là nulle invraisemblance ; notre satellite ayant évolué plus vite en raison de son faible volume, le phénomène vital y a manifesté une moindre durée. Les Sélénites d'alors ont eu, certes, des discussions sur l'habitabilité des mondes  : «Pourquoi, ont dû se dire les plus intelligents d'entre [70] eux, la Terre, l'astre autour duquel nous gravitons, serait-elle moins privilégiée que notre séjour ? Dès lors que des êtres pensants existent ici, nous n'apercevons aucune raison de nature à justifier leur absence sur le globe terrestre.» Et le raisonnement était faux  : les Sélénites devaient disparaître longtemps avant l'apparition de l'homme sur la Terre. On le voit, le procédé de l'analogie n'est pas toujours correct au point de vue logique. Dans toutes ces questions, nous sommes trop souvent portés à négliger le facteur temps. Le monde a eu un commencement  : un Univers matériel où tout est mouvement, ne peut durer depuis une infinité d'années. Admettez, si vous le désirez, qu'il se soit écoulé quelques milliards d'années ou de siècles, depuis son origine. [NOTE V. Th. MOREUX : Origine et formation des Mondes et Les Confins de la Science et de la Foi. (Doin, éd. Paris).] Nous savons d'autre part qu'il tend vers une fin inéluctable ; or, quelle que soit l'étendue de son existence dans le passé comme dans le futur, il y a place pour la naissance et la mort de myriades de soleils, donc de systèmes où chaque planète viendra à son heure, se refroidira, se vivifiera aux rayons de son étoile centrale, perdra son atmosphère, connaîtra la décrépitude et finalement la mort. [71] Sur cet ensemble majestueux, il s'en trouvera sûrement un grand nombre où le phénomène vital pourra se manifester. Dès lors, pourquoi vouloir à tout prix peupler ces planètes à la même heure, à la même minute ? L'évolution de la vie demande des centaines de millions d'années, nous en avons la preuve tous les jours sous les yeux ; ce serait donc une prétention ridicule que de vouloir imaginer les mêmes stades vitaux se déroulant simultanément sur tous les mondes destinés à recevoir des êtres vivants. Ouvrez les yeux aux phénomènes que vous présente la nature à la surface de notre propre habitat  : ne voyez-vous pas la plante multiplier ses germes avec une inépuisable prodigalité ? Si toutes les graines d'une année recevaient leur plein développement, la Terre serait trop minuscule pour les abriter ; mais parce que le phénomène vital exige des conditions extrêmement délicates, il faut un nombre prodigieux de semences pour assurer la perpétuité de l'espèce. Maintenant, promenez-vous dans une forêt, vous y verrez des végétaux à toutes les phases de leur vie ; ceux qui s'éteignent font place à ceux qui naissent et ainsi se prolonge, dans le temps, la suite des générations. Transposez ce même raisonnement et appliquez-le à l'Univers entier, vous comprendrez l'erreur de jugement que commettent ceux qui [72] ont l'impérieux souci de vouloir non seulement peupler toutes les planètes à la même seconde de temps, mais de placer en chacune d'elles, des êtres doués de sensation et d'intelligence. Telle est, semble-t-il, la façon la plus naturelle et la plus philosophique de concevoir le développement de la vie dans l'Univers. Si maintenant nous voulons faire de la science positive, nous nous verrons dans l'obligation de procéder d'une manière différente. Toute hypothèse vaut la peine d'être discutée, mais pour qu'elle prenne rang dans la science, il est nécessaire qu'elle encadre les faits. La question qui nous préoccupe va donc se présenter tout autrement et sous son véritable aspect. Certaines planètes peuvent être habitables ; soit, mais en fait sont-elles habitées ? Pour répondre affirmativement, il faut s'appuyer coûte que coûte sur des données expérimentales. On nous parle sans cesse des habitants de Mars, par exemple ; les astronomes les ont-ils aperçus  ? Non, évidemment ; mais ils pourraient inférer leur existence de leurs manifestations, ces dernières ont-elles eu lieu, et les avons-nous constatées ? Descendons d'un degré notre enquête  : l'Astronomie peut-elle nous dire si, dans telle ou telle planète, les conditions de la vie sont remplies. [73] Si oui, pouvons-nous