--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. 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J'ai même vu pleurer de jeunes républicains. HENRI HEINE. A MON FILS MAURICE, ET A LA MEMOIRE DE SON HEROIQUE ARRIERE-GRAND-PERE MAURICE, COMTE GERARD, MARECHAL DE FRANGE. Grand Dieu! ce n'est pas une cause Que j'attaque ou que je défends... Et ceci n'est pas autre chose Que l'histoire d'un pauvre enfant. PERSONNAGES ----------- FRANZ, DUC DE REICHSTADT SERAPHIN FLAMBEAU LE PRINCE DE METTERNICH L'EMPEREUR FRANZ LE MARECHAL MARMONT LE TAILLEUR FREDERIC DE GENTZ L'ATTACHE FRANÇAIS LE CHEVALIER DE PROKESCH-OSTEN TIBURCE DE LORGET LE COMTE DE DIETRICHSTEIN, précepteur du duc . LE BARON D'OBENAUS LE COMTE DE BOMBELLES LE GENERAL HARTMANN LE DOCTEUR LE COMTE DE SEDLINSKY , Directeur de la Police UN GARDE-NOBLE LORD COWLEY, ambassadeur d'Angleterre THALBERG FURSTENBERG MONTENEGRO UN SERGENT DU REGIMENT DU DUC LE CAPITAINE FORESTI UN VIEUX PAYSAN LE VICOMTE D'OTRANTE PIONNET GOUBEAUX MORCHAIN BOROKOWSKI LE VALET DE CHAMBRE DU DUC L'HUISSIER UN MONTAGNARD UN TYROLIEN UN FERMIER LE PRELAT MARIE-LOUISE, Duchesse de Parme LA COMTESSE CAMERATA THERESE DE LORGET, soeur de Tiburce L'ARCHIDUCHESSE FANNY ELSSLER LA GRANDE MAITRESSE PRINCESSE GRAZALCOWITCH QUELQUES BELLES DAMES DE LA COUR LADY COWLEY LES DEMOISELLES D'HONNEUR DE MARIE-LOUISE UNE VIEILLE PAYSANNE La famille impériale La Maison militaire du duc Gardes de l'Empereur : Arcières, Gardes-nobles, Trabans, etc. Masques et Dominos Polichinelles, Mezzetins, Bergères, etc. Paysans et paysannes Le Régiment du Duc. 1830 1832 PREMIER ACTE ---------------------- LES AILES QUI POUSSENT _ A Baden, près de Vienne, en 1830. Le salon de la villa qu'occupe Marie-Louise. Vaste pièce au milieu de laquelle s'élève la montgolfière de cristal d'un lustre empire. Boiseries claires, murs peints à fresque, d'un vert pompéien. Frise de sphinx courant autour du plafond. A gauche, deux portes. Celle du premier plan est celle de la chambre de Marie-Louise. Celle du second plan ouvre sur les appartements des dames d'honneur. -- A droite, au premier plan, une autre porte : au second plan, dans une niche, un énorme poêle de faïence, lourdement historié. -- Au fond, entre deux fenêtres, une large porte-fenêtre, par laquelle on aperçoit les balustres d'un perron formant balcon, qui descend dans le jardin. Vue sur le parc de Baden : tilleuls et sapins, profondes allées, lanternes suspendues à des potences en arceaux. Magnifique journée des premiers jours de septembre. On a apporté dans cette banale villa de location un précieux mobilier. A gauche, près de la fenêtre, une belle psyché en citronnier chargée de bronzes; au premier plan une vaste table d'acajou, couverte de papiers; contre le mur, une table étagère à dessus de laque, garnie de livres. -- A droite, vers le fond, un petit piano Erard de l'époque, une harpe; plus bas, une chaise longue Récamier auprès d'un grand guéridon. Fauteuils et tabourets en X. Beaucoup de fleurs dans des vases. Au mur, gravures encadrées représentant les membres de la famille impériale d'Autriche; portraits de l'Empereur François, du duc de Reichstadt enfant, etc. Au lever du rideau, au fond du salon, un groupe de femmes très élégantes. Deux d'entre elles, assises au piano, dos au public, jouent à quatre mains. -- Une autre est à la harpe. On déchiffre. Rires; interruptions. Un laquais introduit, par le perron, une jeune fille de mine modeste, qu'accompagne un officier de cavalerie autrichienne, un merveilleux hussard bleu et argent. Les deux nouveaux venus, voyant qu'on ne les remarque pas, restent un moment debout dans un coin du salon. -- A ce moment, par la porte de droite, entre le comte de Bombelles, attiré par la musique. Il se dirige vers le piano, en battant la mesure. Mais il aperçoit la jeune fille, s'arrête, sourit, va vivement à elle. SCENE PREMIERE -------------- THERESE, TIBURCE, BOMBELLES, MARIE-LOUISE, LES DAMES D'HONNEUR. LES DAMES, au clavecin, parlant toutes à la fois, et riant comme des folles. Elle manque tous les bémols. -- C'est un scandale! -- Je prends la basse. -- Un, deux! -- Harpe! -- La... la!... -- Pédale! BOMBELLES, à Thérèse . C'est vous? THERESE Bonjour, Monsieur de Bombelles. UNE DAME, au clavecin. Mi... sol... THERESE J'entre comme lectrice aujourd'hui. UNE AUTRE DAME, au clavecin. Le bémol! THERESE Et grâce à vous. Merci. BOMBELLES C'est tout simple, Thérèse Vous êtes ma parente et vous êtes Française. THERESE, lui présentant l'officier. Tiburce. BOMBELLES Ah! votre frère! Il lui tend la main, et montrant un fauteuil à Thérèse. Asseyez-vous un peu. THERESE Oh! -- je suis très émue! BOMBELLES, souriant. Et de quoi donc, mon Dieu? THERESE Mais d'approcher tout ce qui reste sur la terre De l'Empereur! BOMBELLES, s'asseyant auprès d'elle. Vraiment? C'est de cela, ma chère? TIBURCE, d'un ton agacé . Les nôtres détestaient Bonaparte jadis! THERESE Je sais... Mais voir... TIBURCE, un peu dédaigneux. Sa veuve!... THERESE, à Bombelles. Et peut-être... son fils? BOMBELLES Sûrement. THERESE Ce serait n'avoir pas plus, je pense, D'âme... que de lecture, et n'être pas de France, Et n'avoir pas mon âge, enfin, que de pouvoir Ne pas trembler, Monsieur, au moment de les voir. Est-elle belle? BOMBELLES Qui? THERESE La duchesse de Parme! BOMBELLES, surpris. Mais... THERESE, vivement . Elle est malheureuse, et c'est un bien grand charme! BOMBELLES Mais je ne comprends pas! Vous l'avez vue? THERESE Oh! non! TIBURCE Non! on nous introduit à peine en ce salon. BOMBELLES, souriant. Oui, mais... TIBURCE, lorgnant du côté des musiciennes. Nous avons craint de déranger ces dames, Dont le rire ajoutait au clavecin des gammes! THERESE J'attends Sa Majesté, là, dans mon coin. BOMBELLES, se levant. Comment? Mais c'est elle qui fait la basse en ce moment! THERESE, se levant, saisie. L'Imp... BOMBELLES Je vais l'avertir. Il va vers le piano et parle bas à une des dames qui jouent. MARIE-LOUISE, se retournant . Ah! c'est cette petite? Histoire très touchante... oui... vous me l'avez dite... Un frère qui... BOMBELLES Fils d'émigré, reste émigré. TIBURCE, s'avançant, d'un ton dégagé. L'uniforme autrichien est assez de mon gré: Puis, il y a la chasse au renard, que j'adore. MARIE-LOUISE, à Thérèse. Le voilà, ce mauvais garnement qui dévore Tout le peu qui vous reste! THERESE, voulant excuser Tiburce. Oh! mon frère... MARIE-LOUISE Un vaurien, Qui vous ruina! Mais vous l'excusez, c'est très bien. Thérèse de Lorget, je vous trouve charmante. Elle lui prend les mains et la fait asseoir près d'elle sur la chaise longue. Bombelles et Tiburce se retirent, en causant, vers le fond. Vous voilà donc parmi ces dames. Je me vante D'être assez agréable... un peu triste depuis... -- Hélas! Silence. THERESE, émue. Je suis troublée au point que je ne puis Exprimer... MARIE-LOUISE, s'essuyant les yeux. Oui, ce fut une bien grande perte! On a trop peu connu cette belle âme! THERESE, frémissante. Oh! certes! MARIE-LOUISE, se retournant, à Bombelles. Je viens d'écrire pour qu'on garde son cheval! A Thérèse. Depuis la mort du général... THERESE, étonnée. Du général? MARIE-LOUISE, s'essuyant les yeux. Il conservait ce titre. THERESE Ah ! je comprends! MARIE-LOUISE ... Je pleure! THERESE, avec sentiment. Ce titre n'est-il pas sa gloire la meilleure? MARIE-LOUISE On ne peut pas savoir d'abord tout ce qu'on perd: J'ai tout perdu, perdant le général Neipperg! THERESE, stupéfaite. Neipperg? MARIE-LOUISE Je suis venue à Baden me distraire. C'est bien. Tout près de Vienne. Une heure. -- Ah! Dieu! ma chère, J'ai les nerfs!... On prétend, depuis que j'ai maigri, Que je ressemble à la duchesse de Berry. Vitrolles m'a dit ça. Maintenant je me frise Comme elle. -- Pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas reprise? Regardant autour d'elle. C'est petit, mais ce n'est pas mal, cette villa. -- Metternich est notre hôte en passant. -- Il est là. Il part ce soir. -- La vie à Baden n'est pas triste. Nous avons les Sandor, et Thalberg, le pianiste. On fait chanter, en espagnol, Montenegro; Puis Fontana nous hurle un air de Figaro ; L'archiduchesse vient avec l'ambassadrice D'Angleterre; et l'on sort en landau... Mais tout glisse Sur mon chagrin! -- Ah! Si ce pauvre général !... -- Est-ce que vous comptez ce soir venir au bal? THERESE, qui la regarde avec une stupéfaction croissante. Mais... MARIE-LOUISE, impétueusement. Chez les Meyendorf, Strauss arrive de Vienne. -- Bombelles, n'est-ce pas, il faudra qu'elle vienne? THERESE Pourrai-je demander à Votre Majesté Des nouvelles du duc de Reichstadt? MARIE-LOUISE Sa santé Est bonne. Il tousse un peu... Mais l'air est si suave A Baden!... Un jeune homme! Il touche à l'heure grave: Les débuts dans le monde! -- Et quand je pense, ô ciel! Que le voilà déjà lieutenant-colonel! Mais croiriez-vous -- pour moi c'est un chagrin énorme! -- Que je n'ai jamais pu le voir en uniforme! Entrent deux Messieurs portant des boîtes vitrées. Avec un cri de joie. Ah! c'est pour lui, tenez! SCENE II -------- LES MEMES, LE DOCTEUR et son fils, portant de longues boîtes vitrées, puis METTERNICH. LE DOCTEUR, saluant. Oui. Les collections. MARIE-LOUISE Déposez-les, docteur! BOMBELLES Qu'est-ce? MARIE-LOUISE Des papillons. THERESE Des papillons? MARIE-LOUISE J'étais chez ce vieillard aimable, Le médecin des eaux. Ayant sur une table, Vu ces collections que son fils achevait, J'ai soupiré tout haut «Ah! Si le mien pouvait S'intéresser à ça, lui que rien n'intéresse!... » LE DOCTEUR Alors, j'ai dit à Sa Majesté la Duchesse « Mais on ne sait jamais. Pourquoi pas? Essayons! » Et j'apporte mes papillons THERESE, à part. Des papillons! MARIE-LOUISE, soupirant, au docteur. S'il s'arrachait à ses tristesses solitaires Pour s'occuper un peu de vos... LE DOCTEUR Lépidoptères. MARIE-LOUISE Laissez-les-nous, et revenez. Il est sorti. Le docteur et son fils sortent après avoir disposé les collections sur la table. Marie-Louise se retournant vers Thérèse. Vous, venez, que je vous présente à Scarampi. C'est la grande maîtresse. Apercevant Metternich qui entre à droite. Ah! Metternich!... Cher prince. Le salon est à vous. METTERNICH Il fallait que j'y vinsse, Ayant à recevoir cet envoyé... MARIE-LOUISE Je sais. METTERNICH ... Du général Belliard, l'ambassadeur français, Et le conseiller Gentz, et quelques estafettes. A un laquais qu'il vient de sonner, et qui paraît au fond sur le perron. Monsieur de Gentz, d'abord. A Marie-Louise. Vous me permettez? MARIE-LOUISE Faites! Elle sort avec Thérèse. Tiburce et Bombelles les suivent. -- Gentz paraît au fond, introduit par le laquais. Très élégant. Figure