préciser davantage, et pour en revenir toujours au procédé expérimental, voyons-nous, en fait, des traces de vie à la surface de la Planète Mars. C'est à ces questions que le chapitre suivant va répondre. [74-75] IV - La Vie sur Mars -------------------- Descends-tu pour me révéler Des mondes le divin mystère ? Les secrets cachés dans la sphère Où le jour va te rappeler ? LAMARTINE. Pour un observateur assidu de la planète Mars, le trait le plus caractéristique, celui qui domine pour ainsi dire tous les autres, c'est la permanence des grands détails topographiques. Un habitué ne s'y trompe jamais  : généralement, avant d'entreprendre un dessin de la planète, nous calculons la longitude du méridien central en vue, à l'heure de l'observation. Cette précaution est nécessaire, si nous désirons tracer un croquis correct ; mais elle est loin d'être indispensable. [76] Montrez-moi Mars dans un télescope ; quelles que soient l'heure ou la nuit choisies, je vous dirai immédiatement les régions qui s'offrent à nos regards. Dès lors une double conclusion s'impose  : non seulement les détails observés ne sont pas purement subjectifs, mais ils sont stables et notre rayon visuel pénètre jusqu'à la surface du sol martien. C'est cette permanence des grands détails qui nous a permis de fixer d'une façon très précise l'inclinaison de l'axe de la planète, ainsi que la durée de sa rotation. Sous ce rapport, l'analogie avec la Terre est frappante. Mars tourne sur lui-même en 24 heures 37 minutes et 22 secondes, sur un axe dont l'inclinaison est de 24°50' (au lieu de 23° 1/2 pour notre globe terrestre). Mais cette vision parfaite des détails martiens prouve autre chose  : elle nous enseigne que si Mars possède une atmosphère, celle-ci doit être beaucoup plus raréfiée que la nôtre. Des mesures très précises sur l'absorption et la diffusion de notre «océan aérien» ont montré en effet qu'un terrien transporté dans la Lune, par exemple, aurait beaucoup de peine à distinguer les contours de nos océans et des grandes masses continentales. Et c'est ce qui arrive pour Vénus, dont l'atmosphère, de densité analogue à la notre, nous voile le sol de la planète ; et c'est grand dommage, [77] car ce monde, notre plus proche voisin, est celui qui ressemble le plus à notre habitat, si bien qu'un homme transporté là-bas y serait à peine dépaysé. Nous n'en pouvons dire autant de la planète Mars : son globe, 6 fois 1/2 plus petit que le nôtre, ne possède que la faible densité de la Lune. et la pesanteur s'y fait sentir environ trois fois moins que chez nous. Cette diminution de la gravité exerce certainement une influence sur la couche gazeuse entourant la planète ; même en admettant une atmosphère proportionnelle à la nôtre, les molécules qui la composent étant moins attirées, la couche aérienne y sera moins dense et plus élevée. [78] Et c'est ce que confirme l'observation. Même sur les bords du disque, les détails topographiques apparaissent à travers l'atmosphère, et celle-ci, lors des occultations d'étoiles, ne trahit pas sa présence. Serait-elle donc tellement raréfiée que ses effets ne se manifesteraient pas  ? En aucune façon  : à toutes les oppositions récentes, j'ai constaté des brumes dérobant pendant des jours et des semaines la topographie sous-jacente. Ce résultat, d'abord nié par Lowell, a été confirmé depuis par les meilleurs observateurs munis de puissants instruments ; il n'était pas nouveau d'ailleurs, puisqu'il a été signalé par Secchi en 1858 et par Lockyer en 1863. Bien mieux, Slipher, en 1905, acquit la preuve spectroscopique que l'atmosphère martienne renfermait de la vapeur d'eau. Reste à déterminer la densité de cette couche aérienne. Ici, nous ne pouvons que raisonner par analogie, en tenant compte de la faible pesanteur s'exerçant à la surface du sol martien. Je vous fais grâce des calculs, assez complexes d'ailleurs ; il vous suffira de savoir qu'au lieu de marquer, comme chez nous, 760 millimètres au niveau de la mer, un baromètre sur Mars n'accuserait que 65 millimètres environ. Cela correspond à nos couches d'air situées à une vingtaine de kilomètres d'altitude. L'oxygène, à ces [79] hauteurs, y est distribué avec une telle parcimonie qu'un