de vieux viveur fatigué. Les poches pleines de bonbonnières et de flacons, il est toujours en train de mâchonner un bonbon ou de respirer un parfum. SCENE III --------- METTERNICH, GENTZ, puis un officier français attaché à l'ambassade de France. METTERNICH Bonjour, Gentz. Il s'assied devant le guéridon à droite et se met à signer, tout en causant, les papiers que Gentz tire d'un grand portefeuille. Vous savez que je rentre aujourd'hui. L'empereur me rappelle à Vienne. GENTZ Ah? METTERNICH Quel ennui! Vienne en cette saison! GENTZ Vide comme ma poche! METTERNICH Oh! ça, ce n'est pas vrai, car, soit dit sans reproche, Le gouvernement russe a dû... Il fait, du bout des doigts, le geste de glisser de l'argent. GENTZ, avec une indignation comique. Moi? METTERNICH Soyez franc: Vous venez de vous vendre encore. GENTZ, très tranquillement, croquant un bonbon. Au plus offrant. METTERNICH Mais pourquoi cet argent? GENTZ, respirant un flacon de parfum. Pour faire la débauche. METTERNICH Et vous passez pour mon bras droit! GENTZ Votre main gauche Doit ignorer ce que votre droite reçoit. METTERNICH, apercevant les bonbonnières et les flacons. Des bonbons! des parfums! Oh! GENTZ Cela va de soi. J'ai de l'argent : bonbons, parfums. Je les adore. Je suis un vieil enfant faisandé. METTERNICH, haussant les épaules. Pose encore, Fanfaron du mépris de soi-même! Brusquement. Et Fanny? GENTZ Elssler?... Ne m'aime pas. Oh je n'ai pas fini D'être grotesque. Montrant un portrait du duc de Reichstadt. C'est le duc dont elle est folle. Je suis un paravent qui souffre, -- et se console En songeant qu'après tout il vaut mieux, pour l'Etat, Que le duc soit distrait. Je fais donc le bêta J'escorte la danseuse en ville, à la campagne. Elle veut que, ce soir, ici, je l'accompagne Pour surprendre le duc. METTERNICH, qui pendant ce temps continue à donner des signatures. Vous me scandalisez! GENTZ Ce soir la mère sort. Il y a bal. Il lui tend une lettre prise dans son portefeuille. Lisez. C'est du fils de Fouché. METTERNICH, lisant. + Vingt août, mil huit cent trente... + GENTZ Il s'offre à transformer... METTERNICH, souriant. Bon vicomte d'Otrante! GENTZ ... Notre duc de Reichstadt en Napoléon Deux. METTERNICH, parcourant la lettre. Des noms de partisans... GENTZ Oui. METTERNICH Se souvenir d'eux. Il lui rend la lettre. Notez! GENTZ Nous refusons? METTERNICH Sans tuer l'espérance! Ah! mais c'est qu'il me sert à diriger la France, Mon petit colonel! Car de sa boîte -- cric! -- Je le sors aussitôt qu'oubliant Metternich On penche à gauche, et -- crac! -- dès qu'on revient à droite, Je rentre mon petit colonel dans sa boîte. GENTZ, amusé. Quand peut-on voir jouer le ressort? METTERNICH Pas plus tard Qu'à l'instant. Il sonne, un laquais paraît. L'envoyé du général Belliard! Le laquais introduit un officier français en grande tenue. Bonjour, Monsieur. Voici les papiers. Il lui tend des documents. En principe, Nous avons reconnu le roi Louis-Philippe. Mais ne donnez pas trop dans le quatre-vingt-neuf, Ou bien nous briserions la coquille d'un oeuf... L'ATTACHE, immédiatement effrayé. Est-ce une allusion au prince François-Charle? METTERNICH Duc de Reichstadt?... Je n'admets pas, moi qui vous parle, Que son père ait jamais régné! L'ATTACHE, avec une générosité ironique. Moi, je l'admets. METTERNICH Je ne ferai donc rien pour le duc. Mais... mais... L'ATTACHE Mais? METTERNICH, se renversant dans son fauteuil. Mais si la liberté chez vous devient trop grande, Si vous vous permettez la moindre propagande, Mais si vous laissez trop Monsieur Royer-Collard Venir devant le roi déplier son foulard; Si votre royauté fait trop la République Nous pourrons -- n'étant pas d'une humeur angélique! Nous souvenir que Franz est notre petit-fils L'ATTACHE, vivement. Nous ne laisserons pas rougir nos lys. METTERNICH, gracieux. Vos lys, S'ils savent rester blancs, ignoreront l'abeille. L'ATTACHE, se rapprochant et baissant la voix. On craint que malgré vous l'espoir du duc s'éveille. METTERNICH Non. L'ATTACHE Les événements? METTERNICH Je les lui filtre. L'ATTACHE Quoi? Ignore-t-il qu'en France on a changé de roi? METTERNICH Oh! non! Mais le détail qu'il ne sait pas encore, C'est qu'on a rétabli le drapeau tricolore. Il sera toujours temps... L'ATTACHE Cela pourrait, c'est vrai, L'enivrer! METTERNICH Oh! le duc n'est jamais enivré. L'ATTACHE, un peu inquiet. Je trouve qu'à Baden sa garde est moins sévère. METTERNICH, très tranquille. Oh! ici, rien à craindre il est avec sa mère. L'ATTACHE Comment? METTERNICH Quel policier aurait plus d'intérêt Qu'elle à le surveiller? Tout complot troublerait Son beau calme. L'ATTACHE Ce calme est peut-être une embûche! Elle ne doit penser qu'à l'aiglon!... La porte des appartements de Marie-Louise s'ouvre. MARIE-LOUISE, entrant en coup de vent, avec un cri de désespoir. Ma perruche! SCENE IV -------- LES MEMES, MARIE-LOUISE, un instant , et LES DAMES D'HONNEUR qui la suivent affolées, puis BOMBELLES et TIBURCE. L'ATTACHE Hein? MARIE-LOUISE, à Metternich. Margharitina, prince, qui s'envola! METTERNICH, désolé . Oh! MARIE-LOUISE Margharitina! Ma perruche! Elle remonte vers le perron. Les dames d'honneur se dispersent dans le parc à la poursuite de l'oiseau. METTERNICH, froidement, à l'attaché qui le regarde avec stupeur. Voilà. L'ATTACHE, remontant vers Marie-Louise et faisant l'empressé. Si Son Altesse veut que je cherche? MARIE-LOUISE, s'arrête, le toise, et sèchement. Non! Elle rentre dans son appartement après l'avoir foudroyé du regard. La porte claque. L'ATTACHE, de plus en plus ahuri, à Metternich. Qu'est-ce? METTERNICH, réprimant un sourire. On dit « Sa Majesté »; vous dites « Son Altesse »! L'ATTACHE L'empereur n'ayant pas régné, « Sa Majesté » Ne peut rester à la Duchesse! METTERNICH C'est resté. L'ATTACHE Alors, voilà pourquoi ce regard de colère? METTERNICH C'est une question toute.. protocolaire L'ATTACHE salue pour prendre congé; puis, avant de sortir, demande Est-ce que l'ambassade, à partir d'aujourd'hui, Peut prendre la cocarde aux trois couleurs? METTERNICH, avec un soupir. Mais oui... Puisqu'on est d'accord... Aussitôt l'attaché jette sans rien dire la cocarde blanche de son chapeau et la remplace par une tricolore qu'il sort de sa poche. Metternich se lève en disant : Oh!... sans perdre une seconde Bruits de grelots au dehors. Qu'est-ce? GENTZ, qui est sur le balcon. L'archiduchesse arrive avec du monde Les Meyendorf, Cowley, Thalberg!... Bombelles, qui, au bruit des grelots, est vivement entré par la gauche, suivi de Tiburce. Recevons-les! Au moment ou il se précipite vers la porte, l'archiduchesse paraît sur le perron, entourée d'un flot d'élégants et d'élégantes en costume de ville d'eau. -- Des Grévedon et des Deveria. -- Robes claires. Ombrelles. Grands chapeaux. - Un petit archiduc, de cinq à six ans, en un f orme de hussard, une minuscule pelisse sur l'épaule; deux petites archiduchesses dans ces extraordinaires robes de petites filles de l'époque. --Tumulte de voix et de rires. -- Tourbillon de frivolités. SCENE V ------- LES MEMES, L'ARCHIDUCHESSE, DES BELLES DAMES, DES BEAUX MESSIEURS, LORD et LADY COWLEY, THALBERG, SANDOR, MONTENEGRO, etc.; puis THERESE, SCARAMPI, UNE DAME D'HONNEUR. L'ARCHIDUCHESSE, à Bombelles, Metternich, Gentz, Tiburce qui s'avancent cérémonieusement. Non! c'est une villa, ce n'est pas un palais! Pas de façons! Le salon est envahi. A un jeune homme. Thalberg! vite, ma tarentelle! Thalberg se met au piano et joue. A Metternich, gaiement. Sa Majesté ma belle-soeur, où donc est-elle? UNE DAME Nous venions l'enlever en passant! UNE AUTRE Nous allons Courir en char à bancs à travers les vallons; C'est Sandor qui conduit! UNE VOIX D'HOMME, continuant une conversation commencée. Il faut, dans son cratère, Lui renfoncer sa lave! L'ARCHIDUCHESSE, se tournant vers le groupe des causeurs. Oh! voulez-vous vous taire! A Metternich, en riant. Ces Messieurs ont parlé tout le temps de volcan! BOMBELLES Ce volcan, quel est-il? UNE DAME, à une autre, parlant chiffons. Cet hiver, l'astrakan? Elles chuchotent. SANDOR, répondant à Bombe/les. Mais le libéralisme! BOMBELLES Ah!... LORD COWLEY Ou plutôt la France! METTERNICH, à l'attaché français, d'un air sévère. Vous l'entendez? UNE DAME, à un jeune homme qu'elle entraîne par te bras vers le clavecin. Montenegro, votre romance! Tout bas, rien que pour moi!... MONTENEGRO, que Thalberg accompagne, chantant tout bas. + ...Corazon... + Il continue très doucement. UNE AUTRE DAME, à Gentz. Gentz, bonjour! Elle fouille dans son réticule. J'ai des bonbons pour vous. Elle lui donne une petite boite. GENTZ Vous êtes un amour! UNE AUTRE, même jeu. Un parfum de Paris! Elle tire un petit flacon et le lui donne. METTERNICH, qui a vu le flacon, vivement à Gentz. Arrachez l'étiquette! Eau du duc de Reichstadt! GENTZ, respirant le parfum. Ça sent la violette! Metternich, lui arrachant le flacon et le grattant avec des ciseaux pris sur la table. Si le duc survenait, il verrait qu'à Paris... UNE VOIX, dans le groupe d'hommes au fond. Elle redresse encor la tête! LADY COWLEY Nos maris Parlent de l'hydre! LORD COWLEY Il faut qu'elle soit étouffée! L'ARCHIDUCHESSE, riant. C'est un volcan... ou bien c'est une hydre! UNE DAME D'HONNEUR DE MARIE-LOUISE, suivie par un domestique qui porte sur un plateau de grands verres de café au lait glacé. Ein Kaffee? Un autre domestique a posé sur la table un plateau de rafraîchissements bière, champagne, etc. L'ARCHIDUCHESSE, assise, à une jeune femme. Dis-nous des vers, Olga. GENTZ Si vous lui demandiez De l'Henri Heine? TOUTES LES FEMMES Oui! oui! OLGA, se levant pour déclamer. Quoi? -- + Les Deux Grenadiers + METTERNICH, vivement. Oh! non! SCARAMPI, sortant de l'appartement de Marie-Louise. Sa Majesté vient dans une minute. PLUSIEURS VOIX Scarampi! Salutations. Rires. Conversations et froufrous LA VOIX DE SANDOR, au fond, dans un groupe. Nous irons jusqu'à la Krainerhütte, Et ces dames prendront sur l'herbe leurs ébats! METTERNICH, à Gentz, qui parcourt un journal pris sur la table. Gentz, qu'est-ce que tu lis, dans ton coin? GENTZ Les Débats. LORD COWLEW, nonchalamment. La politique? GENTZ Les théâtres. L'ARCHIDUCHESSE Bien futile GENTZ Savez-vous ce qu'on va jouer au Vaudeville? METTERNICH Non. GENTZ Bonaparte. METTERNICH, avec indifférence. Ah! ah! GENTZ Aux Nouveautés? METTERNICH Mais non! GENTZ Bonaparte . -- Aux Variétés?... -- Napoléon. Le Luxembourg promet : Quatorze ans de sa vie. Le Gymnase reprend : Le Retour de Russie. Qu'est-ce que la Gaîté jouera cette saison? Le Cocher de Napoléon. -- La Malmaison. Un jeune auteur vient de terminer : Sainte-Hélene. La