être élevé en organisation ne pourrait que périr asphyxié. [NOTE Ce nombre de 65 mm. ne doit pas être pris à la lettre ; il indique surtout un ordre de grandeur.] On a parlé récemment d'adaptation et l'on a comparé les Martiens, s'il en existe, à ces populations vivant sur les hauts plateaux tibétains ou dans les Andes, à plus de 5000 mètres d'altitude. Mais je ferai observer qu'à ces hauteurs, nos baromètres marquent environ 380 millimètres ; la colonne mercurielle y est encore 6 fois plus élevée que sur Mars. Une telle diminution de pression, si elle n'exclut pas complètement la vie, est incompatible avec toute l'ampleur du phénomène vital. De ce chef, il ne peut exister sur Mars que des animaux inférieurs et des végétaux rudimentaires, et tous les physiologistes seront de mon avis. Une autre question presque aussi embarrassante est celle de la température ; non point que nous n'ayons des données positives basées sur l'expérience, mais parce que Mars possède précisément une atmosphère raréfiée. Depuis les études remarquables du physicien Poynting, sur la Radiation dans le système [80] solaire [NOTE Cf. Nature, du 20 sept. 1904.], nous pouvons nous faire une bonne idée de la chaleur que recevrait un thermomètre placé dans l'espace à la distance de chaque planète par rapport au Soleil. En s'appuyant sur une loi de Physique bien connue et formulée par Stéfan, Poynting donne (après les corrections nécessaires) pour la température de Mars, une moyenne de 37° centigrades au-dessous de zéro. Ce résultat théorique, il faut l'avouer, paraît en complet désaccord avec ce que nous constatons. C'est un fait certain que les calottes polaires de Mars, très étendues pendant l'hiver, -- elles occupaient en 1924 au moins 60°, -- fondent à peu près entièrement pendant la belle saison. La moyenne, au cours de l'été, dépasse donc, dans les latitudes polaires, le point de fusion de la glace, et par conséquent reste bien supérieur à zéro degré dans les régions équatoriales. Or, ce paradoxe m'a toujours paru facile à percer à jour. Raisonnons par analogie et rendons-nous compte de ce qui se passe sur la Terre  : au pôle Nord, par exemple, Nansen a constaté qu'entre l'air et le sol, la différence de température pouvait atteindre 42 degrés. Alors que la neige fondait au soleil et qu'un thermomètre y marquait 31°, 5, l'air restait encore à 11 degrés au-dessous du zéro centigrade. [81,82,83] On pourrait appliquer ces chiffres tels quels à la surface de Mars, mais alors on négligerait deux facteurs importants dont il faut tenir compte ici. Sur notre voisine, printemps et été ont une durée double des saisons correspondantes chez nous ; pendant une année entière, la plupart des points des calottes polaires sont donc exposés au soleil ; en second lieu, précisément parce que, sur Mars, l'air très raréfié absorbe moins que sur la Terre les rayons solaires, ceux-ci doivent y faire sentir leurs effets en une plus large proportion. Il y a bien la perte par rayonnement, mais là encore, les conditions sont totalement différentes des nôtres et c'est un point qu'on a presque totalement négligé. Rappelons ce qui se passe sous la cloche d'une machine pneumatique où l'on a introduit un récipient plein d'eau ; dès que la raréfaction commence et que la pression diminue, une partie de l'eau passe de l'état liquide à l'état de vapeur, et si l'enceinte était plus vaste, toute l'eau serait volatilisée et saturerait l'atmosphère intérieure. Ainsi en est-il pour Mars ; à peine le soleil a-t-il envahi les hautes latitudes que ses rayons viennent décongeler la calotte polaire ; dans la région toute saturée d'humidité, il y a place encore pour un mince liseré liquide que nous apercevons, mais peu à peu, grâce aux courants de convection, [84] créant des alizés et des contre-alizés [NOTE Le lecteur trouvera des détails plus complets sur la Climatologie de Mars dans mon article de la Revue Générale des Sciences (voir Année 1905), dans les Enigmes de la Science et dans Les autres Mondes sont-ils habités ?], cette vapeur d'eau envahit les contrées voisines et de proche en proche gagne et dépasse même l'équateur. Une telle abondance de vapeur d'eau est bien propre à empêcher le