Porte-Saint-Martin commence à mettre en scène Napoléon LORD COWLEY, vexoté. C'est une mode! TIBURCE, haussant les épaules. Une fureur! GENTZ A l'Ambigu : Murat ; au Cirque : l'Empereur. SANDOR, pincé. Une mode! BOMBELLES, dédaigneux. Une mode! GENTZ Une mode, je pense, Qu'on verra revenir de temps en temps en France. UNE DAME, lisant le journal par-dessus l'épaule de Gentz avec son face-à-main. On veut faire rentrer les cendres! METTERNICH, sec. Le phénix Peut en renaître, -- mais pas l'aigle! TIBURCE Quel grand X Que l'avenir de cette France! METTERNICH, supérieur. Non, jeune homme. Moi, je sais. UNE DAME Parlez donc, prophète qu'on renomme! L'ARCHIDUCHESSE, faisant le geste de l'encenser. Ses arrêts sont coulés en bronze! GENTZ, entre ses dents. Ou bien en zinc! LORD COWLEY Qui sera le sauveur de la France? METTERNICH Henri V. Avec un geste de pitié. Le reste, mode! THERESE, debout, dans un coin, doucement. C'est un nom qu'il est commode De donner quelquefois, à la gloire, la mode! METTERNICH, se versant un verre de champagne. Tant que l'on ne criera d'ailleurs qu'à l'Odéon, Je crois qu'il n'y a pas... UN GRAND CRI, au dehors. Vive Napoléon! Tout le monde se lève. -- Panique. -- Lord Cowley s'étrangle dans son café glacé. -- Les femmes, affolées, courent dans tous les sens. TOUT LE MONDE, prêt à fuir. Hein? -- A Baden! -- Comment? -- Ici? METTERNICH C'est ridicule! N'ayez pas peur! LORD COWLEY, furieux. Si tout le monde se bouscule Parce qu'on crie un nom! GENTZ, criant gravement. Il est mort! On se rassure. TIBURCE qui était sur le balcon, redescendant. Ce n'est rien METTERNICH Mais quoi? TIBURCE C'est un soldat autrichien. METTERNICH, stupéfait. Autrichien? TIBURCE Même deux. J'étais là. J'ai tout vu. METTERNICH Regrettable! A ce moment, la porte de gauche s'ouvre. Marie-Louise apparaît, toute pâle. SCENE VI LES MEMES, MARIE-LOUISE, puis un soldat autrichien. MARIE-LOUISE, d'une voix entrecoupée. Avez-vous entendu? Ho! c'est épouvantable! Ça me rappelle - un jour-- la foule s'amassa Autour de ma voiture -- à Parme -- Elle tombe défaillante sur la chaise longue. en criant ça! On veut troubler ma vie! METTERNICH, nerveux, à Tiburce . Enfin, ce cri, qu'était-ce? TIBURCE Servant tous deux au régiment de Son Altesse, Deux hommes en congé, marchaient d'un pas distrait, Quand ils ont vu le duc de Reichstadt qui rentrait; Vous savez qu'un fossé profond longe la rue; Le duc veut le franchir; son cheval pointe, rue, Se dérobe; le duc le ramène... et, hop là! Alors, pour l'applaudir, ils ont crié. Voilà. METTERNICH Faites-m'en monter un, vite! Tiburce, du perron, fait un signe au dehors. MARIE-LOUISE, à qui on fait respirer des sels. On veut que je meure! Entre un sergent du régiment du duc. Il salue gauchement , intimidé par tout ce beau monde. METTERNICH, avec indignation. Un sergent! -- Pourquoi donc avez-vous, tout à l'heure, Poussé ce cri? LE SERGENT Je ne sais pas. METTERNICH Tu ne sais pas? LE SERGENT Le caporal non plus, avec lequel, en bas, J'ai crié, ne sait pas. Ça nous a pris. Le prince Etait si jeune sur son cheval, et si mince!... Et puis on est flatté d'avoir pour colonel Le fils de... METTERNICH, vivement. Bien, c'est bien! LE SERGENT Ce calme avec lequel Il a franchi l'obstacle! Et blond comme un saint George!... Alors, ça nous a pris, tous les deux, à la gorge, Un attendrissement... une admiration... Et nous avons crié : « Vive... METTERNICH, précipitamment. C'est bon! c'est bon! Et: « Vive le duc de Reichstadt! », triple imbécile, C'est donc plus difficile à crier? LE SERGENT, naïvement. Moins facile. METTERNICH Hein? LE SERGENT, essayant. « Vive le duc de Reichstadt! » Ça fait moins bien Que : « Vive... METTERNICH, hors de lui, le congédiant du geste. Allons, c'est bon, va-t'en! ne criez rien! TIBURCE, au soldat quand il passe près de lui pour sortir. Idiot! SCENE VII --------- LES MEMES, moins LE SERGENT, DIETRICHSTEIN entré depuis un moment. MARIE-LOUISE, aux dames qui l'entourent. Je vais mieux. Merci! THERESE, la regardant, tristement. L'Impératrice! MARIE-LOUISE, à Dietrichstein, lui désignant Thérèse. Monsieur de Dietrichstein, -- ma nouvelle lectrice. A Thérèse, lui présentant Dietrichstein. Le précepteur du duc! -- Mais j'y pense, pardon! Lisez-vous bien? TIBURCE, répondant pour elle. Très bien! THERESE, modestement. Je ne sais... MARIE-LOUISE Prenez donc Un des livres de Franz... sur la table de laque. Ouvrez, et lisez-nous, au hasard! THERESE, prenant un livre. + Andromaque + Grand silence. Tout le monde s'installe pour écouter. Elle lit. + Et quelle est cette peur dont leur coeur est frappé, Seigneur? Quelque Troyen vous est-il échappé? Leur haine pour Hector n'est pas encore éteinte Ils redoutent son fils. + Tout le monde se regarde. Froid. + Digne objet de leur Crainte! Un enfant malheureux, qui ne sait pas encor Que Pyrrhus est son maître et qu'il est fils d'Hector! + Murmure et embarras général TOUT LE MONDE Hum!... Heu... GENTZ Charmante voix! MARIE-LOUISE, s'éventant nerveusement, à Thérèse. Prenez une autre page. THERESE, ouvrant le livre a un autre endroit. + Hélas je m'en souviens, le jour que son courage Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas, Il demanda son fils, + Les visages se rembrunissent. + et le prit dans ses bras Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes, J'ignore quel succès le sort garde à mes armes; Je te laisse mon fils...+ Murmure et embarras général. TOUT LE MONDE Hum!... Oui! MARIE-LOUISE, de plus en plus gênée. Si nous passions A quelque autre... Prenez... THERESE, prenant un autre livre sur la table. + Les Méditations. + MARIE-LOUISE, rassurée. Ah! je connais l'auteur! -- Ce sera moins maussade! - Il a dîné chez nous. A Scarampi, avec ravissement. L'attaché d'ambassade! THERESE, lisant. + Jamais des séraphins les chants mélodieux De plus divins accords n'avaient ravi les cieux Courage, enfant déchu d'une race divine ... + Au moment ou elle dit ce vers, le Duc paraît dans la porte du fond. Thérèse sent que quelqu'un entre, quitte le livre des yeux, voit le duc pale et immobile sur le seuil, et, bouleversée, se lève. Au mouvement qu'elle fait, tout le monde se retourne et se lève. SCENE VIII ---------- LES MEMES, LE DUC. LE DUC Je demande pardon, ma mère, à Lamartine. MARIE-LOUISE Franz, bonne promenade? LE DUC, descendant. Il est en costume de cheval, la cravache à la main, très élégant, la fleur à la boutonnière, et ne sourit jamais. Exquise. Un temps très doux. Se tournant vers Thérèse. -- Mais à quel vers, Mademoiselle, en étiez-vous? THERESE, hésite une seconde à répéter le vers; puis, regardant le Duc avec une émotion profonde : + Courage, enfant déchu d'une race divine, Tu portes sur ton front ta superbe origine Tout homme en te voyant... + MARIE-LOUISE, sèchement, se levant. C'est bien. Cela suffit! L'ARCHIDUCHESSE, aux enfants, leur montrant le duc. Allez dire bonjour à votre cousin. Les enfants se rapprochent du Duc qui s'est assis, l'entourent. Une petite fille et un petit garçon grimpent sur ses genoux. SCARAMPI, bas, avec colère, à Thérèse. Fi! THERESE Quoi donc? UNE DAME, regardant le Duc. Comme il est pâle! UNE AUTRE, de même. Il n'a pas l'air de vivre! SCARAMPI, à Thérèse. Quels passages toujours choisissez-vous? THERESE Le livre S'ouvrait toujours tout seul... jamais je ne voulus... Scarampi s'éloigne en haussant les épaules. GENTZ, _ qui a entendu, hochant le tête Le livre s'ouvre seul aux feuillets souvent lus! THERESE, à part, regardant mélancoliquement le Duc. Des archiducs sur ses genoux!... L'ARCHIDUCHESSE, au Duc, se penchant au dossier de son fauteuil. Je suis contente De te voir. Je suis ton amie. Elle lui tend la main. LE DUC, lui baisant la main. _ Oui, toi, ma tante. GENTZ, à Thérèse, qui ne quitte pas le prince des yeux. Comment le trouvez-vous, avec son petit air De Chérubin qui lit en cachette Werther ? Les enfants, autour du Duc, admirent l'élégance de leur grand cousin, jouent avec sa chaîne, ses breloques, contemplent sa haute cravate. LA PETITE FILLE, qui est sur ses genoux, éblouie. Tes cols sont toujours beaux! LE DUC, saluant. Votre Altesse est bien bonne. THERESE, à part, avec un petit sourire douloureux. Ses cols!... UN PETIT GARÇON, qui a pris la cravache du prince et en fouette l'air. Personne n'a des sticks pareils! LE DUC, gravement. Personne. THERESE, à part, de même. Ses sticks UN AUTRE PETIT GARÇON, touchant les gants que le Duc vient de retirer et de jeter sur une table. Oh! et tes gants!... LE DUC Superbes, mon chéri. LA PETITE FILLE, le doigt sur l'étoffe de son gilet. C'est en quoi, ton gilet? LE DUC C'est en Pondichéry. THERESE, prise d'une envie de pleurer. Oh! L'ARCHIDUCHESSE, caressant du bout des doigts la rose qui fleurit la redingote du prince. Tu portes ta fleur à la mode dernière! LE DUC, se levant, avec une frivolité amère et forcée. Vous remarquez? Dans la troisième boutonnière! A ce moment, Thérèse éclate en sanglots. DES DAMES, autour d'elle. Hein? Qu'a-t-elle? THERESE Pardon !... je ne sais pas... c'est fou! Seule ici... loin des miens... brusquement... MARIE-LOUISE, qui s'est approchée, avec un attendrissement bruyant. Pauvre chou! THERESE Mon coeur s'est si longtemps contenu... MARIE-LOUISE, l'embrassant. Qu'il s'épanche! LE DUC, qui a fait quelques pas, sans avoir l'air de remarquer ces larmes, s'arrête, poussant du pied quelque chose sur le tapis. Tiens! qu'est-ce que j'écrase? Une cocarde blanche? Il se penche et la ramasse. METTERNICH, s'avançant avec embarras. Heu!... LE DUC, cherche un instant des yeux et voyant l'attaché français. Ce doit être à vous, Monsieur! Votre chapeau? L'attaché lui montre son chapeau. Le Duc aperçoit la cocarde tricolore. Ah! A Metternich. Je ne savais pas. Mais alors... le drapeau? METTERNICH Altesse... LE DUC Il l'est aussi? METTERNICH Oui... c'est sans importance... LE DUC, flegmatiquement. Aucune. METTERNICH Question de couleur... LE DUC De nuance. Il a pris le chapeau de l'attaché, et, sur le feutre noir, rapproche les deux cocardes; il les compare, en artiste, éloignant le chapeau, la tète penchée... Je crois -- voyez vous-même, hein? en clignant les yeux -- Que c'est décidément... Il montre la tricolore. celle-ci qui fait mieux. Il jette la blanche, et passe nonchalamment. Sa mère le prend sous le bras et le mène devant les boîtes de papillons que le docteur, rentré depuis un instant, vient d'étaler sur la grande table. LE DUC Des papillons? MARIE-LOUISE, cherchant à l'intéresser. C'est ce grand noir que tu préfères? LE DUC Il est gentil. LE DOCTEUR Il naît sur les ombellifères! LE DUC Il me regarde avec ses ailes. LE DOCTEUR, souriant. Tous ces yeux? Nous appelons cela des lunules. LE DUC Tant mieux. LE DOCTEUR Vous regardez ce gris qui de bleu se ponctue? LE DUC Non. LE DOCTEUR Que regardez-vous? LE DUC L'épingle qui le tue. Il s'éloigne. LE DOCTEUR, désespéré, à Marie-Louise. Tout l'ennuie! MARIE-LOUISE, à Scarampi. Attendons... je compte sur l'effet... SCARAMPI, mystérieusement. Oui, de notre surprise. GENTZ, qui s'est approché du Duc, lui présentant une bonbonnière. Un bonbon? LE DUC, prenant un bonbon et le goûtant. Oh! parfait! Un goût tout à la fois de poire et de verveine. Et puis... attendez... de... GENTZ Non. ce n'est pas la peine. LE DUC Pas la peine de quoi? GENTZ D'avoir l'air d'être là. J'y vois plus clair que Metternich. -- Un chocolat? LE DUC, avec hauteur. Que voyez-vous? GENTZ Quelqu'un qui souffre, au lieu de prendre Le doux parti de vivre en prince jeune et tendre. Votre âme bouge encore; on va dans cette cour l'endormir de musique et l'engourdir d'amour. J'avais une âme aussi, moi, comme tout le monde... Mais pfft!... et je vieillis, doucettement immonde, Jusqu'au jour où, vengeant sur moi la Liberté, Un de ces jeunes fous de l'Université, Dans mes bonbons, dans mes parfums, et dans ma boue, Me tuera... comme Sand a tué Kotzebue! Oui, j'ai peur -- voulez-vous quelques raisins sucrés? -- D'être tué par l'un d'entre eux! LE DUC, tranquillement, prenant un raisin. Vous le serez. GENTZ Hein? Comment? LE DUC Vous serez tué par un jeune homme. GENTZ Mais... LE DUC Que vous connaissez. GENTZ, stupéfait. Monseigneur... LE DUC Il se nomme Frédéric: c'est celui que vous avez été. Puisqu'en vous maintenant il est ressuscité, Puisque comme un remords, il vous parle à voix basse, C'est fini: celui-là ne vous fera pas grâce. GENTZ, pâlissant. C'est vrai que ma jeunesse, en moi, lève un poignard! -- Ah ! je ne m'étais pas trompé sur ce regard : C'est celui de quelqu'un qui s'exerce à l'Empire! LE DUC Monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Il s'éloigne. Metternich rejoint Gentz . METTERNICH, à Gentz, en souriant. Tu causais avec... GENTZ Oui. METTERNICH Très gentil. GENTZ En effet. METTERNICH Je le tiens tout à fait dans ma main. GENTZ Tout à fait. LE DUC est arrivé devant Thérèse qui, assise, dans un coin, devant un guéridon, feuillette un livre. Il la regarde un instant puis à mi-voix Pourquoi donc pleuriez-vous? THERESE, qui ne l'a pas vu venir, tressaillant, et se levant toute troublée. Parce que... LE DUC Non. THERESE, interdite. Altesse! LE DUC Je sais pourquoi. -- Ne pleurez pas. Il s'éloigne rapidement, et se trouve devant Metternich qui vient de prendre son chapeau et ses gants pour sortir. METTERNICH, saluant le Duc. Duc, je vous laisse. Le Duc répond par une inclinaison de tête. Metternich sort, emmenant l'attaché. LE DUC, à Marie-Louise et à Dietrichstein qui regardent des papiers sur la table. Vous lisez mon dernier travail? DIETRICHSTEIN Il est charmant. Mais pourquoi faire exprès des fautes d'allemand? C'est une espièglerie! MARIE-LOUISE, choquée. A votre âge, être espiègle, Mon fils! LE DUC Que voulez-vous? je ne suis pas un aigle! DIETRICHSTEIN, soulignant de l'ongle une faute. Vous mettez encor « France » au féminin! LE DUC Hélas! Moi je ne sais jamais si c'est der, die ou das! Dietrichstein Le neutre seul, ici, serait correct! LE DUC Mais pleutre. Je n'aime pas beaucoup que la France soit neutre. MARIE-LOUISE, interrompant Thalberg qui pianote. Mon fils a la musique en horreur! LE DUC En horreur. LORD COWLEY, s'avançant vers le Duc. Altesse... DIETRICHSTEIN, bas au Duc. Un mot aimable! LE DUC Hein? DIETRICHSTEIN, bas au Duc. C'est l'ambassadeur D'Angleterre. LORD COWLEY Tantôt galopant, hors d'haleine, D'où reveniez-vous donc, prince? LE DUC De Sainte-Hélene. LORD COWLEY, interloqué. Plaît-il? LE DUC C'est un coin vert, gai, sain, -- et beau, le soir! On y est à ravir. Je voudrais vous y voir. Il salue, et passe. GENTZ, vivement à l'ambassadeur d'Angleterre, tandis que le Duc s'éloigne. Sainte-Hélene est le nom du principal village D'Helenenthal, ce site exquis du voisinage. L'AMBASSADEUR Ah! oui! -- Je crois, soit dît sans le lui reprocher, Que c'est, dans mon jardin, une pierre. GENTZ Un rocher! DES VOIX, au fond On part! L'ARCHIDUCHESSE, à Marie-Louise. Viens-tu, Louise? MARIE-LOUISE Oh! moi, non! CRIS En voiture! L'ARCHIDUCHESSE, au Duc. Et toi, Franz? MARIE-LOUISE Non! mon fils déteste la nature! Avec pitié. Il galope lorsqu'il traverse Helenenthal! LE DUC, sombre. Oui, je galope. MARIE-LOUISE Ah! tu n'es pas sentimental! Brouhaha. -- Saluts. -- Toute la compagnie sort dans un tumulte de voix. MONTENEGRO, déjà sur le perron. Je connais un endroit pour goûter, où le cidre... Sa voix se perd. CRIS, au dehors. Au revoir! au revoir! GENTZ, sur le balcon criant. Ne parlez pas de l'hydre! Eclats de rires. -- Grelots des voitures qui s'éloignent. THERESE, à Tiburce, qui prend congé Adieu, mon frère. TIBURCE, l'embrassant au front. Adieu! Il s'incline devant Marie-Louise, et sort avec Bombelles. MARIE-LOUISE, aux dames d'honneur, leur confiant Thérèse. Menez-la maintenant Chez elle... Thérèse sort, emmenée par les dames. -- Le Duc s'est assis, remuant distraitement des livres sur une table. -- Marie-Louise fait signe en souriant à Scarampi, qui est restée, puis s'avance vers le Duc. SCENE IX -------- LE DUC, MARIE-LOUISE, SCARAMPI, puis UN TAILLEUR et UNE ESSAYEUSE. MARIE-LOUISE, au Duc. Franz... Il se retourne... Je vais vous égayer! LE DUC Vraiment? Scarampi ferme soigneusement toutes les portes. MARIE-LOUISE Chut! -- J'ai fait un complot!... LE DUC, dont l'oeil s'allume. Vous! un complot? MARIE-LOUISE Immense; Chut! -- On nous interdit tout ce qui vient de France; Mais moi, j'ai fait venir, en secret, de Paris, De chez deux grands faiseurs... Elle lui donne une petite tape sur la joue. Allons, coquet, souris! Chut!... pour vous, un tailleur... Montrant Scarampi. Pour nous une essayeuse! Je crois que mon idée est vraiment... LE DUC, glacial. Merveilleuse. SCARAMPI, allant ouvrir la porte de l'appartement de Marie-Louise. Entrez! Entrent une demoiselle -- élégance de mannequin -- qui porte de grands cartons à robes et à chapeaux; puis un jeune homme habillé comme une gravure de mode 1830, les bras chargés de vêtements pliés et de boîtes. Le tailleur descend vers le Duc, tandis qu'au fond l'essayeuse déballe les robes sur un canapé. Après un profond salut, il s'agenouille vivement, ouvrant les boîtes, défaisant les paquets, faisant bouffer des cravates, dépliant des vêtements. LE TAILLEUR Si Monseigneur daigne jeter les yeux... J'ai là des nouveautés charmantes! Ces messieurs Ont assez confiance en mon goût. Je les guide. Les cravates d'abord. Un violet languide. Un marron sérieux. On porte le foulard. Regardant la cravate du Duc. Je vois avec plaisir que Son Altesse a l'art De nouer son écharpe. Lui présentant un autre modèle. Un dessin en quinconce! Regardant de nouveau la cravate du Duc. Oui, le noeud est parfait, il est noble, il engonce. Et comment Monseigneur trouve-t-il ce gilet Sur lequel des bouquets s'effeuillèrent? LE DUC, impassible. Très laid. LE TAILLEUR, continuant à faire un étalage sur le tapis. Ceux-ci laisseront-ils Son Altesse de marbre? Poil de chèvre, pourtant! Tissu d'écorce d'arbre! Redingote vert nuit. Les poignets très étroits. Est-ce hautain? Gilet à six boutons, dont trois Restent déboutonnés en haut (grande élégance!) Est-ce spirituel, cette petite ganse? Et ce frac par nos soins artistement râpé, Bleu, sur un pantalon de fin coutil jaspé C'est tout à fait coquet, léger, garde-française! Laissons cette jaunâtre et lourde polonaise (Hamlet peut-il porter le pourpoint de Falstaff?) Et venons aux manteaux, prince. Grand plaid en staff, Demi-collet figurant manches par derrière. Trop excentrique? Soit. Cet autre, dit Roulière, Sobre, a je ne sais quoi de large et d'espagnol, Bon pour rendre visite à quelque dona Sol! Il le jette sur ses épaules, et marche superbement. Travail soigné, chaînette en argent, col en martre; Fait dans nos ateliers du boulevard Montmartre. Simple, mais d'une coupe!... Et la coupe, c'est tout! MARIE-LOUISE, qui est restée debout près du Duc, le voyant plus pâle, et les yeux fixes, comme s'il n'écoutait plus, au tailleur. Vous fatiguez le duc avec votre bagout! LE DUC, se réveillant. Non, laissez, je rêvais... car je n'ai pas coutume, Quand mon tailleur viennois vient m'offrir un costume, D'entendre tous ces mots pittoresques et vifs... Tout cela... tout ce choix amusant d'adjectifs, Tout cela, qui pour vous n'est qu'un bagout vulgaire, Cela me... cela m'a... Ses yeux se sont remplis de larmes, et brusquement: Non, rien, laissez, ma mère. MARIE-LOUISE, remontant vers Scarampi et l'essayeuse. Regardons nos chiffons!... Des manches à gigot? L'ESSAYEUSE Toujours! LE TAILLEUR, au Duc, lui montrant des échantillons collés sur une feuille. Drap... Casimir... Marengo... LE DUC Marengo? LE TAILLEUR, froissant l'échantillon entre ses doigts. C'est un bon cuir de laine et défiant l'usure. LE DUC Je suis de votre avis: Marengo, cela dure. LE TAILLEUR Que nous commandez-vous? LE DUC Je n'ai besoin de rien. LE TAILLEUR On a toujours besoin d'un habit allant bien! LE DUC J'aimerais combiner... LE TAILLEUR A votre fantaisie? Que toujours ta pensée, ô client, soit saisie! Dites! nous saisirons; c'est l'art de ce métier! Nous habillons Monsieur Théophile Gautier. LE DUC, ayant l'air de chercher. Voyons... L'ESSAYEUSE, au fond, exhibant d'énormes chapeaux, que Marie- Louise essaye, devant la psyché. Paille de riz recouverte de blonde. Ce n'est pas le chapeau, dame, de tout le monde! LE DUC, rêvant. Pouvez-vous faire?.. LE TAILLEUR, précipitamment. Tout!... LE DUC un... LE TAILLEUR Tout ce que voudra Son Altesse! LE DUC un habit... LE TAILLEUR Parfaitement! LE DUC d'un drap... Ah! au fait, de quel drap?... uni, tout simple!... LE TAILLEUR Certes! LE DUC Et la couleur, voyons, que diriez-vous de... verte? LE TAILLEUR L'idée est excellente! LE DUC, rêveusement. Un petit habit vert... Laissant peut-être voir le gilet... LE TAILLEUR, prenant des notes. Très ouvert! LE DUC Pour animer la basque, un peu, quand elle bouge, Si la patte avait un... liséré rouge? LE TAILLEUR, étonné un instant. Rouge? -- Ce sera ravissant. LE DUC Eh bien! et le gilet? Comment est le gilet à votre avis? LE TAILLEUR, cherchant. Il est... LE DUC Il est blanc. LE TAILLEUR Son Altesse a du goût. LE DUC Puis je pense Qu'une culotte courte... LE TAILLEUR Ah? LE DUC Oui. LE TAILLEUR Quelle nuance? LE DUC Je la vois assez blanche, en casimir soyeux. LE TAILLEUR Oh! le blanc, c'est toujours ce qu'il y a de mieux! LE DUC Boutons