rayonnement et c'est là qu'il faut chercher la solution de ce que l'on a appelé «l'énigme martienne» Quoique théoriquement Mars devrait, en effet, posséder une très basse température, pratiquement et en raison des conditions physiques constatées, le sol et l'atmosphère, au printemps et en été, sont bien au-dessus du point de congélation. J'ai soumis la question au calcul et voici les résultats auxquels j'ai été conduit. En tenant compte, autant que faire se peut, des données les plus plausibles, je suis arrivé pour 1e sol des régions polaires, en été, à une température d'une dizaine de degrés au-dessus de zéro, tandis qu'à l'équateur un thermomètre, dans les mêmes conditions, monterait facilement à +35 degrés au soleil. Si le phénomène de la vie sur Mars n'atteint pas toute son ampleur, il ne faut donc pas accu- [85] ser la faiblesse des rayons solaires, mais seulement la faible densité de l'atmosphère qui entoure cette planète. Le Soleil exerce même son empire là-bas d'une façon aussi impérieuse que chez nous et les variations de son activité s'y font sentir aussi bien et mieux que sur notre globe. J'ai démontré, en effet, dès 1913, que la dérive des icebergs suivait pas à pas les fluctuations du Soleil, et déjà, longtemps avant cette époque, [86] j'avais indiqué que Mars devait refléter sans doute ces mêmes variations. Or, depuis 1916 le fait est hors de doute, et les statistiques ont prouvé que la loi de diminution des taches du pôle martien, est la même que celle qui régit l'activité solaire (fig. 26). Et maintenant que le terrain est déblayé, que nous avons étudié minutieusement les conditions physiques de la planète, nous sommes sérieusement outillés pour aborder le problème de la vie sur Mars ? En fait, nous sommes à même d'affirmer que la vie peut exister là-bas, mais n'allons pas faire le raisonnement que nous avons si souvent reproché aux romanciers ; entre le possible et le réel, il y a un abîme  : il se peut que la Terre soit heurtée par une comète, et cela ne signifie pas qu'il en sera ainsi quelque jour. La vie est possible sur Mars, mais existe-t-elle en réalité ? Avons-nous constaté des faits qui militent en faveur de la présence, là-bas, du phénomène vital ? -- Oui ! et c'est ce qui me reste à démontrer. Depuis longtemps, les astronomes qui étudient assidûment la planète, se sont aperçus de variations certaines à sa surface. Je ne parle ici ni des nuages, ni des brumes, ni des brouillards qui voilent en tout ou en partie les détails topographiques, mais précisément de ces détails eux- [87] mêmes. Tantôt, ce que l'on était convenu d'appeler les rivages de la mer du Sablier, par exemple, empiètent plus ou moins sur les continents qui la bordent ; tantôt, ils se retirent comme les flots de l'Océan à marée basse. Périodiquement, les grandes lignes sont quelque peu déformées et la période subit des alternatives reflétant l'activité du Soleil. Or, ces plages, dont les bords mouvants avaient laissé croire à nos devanciers qu'ils étaient en présence de mers martiennes, ont une teinte vraiment caractéristique. Leur couleur passe du bleu-indigo ou bleu-vert au vert franc, puis au vert-jaune, et enfin aux tons roux, parfois brun-chocolat, rappelant la teinte des feuilles mortes. Tout cela fit d'abord naître dans l'esprit des observateurs l'idée d'une végétation ; l'examen approfondi du phénomène ne devait que renforcer ces déductions. Une première remarque s'imposa  : à côte des fluctuations à longue période, de plusieurs années, il existe dans la coloration, une variation nettement saisonnière ; les tons verts se manifestent au commencement du printemps, dans les hautes latitudes, alors que les tons roux n'arrivent qu'à la fin de l'été ou en automne. Sur Mars, comme chez nous, le Soleil est le grand [88] animateur de la vie ; cependant une différence est à noter. Un spectateur s'éloignant de la Terre, au moment de l'équinoxe de printemps, verrait une bande de verdure se dessiner vers l'équateur et se propager sous la forme d'une onde dans la direction du Nord. En une centaine de jours, l'onde aurait atteint les régions arctiques, à raison de 75 à 80 kilomètres par jour, en moyenne. Sur Mars, nous constatons un phénomène