gravés... LE TAILLEUR Gravés?... ce n'est pas dans les règles! LE DUC Si... quelque chose... un rien, dessus!... des petits aigles. LE TAILLEUR, comprenant tout d'un coup quel est le petit habit vert que se commande le prince, tressaille, et d'une voix étouffée Des petits?... LE DUC, changeant de ton, brusquement. Eh bien! Quoi? qu'est-ce qui te fait peur? Et pourquoi donc ta main tremble-t-elle, tailleur? Qu'est-ce que cet habit a d'extraordinaire? Tu ne te vantes plus de pouvoir me le faire? L'ESSAYEUSE, au fond. Chapeau cabriolet, garniture pavots! LE DUC, se levant. Remporte donc, tailleur, tes modèles nouveaux, Et tes échantillons grotesques sur leur feuille, Car ce petit habit, c'est le seul que je veuille! LE TAILLEUR, se rapprochant. Mais je... LE DUC c'est bon! Va-t'en! Ne sois pas indiscret! LE TAILLEUR Mais... LE DUC, avec un geste mélancolique. Il ne m'irait pas, d'ailleurs! LE TAILLEUR, quittant brusquement son ton de fournisseur. Il vous irait. LE DUC, se retournant, avec hauteur. Tu dis? LE TAILLEUR, tranquillement. Il vous irait très bien. LE DUC L'audace est grande. LE TAILLEUR, _s'inclinant. Et j'ai les pleins pouvoirs pour prendre la commande. LE DUC Ah? Silence. Ils se regardent dans les yeux. LE TAILLEUR Oui! L'ESSAYEUSE, au fond, passant un manteau à Marie-Louise qui se regarde dans la psyché. Manteau de gros de la Chine, bouffant: Revers brodé, manche en oreille d'éléphant. LE DUC, un peu ironique. Ah? ah? LE TAILLEUR Oui, Monseigneur. LE DUC Très bien. Monsieur conspire. Je ne m'étonne plus que vous citiez Shakespeare. LE TAILLEUR, bas et vite, lui désignant un des vêtements étalés. La redingote olive a des noms sous son shall Ecoles... Députés... Un pair... Un maréchal. L'ESSAYEUSE, au fond. Spencer en jaconas ; jupe en caroléide. LE TAILLEUR On peut vous faire fuir... LE DUC, froidement. Pour que je me décide, Il faut qu'auparavant j'aille, voilà le hic, Consulter mon ami Monsieur de Metternich. LE TAILLEUR, souriant. Vous vous méfierez moins quand vous saurez, Altesse, Que c'est une cousine à vous... LE DUC Hein? LE TAILLEUR La comtesse Camerata, la fille... LE DUC Ah! je sais... d'Elisa! LE TAILLEUR Oui, celle qui toujours se singularisa, Qui toujours, dans la vie, Amazone sans casque, Portant avec orgueil sa race sur son masque, Brave un péril tient un fleuret, dompte un pur sang! L'ESSAYEUSE, au fond. Un petit canezou d'organdi, ravissant! LE TAILLEUR Quand vous saurez que c'est cette Penthésilée... L'ESSAYEUSE Le col n'est qu'épinglé, la manche faufilée! LE TAILLEUR Qui mène le complot dont je vous parle... LE DUC, hésitant encore à se livrer. Dieu! -- La preuve de cela? LE TAILLEUR Tournez la tête un peu. Regardez, sans en avoir l'air, la demoiselle Qui déballe, à genoux, des toilettes... LE DUC a tourné la tête. Ses yeux rencontrent ceux de l'essayeuse, qui le regarde à la dérobée. C'est elle! A Vienne, un soir déjà, brusque, sur mon chemin, Elle sortit d'un grand manteau, baisa ma main, Et s'enfuit en criant : «J'ai bien le droit, peut-être, De saluer le fils de l'Empereur mon maître .... Il la regarde encore. C'est une Bonaparte... et nous nous ressemblons. -- Oui, mais elle n'a pas, elle, les cheveux blonds! MARIE-LOUISE, se dirigeant vers son appartement, à l'essayeuse. Nous allons essayer par là. Venez ma fille. A son fils, avec enthousiasme. -- Ah! Franz, c'est à Paris seulement qu'on habille! LE DUC Oui, ma mère. MARIE-LOUISE, avant de sortir, toute frémissante. Aimez-vous le goût parisien? LE DUC, très gravement. A Paris, en effet, on vous habillait bien. Marie-Louise, Scarampi et la demoiselle entrent dans l'appartement de Marie-Louise emportant les robes à essayer. SCENE X ------- LE DUC, LE JEUNE HOMME, puis, un instant ,LA COMTESSE CAMERATA. LE DUC, dès que la porte s'est refermée, se tournant vers le jeune homme, avidement. Vous, qui donc êtes-vous? LE JEUNE HOMME, très romantique. Qu'importe? un anonyme, Las de vivre en un temps qui n'a rien de sublime Et de fumer sa pipe en parlant d'idéal. Ce que je suis? Je ne sais pas. Voilà mon mal. Suis-je ? Je voudrais être, -- et ce n'est pas commode, Je lis Victor Hugo. Je récite son Ode A la Colonne . Je vous conte tout cela Parce que tout cela, mon Dieu, c'est toute la Jeunesse! Je m'ennuie avec extravagance; Et je suis, Monseigneur, artiste et Jeune-France. De plus, carbonaro, pour vous servir. L'ennui Ne me laissant jamais deux minutes sans lui, J'ai porté des gilets plus ou moins écarlates, Et je me suis distrait avec ça les cravates J'y fus très compétent. Voilà pourquoi d'ailleurs On me charge aujourd'hui de jouer les tailleurs. J'ajoute, pour poser en pied mon personnage, Que je suis libéral et basiléophage. -- Ma vie et mon poignard, Altesse, sont à vous. LE DUC, un peu surpris. Monsieur, vous me plaisez, mais vos propos sont fous. LE JEUNE HOMME, après un sourire, plus simple. Ne me jugez pas trop sur ce qu'ils ont d'étrange; Un besoin d'étonner, malgré moi, me démange; Mais sincère est le mal dont je me sens ronger, Et qui me fait chercher cet oubli: le danger! LE DUC, rêveur. Un mal? LE JEUNE HOMME Un grand dégoût frémissant... LE DUC L'âme lourde... LE JEUNE HOMME Des élans retombants... LE DUC L'inquiétude sourde... La mauvaise fierté de ce que nous souffrons... L'orgueil de promener le plus pâle des fronts... LE JEUNE HOMME Monseigneur! LE DUC Le dédain de ceux qui peuvent vivre Satisfaits... LE JEUNE HOMME Monseigneur! LE DUC Le doute... LE JEUNE HOMME Dans quel livre, Vous si jeune, avez-vous appris le coeur humain? C'est là ce que je sens! LE DUC Donne-moi donc la main. Puisque comme un jeune arbre, ami, que l'on transplante, Emporte sa forêt dans sa sève ignorante, Et, quand souffrent au loin ses frères, souffre aussi, Sans rien savoir de vous, moi, j'ai tout seul, ici, Senti monter du fond de mon sang le malaise Dont souffre en ce moment la jeunesse française! LE JEUNE HOMME Je crois que notre mal est le vôtre plutôt; Car d'où tombe sur vous ce trop pesant manteau? Enfant à qui d'avance on confisqua la gloire, Prince pâle, si pâle en la cravate noire, De quoi donc êtes-vous pâle? LE DUC D'être son fils! LE JEUNE HOMME Eh bien! faibles, fiévreux, tourmentés par jadis, Murmurant comme vous : « Que reste-t-il à faire? » Nous sommes tous un peu les fils de votre père. LE DUC, lui mettant la main sur l'épaule. Vous êtes ceux de ses soldats : c'est aussi beau! Et ce n'est pas un moins redoutable fardeau. Mais cela m'enhardit. Je peux parfois me dire Ils ne sont que les fils des héros de l'Empire, Ils se contenteront du fils de l'Empereur. A ce moment, la porte de l'appartement de Marie-Louise s'ouvre, et la comtesse Camerata entre, feignant de chercher quelque chose. LA COMTESSE, à voix très haute. Pardon! L'écharpe?... Bas. Chut ! Je vends avec fureur! LE DUC, à mi-voix, rapidement. Merci! LA COMTESSE, de même. Mais j'aimerais mieux vendre des épées! C'est vexant de parler la langue des poupées! LE DUC Belliqueuse, je sais! LA VOIX DE MARIE-LOUISE, dehors. Cette écharpe? LA COMTESSE, haussant la voix. Je la Cherche! LE DUC, lui prenant la main, bas. Il paraît que dans cette fine main-là La cravache... LA COMTESSE, de même, riant. J'adore un cheval qui se cabre! LE DUC Vous faites du fleuret, paraît-il? LA COMTESSE Et du sabre! LE DUC Prête à tout? LA COMTESSE, criant, vers la porte restée entrouverte. Mais vraiment je la cherche partout! Bas, au Duc. Prête, pour Ton Altesse Impériale, à tout! LE DUC Cousine, vous avez le coeur d'une lionne! LA COMTESSE Et je porte un beau nom. LE DUC Lequel? LA COMTESSE Napoléone! LA VOIX DE SCARAMPI, dehors. Vous ne la trouvez pas? LA COMTESSE, haut. Non! LA VOIX DE MARIE-LOUISE, impatientée. Sur le clavecin! LA COMTESSE, vite, bas, s'éloignant du Duc. Je me sauve! Causez de notre grand dessein! Poussant un cri comme si elle trouvait l'écharpe, qu'elle tire de son corsage où elle l'avait cachée. Ah! enfin! LA VOIX DE SCARAMPI Vous l'avez? LA COMTESSE Elle était sur la harpe! Elle entre dans la chambre, en disant Alors, vous comprenez, on fronce cette écharpe... La porte se ferme. LE JEUNE HOMME, ardemment, au Duc. Eh bien! acceptez-vous? LE DUC, calme. Ce que je comprends mal, C'est ce bonapartisme aigu d'un libéral. LE JEUNE HOMME, riant. C'est vrai, républicain... LE DUC Vous m'arrivez, en somme, Par un détour! LE JEUNE HOMME Tout chemin mène au Roi de Rome! Mon rouge, que j'ai cru solidement vermeil, A déteint... LE DUC, ironique. Ce fut un déjeuner de soleil. LE JEUNE HOMME D'Austerlitz! -- Oui, l'histoire à la tête nous monte. Les batailles qu'on ne fait plus, on les raconte; Et le sang disparaît, la gloire seule luit! Si bien qu'avec un I majuscule, Il, c'est Lui! C'est maintenant qu'il fait ses plus belles conquêtes Il n'a plus de soldats, mais il a les poètes! LE DUC Bref? LE JEUNE HOMME Bref, -- les temps bourgeois... ce dieu qu'on exila... Vous... votre sort touchant... notre ennui... tout cela... Je me suis dit... LE DUC Vous vous êtes dit, en artiste, Que ce serait joli d'être bonapartiste. LE JEUNE HOMME, démonté. Hein? -- Mais... vous acceptez? LE DUC Non. LE JEUNE HOMME Quoi? LE DUC J'écoutais bien, Et vous étiez charmant quand vous parliez, mais rien Ne fut dans votre voix la France toute pure Il y avait la mode et la littérature! LE JEUNE HOMME, se désolant. J'ai maladroitement rempli ma mission! Si la comtesse, là, pouvait vous parler... LE DUC Non! J'aime dans son regard cette audace qui brille, Mais ce n'est pas la France, elle, -- c'est ma famille. Quand vous me revoudrez... plus tard... une autre fois... Que votre appel soit fait par une de ces voix Où l'âme populaire, avec rudesse, tremble! Mais, jeune byronien, -- âme qui me ressemble! -- Rien ne m'eût décidé, ce soir; sois sans regret Car, pour être empereur, je ne me sens pas prêt! SCENE XI -------- LES MEMES, LA COMTESSE, puis DIETRICHSTEIN. LA COMTESSE, qui sort de chez Marie-Louise et entend ces derniers mots, saisie. Vous, pas prêt? Elle se retourne et, vivement, parlant par la porte entre-bâillée à Marie- Louise et Scarampi invisibles. C'est compris!... non! restez!... Je me sauve... Pour le bal de ce soir, la blanche, pas la mauve! Fermant la porte et descendant vers le Duc. Pas prêt! Que vous faut-il? LE DUC Un an de rêve obscur, De travail. LA COMTESSE, farouche. Viens régner! LE DUC Non! mon front n'est pas mûr! LA COMTESSE La couronne suffit pour mûrir une tempe! LE DUC, montrant sa table de travail. Oui, la couronne d'or qui tombe d'une lampe! LE JEUNE HOMME C'est que l'occasion... LE DUC, se retournant, avec hauteur. Plaît-il, l'occasion? Serait-ce le tailleur qui reparaît? LA COMTESSE Mais... LE DUC, finement. Non! J'aurai la conscience à défaut de génie Je vous demande encor trois cents nuits d'insomnie! LE JEUNE HOMME, désespéré. Mais il va confirmer tous les bruits, ce refus! LA COMTESSE On prétend que jamais avec nous tu ne fus! LE JEUNE HOMME Vous êtes Jeune-France, on vous croit Vieille Autriche. LA COMTESSE On dit qu'on affaiblit ton esprit! LE JEUNE HOMME Qu'on vous triche Sur ce qu'on vous apprend! LA COMTESSE Et que tu ne sais pas L'histoire de ton père!... LE DUC, sursautant. On dit cela, là-bas? LE JEUNE HOMME Que leur répondrons-nous? LE DUC, violemment. Répondez-leur... A ce moment une porte s'ouvre. Dietrichstein paraît. Le Duc, se retournant vers lui très naturellement : Cher comte? DIETRICHSTEIN C'est d'Obenaus. LE DUC Pour mon cours d'histoire? -- Qu'il monte. Dietrichstein sort. Le Duc montrant au jeune homme et à la comtesse les vêtements épars. Mettez le plus de temps possible à tout plier, Et tâchez dans ce coin de vous faire oublier! Voyant Dietrichstein rentrer avec d'Obenaus, à d'Obenaus : Bonjour, mon cher baron. Négligemment, à la comtesse et au jeune homme, en leur montrant un paravent. Achevez, là derrière, Vos paquets !... A d'Obenaus. Mon tailleur... D'OBENAUS Ah! LE DUC Et la couturière De la duchesse... D'OBENAUS Ah! ah! LE DUC Vous gênent-ils? D'OBENAUS, qui s'est assis derrière la table avec Dietrichstein. Non, non. SCENE XII --------- LE DUC DIETRICHSTEIN, D'OBENAUS, et, derrière le paravent, LA COMTESSE et le JEUNE HOMME, qui, tout en refaisant silencieusement leurs paquets, écoutent. LE DUC, s'asseyant en face des professeurs. Messieurs, je suis à vous. Je taille mon crayon Pour noter quelque date ou bien quelque pensée. D'OBENAUS Reprenons la leçon où nous l'avons laissée. Nous étions en mil huit cent cinq. LE DUC, taillant son crayon. Parfaitement. D'OBENAUS Donc, en mil huit cent six... LE DUC Aucun événement N'avait marqué l'année, alors? D'OBENAUS Hein? quelle année? LE DUC, soufflant la poudre de mine de plomb tombée sur son papier. Mil huit cent cinq. D'OBENAUS Pardon... J'ai cru... La Destinée Fut cruelle au bon droit. Sur ces heures de deuil Nous ne jetterons donc qu'un rapide coup d'oeil. Se lançant vite dans une grande phrase. Quand le penseur s'élève aux sommets de l'Histoire... LE DUC Donc, en mil huit cent cinq, Monsieur, rien de notoire? D'OBENAUS Un grand fait, Monseigneur, que j'allais oublier La restauration du vieux calendrier. -- Un peu plus tard, ayant provoqué l'Angleterre, L'Espagne... LE DUC, doucement. Et l'Empereur, Monsieur? D'OBENAUS Lequel? LE DUC Mon père. D'OBENAUS, évasif Il... LE DUC Il n'avait donc pas quitté Boulogne? D'OBENAUS Oh! Si! LE DUC Où donc était-il? D'OBENAUS Mais... justement... par ici. LE DUC, l'air étonné. Tiens! DIETRICHSTEIN, vivement. Il s'intéressait beaucoup à la Bavière... D'OBENAUS, voulant continuer. Au traité de Presbourg, le voeu de votre père Fut en cela conforme à celui des Habsbourg... LE DUC Qu'est-ce que c'est que ça, le traité de Presbourg? D'OBENAUS, doctoralement vague. C'est l'accord, Monseigneur, par lequel se termine Toute une période... LE DUC Ah! Regardant son crayon. J'ai cassé ma mine! D'OBENAUS En l'an mil huit cent sept... LE DUC Déjà? Il a retaillé tranquillement son crayon. Là, ça va bien. -- Quelle drôle d'époque!... il ne se passe rien. D'OBENAUS Si, Monseigneur! Prenons la maison de Bragance Le roi... LE DUC, de plus en plus doux. Mais l'Empereur, Monsieur? D'OBENAUS Lequel? LE DUC De France. D'OBENAUS Rien de très important jusqu'en mil huit cent huit; Signalons en passant le traité de Tilsitt... LE DUC, ingénument. Mais on ne faisait donc que des traités? D'OBENAUS, voulant continuer. L'Europe... LE DUC Ah! oui, vous résumez! D'OBENAUS Oh! je ne développe Que lorsque... LE DUC Il y eut donc autre chose? D'OBENAUS Mais... LE DUC Quoi? D'OBENAUS Je... LE DUC Quoi? Qu'arriva-t-il d'autre? dites-le-moi! D'OBENAUS, balbutiant. Mais je... je ne sais pas... Votre Altesse veut rire... LE DUC Vous ne le savez pas? Moi, je vais vous le dire. Il se lève. Le six octobre mil huit cent cinq... DIETRICHSTEIN et D'OBENAUS, se levant. Hein? Comment? LE DUC Quand nul ne s'attendait à le voir, au moment Où, regardant planer un aigle prêt à fondre, Vienne se rassurait en disant : « C'est sur Londres!... » Ayant quitté Strasbourg, franchi le Rhin à Kehl, L'Empereur... D'OBENAUS L'Empereur?... LE DUC Et vous savez lequel! Gagne le Wurtemberg, le grand-duché de Bade... DIETRICHSTEIN, épouvanté. Ah! mon Dieu! LE DUC Fait donner à l'Autriche une aubade De clairons par Murat, et, par Soult, de tambour; Laisse ses maréchaux à Wertingen, Augsbourg, Remporter deux ou trois victoires, -- les hors-d'oeuvre!... D'OBENAUS Mais, Monseigneur... LE DUC Poursuit l'admirable manoeuvre, Arrive devant Ulm sans s'être débotté, Ordonne qu'Elchingen par Ney soit emporté, Rédige un bulletin joyeux, terrible et sobre, Fait préparer l'assaut... et, le dix-sept octobre, On voit se désarmer aux pieds de ce héros Vingt-sept mille Autrichiens et dix-huit généraux! -- Et l'Empereur repart! DIETRICHSTEIN Monseigneur! LE DUC, d'une voix de plus en plus forte. En novembre, Il est à Vienne, il couche à Schoenbrünn, dans ma chambre D'OBENAUS Mais... LE DUC Il suit l'ennemi, sent qu'il l'a dans la main; Un soir, il dit au camp : « Demain! » Le lendemain, Il dit en galopant sur le front de bandière « Soldats, il faut finir par un coup de tonnerre! » Il va, tachant de gris l'état-major vermeil; L'armée est une mer; il attend le soleil; Il le voit se lever du haut d'un promontoire; Et, d'un sourire, il met ce soleil dans l'Histoire! D'OBENAUS, regardant Dietrichstein avec désespoir. Dietrichstein! LE DUC Et voilà! DIETRICHSTEIN, consterné. D'Obenaus! LE DUC, allant et venant, avec une fièvre croissante. La terreur! La mort! Deux empereurs battus par l'Empereur! Vingt mille prisonniers! D'OBENAUS, le suivant. Mais je vous en supplie! DIETRICHSTEIN, de même. Songez que si quelqu'un!... LE DUC La campagne finie! Des cadavres flottant sur les glaçons d'un lac! Mon grand-père venant voir mon père au bivouac! DIETRICHSTEIN Monseigneur! LE DUC, scandant implacablement. Au bi-vouac! D'OBENAUS Voulez-vous bien vous taire! LE DUC Et mon père accordant la paix à mon grand-père! DIETRICHSTEIN Si quelqu'un entendait... LE DUC Et puis, les drapeaux pris Distribués! -- Huit à la ville de Paris! La comtesse et le jeune homme sont peu à peu sortis de derrière le paravent, pâles et frémissants. Leurs paquets refaits, ils essayent sur la pointe du pied, de gagner la porte, tout en écoutant le Duc. Mais, dans leur émotion, les boîtes et les cartons, leur échappant des mains, s'écroulent avec fracas. D'OBENAUS, se retournant et les apercevant. Oh! LE DUC, continuant. Cinquante au Sénat! D'OBENAUS Cet homme et cette femme!... DIETRICHSTEIN, se précipitant vers eux. Voulez-vous vous sauver! LE DUC, d'une voix éclatante. Cinquante à Notre-Dame! D'OBENAUS Ah! mon Dieu! LE DUC, hors de lui, avec un geste qui distribue des milliers d'étendards. Des drapeaux! DIETRICHSTEIN, bousculant la comtesse et le jeune homme, qui ramassent leurs paquets, Vos robes, vos chapeaux! Il les pousse dehors. Plus vite! Allez-vous-en! LE DUC, tombant épuisé sur un fauteuil Des drapeaux! des drapeaux! La comtesse et le jeune homme sont sortis. DIETRICHSTEIN Ils étaient encor là! LE DUC, dans une quinte de toux. Des drapeaux! DIETRICHSTEIN Quelle affaire! Monseigneur... LE DUC Je me tais. DIETRICHSTEIN C'est bien tard pour se taire. Que dira Metternich?... Ces gens dans ce salon!... LE DUC, essuyant son front en sueur. D'ailleurs pour aujourd'hui je n'en sais pas plus long. Il tousse encore. Monsieur le professeur... DIETRICHSTEIN, lui versant un verre d'eau. Vous toussez?... Vite, à boire! LE DUC, après avoir bu une gorgée. N'est-ce pas que j'ai fait des progrès en histoire? DIETRICHSTEIN Nul livre n'est entré, pourtant, je le sais bien! D'OBENAUS Quand Metternich saura... LE DUC, froidement. Vous ne lui direz rien. Il s'en prendrait à vous, d'ailleurs. DIETRICHSTEIN, bas à d'Obenaus. Mieux vaut nous taire. Et faire, auprès du prince, intervenir sa mère. Il frappe à la porte de Marie-Louise. La duchesse? SCARAMPI, paraissant. Elle est prête. Entrez. Dietrichstein entre chez Marie-Louise. La nuit commence à venir. Un domestique vient poser une lampe sur la table du Duc. LE DUC, à d'Obenaus. Il est fini, J'espère, votre cours ad usum delphini?... D'OBENAUS, les bras au ciel. Comment avez-vous su?... Je ne peux pas comprendre! SCENE XIII ---------- LE DUC, MARIE-LOUISE. MARIE-LOUISE, entrant, très agitée, dans une superbe toilette de bal, le manteau sur les épaules. D'Obenaus et Dietrichstein s'éclipsent. Ah! mon Dieu! Qu'est-ce encor? Que vient-on de m'apprendre? Vous allez m'expliquer... LE DUC, lui montrant, par la fenêtre ouverte, le crépuscule. Ma mère, regardez! L'heure est belle de calme et d'oiseaux attardés. Oh! comme avec douceur le soir perd sa dorure! Les arbres... MARIE-LOUISE, s'arrêtant, étonnée. Comment, toi, tu comprends la nature? LE DUC Peut-être. MARIE-LOUISE, voulant revenir à sa sévérité. Vous allez m'expliquer!... LE DUC Respirez, Ma mère, ce parfum! Tous les bois sont entrés Avec lui, dans la chambre... MARIE-LOUISE, se fâchant. Expliquez-moi, vous dis-je! LE DUC, continuant, avec douceur. Chaque bouffée apporte une branche, et, prodige Bien plus beau que celui dont Macbeth s'effarait, Ce n'est plus seulement, ma mère, la forêt Qui marche, la forêt qui marche comme folle Ce parfum dans le soir, c'est la forêt qui vole. MARIE-LOUISE, le regardant avec stupeur. Comment, toi, maintenant, poétique? LE DUC Il paraît. On entend la musique lointaine d'un bal. Ecoutez !... une valse!... et banale, on dirait! Mais elle s'ennoblit en voyageant... Peut-être Qu'en traversant ces bois que fréquenta le Maître, Autour d'une fougère ou près d'un cyclamen, Elle aura rencontré l'âme de Beethoven! MARIE-LOUISE, qui n'en croit pas ses oreilles. Quoi! la musique aussi? LE DUC Quand je veux. Mais, ma mère, Je ne veux pas. Je hais les sons et leur mystère; Et devant un beau soir je sens avec effroi Quelque chose de blond qui s'attendrit en moi. MARIE-LOUISE Ce quelque chose en toi, mon enfant, c'est moi-même! LE DUC Je ne l'aurais pas dit. MARIE-LOUISE Tu le hais? LE DUC Je vous aime. MARIE-LOUISE, avec humeur. Alors... songe un peu plus au tort que tu me fais! Mon père et Metternich pour nous furent parfaits! Ainsi, quand le décret devait te faire comte, J'ai dit : « Non! Comte, non! Au moins duc! Duc, ça compte! » Tu es duc de Reichstadt. LE DUC, récitant. Seigneur de Gross-Bohen, Buchtierad, Tirnovan, Schwaben, Kron-Pornitz... chen