analogue, mais de sens inverse  : l'onde part du pôle ; dès ce moment, les teintes vertes apparaissent, d'abord par taches isolées, enfin reliées plus ou moins, donnant ainsi naissance à ce que l'on appelait autrefois des canaux ; puis, de grandes plages vertes (les mers) se montrent, qui gagnent peu à peu les régions équatoriales. Et cette vague progresse ainsi, à raison de 80 kilomètres par 24 heures, atteignant l'équateur en 52 jours. L'analogie est frappante et la marche inverse s'explique aisément. Sur la Terre, l'eau existe en abondance sous toutes les latitudes ; mais sur Mars, le précieux liquide manque à peu près partout, excepté aux pôles où la condensation atteint son maximum. Déposée là sous forme de neige, l'eau ne commence à fondre et à s'évaporer qu'avec l'arrivée du Soleil, et c'est l'atmosphère saturée d'humidité qui se chargera du soin de la [89] transporter de proche en proche vers les régions équatoriales. Les fameux canaux ne sont donc en réalité que des vallées dont le fond se couvre de végétation ; les mers, de grandes plaines basses où la vie végétale peut de même se développer sous l'action des rayons solaires. Les vastes étendues rougeâtres ou jaune-ocreux représenteraient de grands plateaux désertiques ou même des sommets montagneux dont les cimes, pénétrant dans une couche d'air trop raréfiée, seraient impropres à entretenir les maigres plantes poussant aux basses altitudes. De quelle nature est cette végétation ? Ici, notre science positive ne peut que balbutier ; les données nous font défaut. La flore arctique terrestre peut à peine nous en donner une idée. La légèreté de l'air sur Mars, nous l'avons vu, s'oppose à un développement vital de grande [90] amplitude ; d'autre part, le manque d'eau liquide résultant de cette raréfaction, doit obliger les plantes, qui ont continué de vivre sous ce climat désertique, à puiser dans l'humidité de l'air leur eau de constitution  : toutes ces circonstances doivent donc nous inciter à imaginer là-bas une flore rabougrie, formée surtout de plantes inférieures, algues, champignons, mousses et lichens. Quant à savoir si la vie animale existe encore sur cette terre qui meurt, c'est là un problème tout à fait inaccessible à nos procédés scientifiques. Ce que nous sommes en droit de conclure, cependant, c'est qu'un animal organisé comme nos mammifères terrestres, ne pourrait vivre dans l'air qui entoure la planète Mars ; l'atmosphère n'y saurait comporter qu'une vie animale ralentie. Des êtres comme l'homme n'existent donc pas sur ce sol, où l'oxygène est parcimonieusement départi. Je n'ignore pas qu'on a parlé autrefois de «signaux martiens» ; vérification faite, la vérité apparut plus prosaïque  : simple illumination de nuages élevés s'éclairant au lever ou au coucher du soleil. Les ondes de T. S. F. même furent mises à contribution, mais, là encore, ceux qui en tenaient pour des messages martiens, n'enregistrèrent que déceptions  : les bruits étranges n'étaient que «parasites» émanés des couches élevées... de l'atmosphère terrestre. [91] Ainsi, prenons-en notre parti, s'il existe des habitants dans quelque planète rivée au Soleil, notre science actuelle ne nous permet guère de les installer ailleurs que dans Vénus, ce monde voisin exactement calqué sur la Terre. Est-ce à croire que la vie animale n'a pas existé sur Mars dans toute sa splendeur ? Je n'oserais contredire celui qui le soutiendrait, mais à l'heure actuelle, tout ce que nous savons de l'évolution planétaire, ne peut nous autoriser à comparer la vie de Mars à celle de la Terre ; ma conclusion sera donc celle que j'émettais il [92] y a quelques années, après mes premières études attentives de l'intéressante planète. Mars nous présente l'état intermédiaire entre la Terre et la Lune et les phénomènes auxquels nous assistons de loin ne sont probablement que les dernières manifestations d'une vie qui s'éteint. Malgré les rayons d'un Soleil encore prodigue d'effluves bienfaisants, lentement, bien lentement, le temps a fait son oeuvre ; c'est l'anesthésie qui commence, celle qui endort les mondes et les achemine doucement vers la Mort. ------------------------- FIN DU FICHIER viemars3 --------------------------------