Il affecte de prononcer difficilement, comme un Français. Si je prononce mal, pardon! MARIE-LOUISE, avec humeur. Encore était-ce Malaisé de régler le rang de Votre Altesse, D'être, dans un décret, courtois, prudent, exact. Rappelez-vous combien ces gens ont eu de tact! Tout s'est passé de la façon la plus légère On n'a pas prononcé le nom de votre père. LE DUC Pourquoi n'a-t-on pas mis : né de père inconnu? MARIE-LOUISE Tu peux être le prince -- avec ton revenu -- Le plus aimable de l'Autriche -- et le plus riche! LE DUC Le plus riche... MARIE-LOUISE Et le plus aimable.. LE DUC De l'Autriche! MARIE-LOUISE Goûtez votre bonheur! LE DUC J'en exprime les sucs! MARIE-LOUISE Vous êtes le premier après les archiducs! Et vous épouserez un jour quelque princesse Ou quelque archiduchesse, ou bien quelque... LE DUC, d'une voix tout à coup profonde. Sans cesse Je revois, tel qu'enfant je l'entrevis un jour, Son petit trône au dossier rond comme un tambour, Et, d'un or qu'a rendu plus divin Sainte-Hélene, Au milieu du dossier, petite et simple, l'N, -- La lettre qui dit : « Non! » au temps! MARIE-LOUISE, interdite. Mais... LE DUC, farouchement. Je revois L'N dont il marquait à l'épaule les rois! MARIE-LOUISE, se redressant. Les rois dont vous avez du sang par votre mère! LE DUC Je n'en ai pas besoin de leur sang! Pourquoi faire? MARIE-LOUISE Ce fameux héritage?... LE DUC Il me semble mesquin! MARIE-LOUISE, indignée. Quoi! vous n'êtes pas fier du sang de Charles-Quint? LE DUC Non! car d'autres que moi le portent dans leurs veines; Mais lorsque je me dis que j'ai là, dans les miennes, Celui d'un lieutenant qui de Corse venait... Je pleure en regardant le bleu de mon poignet! MARIE-LOUISE Franz! LE DUC, s'exaltant de plus en plus. A ce jeune sang le vieux ne peut que nuire. Si j'ai du sang des rois, il faut qu'on me le tire! MARIE-LOUISE Taisez-vous! LE DUC Et d'ailleurs, que dis-je?... Si j'en eus, Je suis sûr que depuis longtemps je n'en ai plus! Les deux sangs ont en moi dû se battre, et le vôtre Aura, comme toujours, été chassé par l'autre! MARIE-LOUISE, hors d'elle. Tais-toi, duc de Reichstadt! LE DUC, ricanant. Oui, Metternich, ce fat, Croit avoir sur ma vie écrit « Duc de Reichstadt! » Mais haussez au soleil la page diaphane Le mot « Napoléon » est dans le filigrane! MARIE-LOUISE, reculant épouvantée. Mon fils! LE DUC, marchant sur elle. Duc de Reichstadt, avez-vous dit? Non, non Et savez-vous quel est mon véritable nom? C'est celui qu'au Prater la foule qui s'écarte Murmure autour de moi : « Le petit Bonaparte! » Il l'a saisie par les poignets, et il la secoue. Je suis son fils! rien que son fils! MARIE-LOUISE Tu me fais mal! LE DUC, lui lâchant les poignets, et la serrant dans ses bras. Ah! ma mère! pardon, ma mère... Avec la plus tendre et la plus douloureuse pitié. Allez au bal! On entend l'orchestre, au loin, jouer légèrement. Oubliez ce que j'ai dit là! C'est du délire! Vous n'avez pas besoin même de le redire, Ma mère, à Metternich... MARIE-LOUISE, déjà un peu rassurée. Non, je n'ai pas besoin?... LE DUC La valse avec douceur vient de reprendre au loin... Non! ne lui dites rien. Et cela vous évite Des ennuis. Oubliez! Vous oubliez si vite! MARIE-LOUISE Mais je... LE DUC, lui parlant comme à une enfant, et la poussant insensiblement vers la porte. Pensez à Parme! au palais de Sala A votre vie heureuse! Est-ce que ce front-là Est fait pour qu'il y passe une ombre d'aile noire? -- Ah! je vous aime plus que vous n'osez le croire! -- Et ne vous occupez de rien! pas même, ô dieux! D'être fidèle! Allez, je le serai pour deux! Souffrez que vers ce bal, tendrement, je vous pousse. Bonsoir. Ne mouillez pas vos souliers dans la mousse. Il la baise au front. Voici, par des baisers, les soucis enlevés, -- Et vous êtes coiffée à ravir! MARIE-LOUISE, vivement. Vous trouvez? LE DUC La voiture est en bas. Il fait beau. L'ombre est claire. Bonsoir, maman. Amusez-vous! Marie-Louise sort. Il descend en chancelant et tombant assis devant sa table, la tête dans ses mains. Ma pauvre mère! Changeant de ton et attirant à lui des livres et des papiers, sous la lampe. Travaillons! On entend le roulement d'une voiture qui s'éloigne. La porte du fond se rouvre mystérieusement et l'on aperçoit Gentz introduisant une femme emmitouflée. SCENE XIV --------- LE DUC, puis FANNY ELSSLER et GENTZ un instant. _ GENTZ, à mi-voix, après avoir écouté. La voiture est loin. Il appelle le Duc. Prince! LE DUC, se retournant et apercevant la femme. Fanny! FANNY ELSSLER, rejetant le manteau qu'elle a jeté hâtivement sur son costume de théâtre apparaît, splendide et rose, en danseuse, et dressée sur les pointes, ouvrant les bras. Franz! GENTZ, à part, en se retirant. Tout rêve d'Empire est pour l'instant banni! FANNY, dans les bras du Duc. Franz! GENTZ, sortant. C'est parfait! FANNY, amoureusement. Mon Franz! La porte s'est refermée sur Gentz. Fanny s'éloigne vivement du Duc et, respectueusement, après une révérence : Monseigneur LE DUC, s'assurant du départ de Gentz. Parti A Fanny. Vite! FANNY, d'un bond léger de danseuse, tombant, après une pirouette, assise sur la table de travail du prince. J'en ai beaucoup appris pour aujourd'hui. LE DUC, s'asseyant devant la table, et avec impatience. La suite! FANNY, pose sa main sur les cheveux du Duc, et lentement, fronçant ses jolis sourcils pour se rappeler les choses difficiles, elle commence, du ton de quelqu'un qui continue un récit. Alors, pendant que Ney, toute la nuit, marchait, Les généraux Gazan... LE DUC, répétant passionnément, pour se graver ces noms dans l'âme. Gazan! FANNY Suchet... LE DUC Suchet! FANNY Faisaient remplir, par leurs canons, chaque intervalle Et dès le petit jour, la garde impériale... Le rideau tombe. DEUXIEME ACTE --------------------- LES AILES QUI BATTENT Un an après, au palais de Schoenbrünn. Le Salon des Laques. Tous les murs sont couverts de laques anciens dont les luisants panneaux noirs illustrés de petits paysages, de kiosques, d'oiseaux et de menus personnages d'or, s'encadrent de bois sculptés et dorés, d'un lourd et somptueux rococo allemand. La corniche du plafond est faite de petits morceaux de laque. Les portes sont en laque, -- et les trumeaux se composent d'un morceau de laque plus précieux. Au fond, entre deux panneaux de laque, une haute fenêtre à profonde embrasure de laque. Ouverte, elle laisse voir son balcon qui découpe, sur la clarté du parc, l'aigle noir à deux têtes, en fer forgé. On voit largement le parc de Schoenbrünn : Entre les deux murailles de feuillage taillé où s'enchâssent des statues, s'étalent les dessins fleuris du jardin à la française; et loin, tout au bout des parterres, plus loin que le groupe de marbre de la pièce d'eau, au sommet d'une éminence gazonnée, silhouettant sur le bleu ses arcades blanches, la Gloriette monte dans le ciel. Deux portes à droite; deux portes à gauche. Entre les portes, deux lourdes consoles se faisant vis-à-vis. Et, au- dessus des consoles, dans des boiseries dorées que surmonte la couronne impériale, deux orgueilleux portraits d'ancêtres autrichiens. Cette pièce sert de salon à l'appartement qu'habite le Duc de Reichstadt dans une aile du château. Les deux portes de gauche ouvrent sur sa chambre, qui est celle-là même où Napoléon 1er coucha lorsque -- deux fois -- il habita Schoenbrünn. Les deux portes de droite ouvrent sur l'enfilade des salons que l'on traverse lorsqu'on vient du dehors. Le prince s'est installé là pour travailler : grande table couverte de livres, de papiers et de plans; une immense carte de l'Europe à moitié déroulée. Autour de la table, plusieurs fauteuils empruntés à la Gobelinzimmer voisine, médiocres bois dorés recouverts d'admirables tapisseries. Au premier plan, à gauche, un peu en biais, une psyché dont on ne voit que le dos de laque noire. Sur la console de gauche, pieusement rangés : un bonnet de grenadier français, des épaulettes rouges, un sabre, une giberne, etc., et, appuyé au mur, contre la console, un vieux fusil à bandoulière blanche, la baïonnette au canon. Sur l'autre console, rien. Dans un coin, sur un meuble, une énorme boîte. Un peu partout, des livres, des armes de luxe, des cravaches, des fouets de chasse, etc. Au lever du rideau, une dizaine de domestiques sont rangés sur une seule ligne devant le comte de Sedlinsky. Il les interroge. Un huissier est debout près de lui. SCENE I ------- SEDLINSKY, LES LAQUAIS, L'HUISSIER. SEDLINSKY, assis dans un fauteuil. C'est tout? PREMIER LAQUAIS C'est tout. SEDLINSKY Rien d'anormal? DEUXIEME LAQUAIS Rien d'anormal. TROISIEME LAQUAIS Il mange à peine. QUATRIEME LAQUAIS Il lit beaucoup. CINQUIEME LAQUAIS Il dort très mal. SEDLINSKY, à l'huissier. Es-tu sûr des valets de chambre de service? L'HUISSIER Oh! ces messieurs, Monsieur le préfet de police, Sont tous des policiers de carrière. SEDLINSKY Merci. Il se lève pour sortir. Mais j'ai peur que le duc ne me surprenne ici. PREMIER LAQUAIS Non. Le duc est sorti. DEUXIEME LAQUAIS Comme à son ordinaire. TROISIEME LAQUAIS En uniforme. QUATRIEME LAQUAIS Avec sa maison militaire. L'HUISSIER On doit manoeuvrer. SEDLINSKY Donc... du flair, du tact. -- Enfin, Surveillez-le sans qu'il s'en doute. L'HUISSIER, souriant. Je suis fin. SEDLINSKY Pas de zèle. Quand on fait du zèle, je tremble. Surtout, n'écoutez pas aux portes tous ensemble. L'HUISSIER C'est un soin dont je n'ai chargé qu'un seul agent. SEDLINSKY Lequel? L'HUISSIER Le Piémontais. SEDLINSKY Oui, très intelligent. L'HUISSIER C'est lui que chaque soir je mets dans cette pièce Sitôt que dans sa chambre a passé Son Altesse. Il désigne à gauche, la porte de la chambre du Duc. SEDLINSKY Il est là? L'HUISSIER Non. La nuit ne pouvant fermer l'oeil, Le jour, quand le duc sort, il dort dans un fauteuil. Il sera là sitôt le duc rentré. SEDLINSKY Qu'il veille! L'HUISSIER C'est compris. SEDLINSKY, jetant un regard sur la table. Les papiers? L'HUISSIER, souriant. Explorés. SEDLINSKY, se penchant pour regarder sous la table. La corbeille? Il s'agenouille vivement en voyant des petits bouts de papier sur le tapis, autour de la corbeille. Des morceaux?... Il cherche à les réunir. C'est peut-être une lettre... De qui? Entraîné par la curiosité professionnelle, il est tout à fait sous la table, ramassant, cherchant à lire. A ce moment une porte, à droite, s'ouvre, et le Duc entre, suivi de sa maison militaire: général Hartmann, capitaine Foresti, etc. Les laquais se rangent précipitamment. Le Duc est en uniforme : l'habit blanc boutonné à collet vert, les pattes d'ours en argent sur les manches, un grand manteau blanc sur les épaules. Bicorne noir au retroussis duquel est piquée une verte feuille de chêne. Sur la poitrine, les deux plaques de Marie-Thérèse et de Saint-Etienne. Se mêlant au ceinturon du sabre, la ceinture de soie, jaune et noire, à gros glands. Bottes. SCENE II -------- LE DUC, SEDLINSKY, L'ARCHIDUCHESSE , LE DOCTEUR, FORESTI, DIETRICHSTEIN. LE DUC, très naturellement, en jetant un coup d'oeil sur les deux jambes qui, seules, sortent de sous la table. Tiens! comment allez-vous, monsieur de Sedlinsky? SEDLINSKY, apparaissant stupéfiait, à quatre pattes. Altesse!... LE DUC Un accident. Excusez-moi. Je rentre. SEDLINSKY, debout. Vous m'avez reconnu, mais j'étais.. LE DUC A plat ventre. Je vous ai reconnu tout de suite. Il voit l'archiduchesse qui entre vivement. Elle est en costume de jardin : grand chapeau de paille; sous le bras, un album somptueusement relié, qu'elle pose sur la table avec son ombrelle. Elle a l'air inquiet. Le Duc, en la voyant entrer, énervé: Allons, bien! On vous a dérangée... L'ARCHIDUCHESSE On m'a dit... LE DUC Ce n'est rien! L'ARCHIDUCHESSE, lui prenant la main. Cependant... LE DUC, voyant Dietrichstein qui entre aussi, rapidement, l'air préoccupé, amenant le docteur Malfatti. Le docteur!... je ne suis pas malade! A l'archiduchesse. Rien. Un étouffement. J'ai quitté la parade: J'ai trop crié, voilà! Au docteur, qui, pendant qu'il parle, lui tâte le pouls. Docteur, vous m'ennuyez! A Sedlinsky, qui profite de l'émotion générale pour gagner la porte. C'est très gentil à vous, de ranger mes papiers. Vous me gâtez. Déjà vous m'aviez par tendresse, Donné tous vos amis pour laquais. SEDLINSKY, interdit. Votre Altesse Se figure?... LE DUC, nonchalamment. Et vraiment j'en serais très heureux, Si le service était un peu mieux fait par eux. Mais on m'habille mal, ma cravate remonte. Enfin, je vous ferai remarquer, mon cher comte, -- Puisque c'est vous ici que regardent ces soins, -- Que depuis quelques jours mes bottes brillent moins. Il s'est assis, se dégantant, après avoir donné son sabre et son chapeau à son ordonnance qui les emporte. Un laquais a posé un plateau de rafraîchissements sur la table. L'ARCHIDUCHESSE, voulant servir le Duc. Franz... LE DUC, à Sedlinsky qui de nouveau gagnait la porte. Vous ne prenez rien? SEDLINSKY J'ai pris... LE DOCTEUR Une couleuvre. LE DUC, à un des officiers de sa maison. Aux ordres, Foresti! LE CAPITAINE FORESTI, s'avançant et saluant. Mon colonel? LE DUC Manoeuvre Après-demain. Qu'on soit aux premiers feux du ciel A Grosshofen. Compris? Va! FORESTI Bien, mon colonel. LE DUC, aux autres officiers. Vous pouvez me laisser, Messieurs. Je vous salue. La maison militaire se retire. Sedlinsky va pour sortir avec les officiers. Le Duc le rappelle. Mon cher comte?... Sedlinsky revient. Le Duc lui tend du bout des doigts une lettre qu'il tire de son frac. Une encor que vous n'avez pas lue! Sedlinsky remet, d'un air piqué, la lettre sur la table, et sort. DIETRICHSTEIN, au duc. Je vous trouve, avec lui, d'une sévérité! L'ARCHIDUCHESSE, à Dietrichstein. Le duc n'a-t-il donc pas toute sa liberté? DIETRICHSTEIN Oh! le prince n'est pas prisonnier, mais ... LE DUC J'admire Ce mais ! Sentez-vous tout ce que ce mais veut dire? Mon Dieu, je ne suis pas prisonnier, mais ... Voilà. Mais ... Pas prisonnier, mais ... C'est le terme. C'est la Formule. Prisonnier?... Oh! pas une seconde! Mais ... il y a toujours autour de moi du monde. Prisonnier!... croyez bien que je ne le suis pas! Mais ... s'il me plaît risquer, au fond du parc, un pas, Il fleurit tout de suite un oeil sous chaque feuille. Je ne suis certes pas prisonnier, mais ... qu'on veuille Me parler privément, sur le bois de l'huis Pousse ce champignon : l'oreille! -- Je ne suis Vraiment pas prisonnier, mais ... qu'à cheval je sorte, Je sens le doux honneur d'une invisible escorte. Je ne suis pas le moins du monde prisonnier! Mais ... je suis le second à lire mon courrier. Pas prisonnier du tout! mais ... chaque nuit on place A ma porte un laquais, -- Montrant un grand gaillard grisonnant qui est venu reprendre le plateau, et traverse le salon pour l'emporter. tenez, celui qui passe! Moi, le duc de Reichstadt, un prisonnier?... Jamais! Un prisonnier!... Je suis un pas-prisonnier-mais. DIETRICHSTEIN, un peu pincé. J'approuve une gaieté... bien rare. LE DUC Rarissime! DIETRICHSTEIN, saluant pour prendre congé. Votre Altesse... LE DUC, gravement. Sérénissime. DIETRICHSTEIN Hein? LE DUC Ré-nis-sime! On m'a donné ce titre, il m'est particulier Tâchez une autre fois de ne pas l'oublier! DIETRICHSTEIN, saluant le Duc. Je vous laisse... Il sort. SCENE III --------- LE DUC, L'ARCHIDUCHESSE. LE DUC, à l'archiduchesse, amèrement. Sérénissime... hein? Admirable! Il se jette dans un fauteuil, et remarquant l'album qu'elle a repris sur la table : Que portez-vous? L'ARCHIDUCHESSE L'herbier de l'Empereur. LE DUC Ah! diable! L'herbier de mon grand-père! Il le lui prend et l'ouvre sur ses genoux. L'ARCHIDUCHESSE Il me l'a, ce matin, Prêté, Franz! LE DUC, regardant l'herbier. Il est beau. L'ARCHIDUCHESSE, lui montrant une page. Toi qui sais le latin, Quel est ce monstre sec et noir? LE DUC C'est une rose. L'ARCHIDUCHESSE Franz, depuis quelque temps, vous avez quelque chose. LE DUC, lisant. + Bengalensis. + L'ARCHIDUCHESSE Ah! oui!... du Bengale! LE DUC, la félicitant. Très bien. L'ARCHIDUCHESSE Je vous trouve nerveux... Qu'avez-vous? LE DUC Je n'ai rien. L'ARCHIDUCHESSE Si! je sais! Votre ami Prokesch, l'enthousiaste Confident d'un espoir que l'on trouve trop vaste, Ils l'ont envoyé loin. LE DUC Mais en revanche, ils m'ont Procuré pour ami le maréchal Marmont, Qui, méprisé là-bas, voyage... pour se faire Complimenter ici d'avoir trahi mon père. L'ARCHIDUCHESSE Chut! LE DUC Et cet homme-là cherche en l'esprit du fils A jeter sur le père... Avec un mouvement violent. Oh! je... Se réprimant immédiatement, il regarde l'herbier, et dit en souriant. + Volubilis. + L'ARCHIDUCHESSE Si je t'arrache une promesse, Ton Altesse Est-elle résolue à tenir sa promesse? LE DUC, lui baisant la main. Ce que tu fus pour moi de tout temps m'y résout. L'ARCHIDUCHESSE Puis, je t'ai fait un beau cadeau... pour le quinze août? LE DUC, se levant, et désignant les objets posés sur la console, à gauche. Ces souvenirs, repris par vous dans un trophée De l'archiduc. Il les touche, l'un après l'autre. Briquet! -- Bonnet dont fut coiffée La Garde!... -- Vieux fusil!... Mouvement d'effroi de l'archiduchesse. Non! il n'est pas chargé! Et surtout... L'ARCHIDUCHESSE, vivement. Chut! LE DUC Surtout, cette chose que j'ai... Mystérieusement. Je l'ai cachée... L'ARCHIDUCHESSE, souriant. Où donc, bandit? LE DUC, montrant sa chambre. Dans mon repaire. L'ARCHIDUCHESSE. _(C'est elle qui, maintenant assise, feuillette l'herbier.) Eh bien! donc, promets-moi... -- Tu connais ton grand-père Sa douceur... LE DUC, ramassant un papier tombé de l'herbier. Qu'est-ce donc qui s'envole?... Un papier? Il lit: + Si les étudiants s'obstinent à crier, Que dans des régiments, tous, on les incorpore. + A l'archiduchesse. Vous disiez : sa douceur?... L'ARCHIDUCHESSE, feuilletant l'herbier. Oui, l'empereur t'adore. Sa bonté... LE DUC, ramassant un autre papier qui est tombé de l'herbier. Qu'est-ce encor?... Il lit. + Puisqu'on s'est révolté, Ordre à nos cuirassiers de charger... + A l'archiduchesse. Sa bonté?... L'ARCHIDUCHESSE, nerveusement. Il ne peut pas aimer l'esprit nouveau, le trouble! Mais c'est un excellent vieil homme. LE DUC Oui, c'est vrai : double! Refermant l'herbier. Fleurettes d'où pourtant, sentences, vous tombiez, Le bon empereur Franz ressemble à ses herbiers! D'ailleurs on l'aime!... Il sait se rendre populaire. Je l'aime bien. L'ARCHIDUCHESSE Il peut, pour ta cause, tout faire! LE DUC Ah! s'il voulait!... L'ARCHIDUCHESSE Promets de ne t'enfuir jamais Qu'après avoir tenté près de lui... LE DUC, lui tendant la main. Je promets. L'ARCHIDUCHESSE, après avoir topé, respirant, comme rassurée. Ça, c'est gentil! Et gaiement. Il faut que je te récompense! LE DUC, souriant. Vous, ma tante? L'ARCHIDUCHESSE Ah! on a sa petite influence! Cet étonnant Prokesch dont on vous a privé... J'ai tant dit!... J'ai tant fait!... Bref, -- il est arrivé! Elle frappe trois fois le parquet de son ombrelle. La porte s'ouvre. Prokesch paraît. LE DUC, courant vers Prokesch. Vous! -- Enfin!... L'archiduchesse s'esquive discrètement pendant que les deux amis s'étreignent. SCENE IV ---------------- LE DUC, PROKESCH. PROKESCH, à mi-voix, regardant autour de lui avec méfiance. Chut! on peut écouter! LE DUC, tranquillement, à voix haute. On écoute. Mais on ne redit rien, jamais. PROKESCH Quoi? LE DUC Dans le doute, J'ai proféré, pour voir, des mots séditieux: On n'a rien répété jamais. PROKESCH C'est curieux! LE DUC Je crois que l'écouteur que la police paye Lui vole son argent et qu'il est dur d'oreille. PROKESCH, vivement. Et la Comtesse? Rien de nouveau? LE DUC Rien! PROKESCH Oh! LE DUC, avec désespoir. Rien! Elle m'oublie!... ou bien, on l'a surprise!... ou bien... -- Oh! l'an passé, n'avoir pas fui, quelle folie! Non! j'ai bien fait... je suis plus prêt! -- mais on m'oublie! PROKESCH Chut!... Il regarde autour de lui. Vous travaillez là? C'est charmant! LE DUC C'est chinois. -- Oh! ces oiseaux dorés! oh! ces magots sournois Tapissant tout le mur de sourires à claques! Ils me logent ici, dans le Salon des Laques, Pour que sur le fond noir de ce sombre décor Mon uniforme blanc ressorte mieux encor! PROKESCH Prince! LE DUC, allant et venant, avec agitation. Ils ont composé de sots mon entourage! PROKESCH Que faites-vous ici, depuis six mois? LE DUC Je rage. PROKESCH, remonté vers le balcon. Je ne connaissais pas Schoenbrünn. LE DUC C'est un tombeau! PROKESCH, regardant. La Gloriette, au fond, sur le ciel, c'est très beau! LE DUC Oui, pendant que mon coeur de gloire s'inquiète J'ai ce diminutif, là-bas: la Gloriette! PROKESCH, redescendant. Vous avez tout le parc pour monter à cheval. LE DUC Le parc est trop petit! PROKESCH Vous avez tout le val! LE DUC Le val est trop petit pour que l'on y galope! PROKESCH Et que vous faut-il donc pour galoper? LE DUC L'Europe! PROKESCH, voulant le calmer. Chut! LE DUC Et quand je relève un front éclaboussé De gloire par mon livre, et lorsque du passé Je ressors ébloui, quand je ferme Plutarque, Quand je saute, ô César, en pleurant, de ta barque, Quand je quitte mon père, Alexandre, Annibal... UN LAQUAIS, paraissant à une porte de gauche. Quel habit Monseigneur mettra-t-il pour le bal? LE DUC, à Prokesch. Voilà! Au laquais, violemment. Je ne sors pas! Le laquais disparaît. PROKESCH, qui feuillette des livres, sur la table. On vous laisse tout lire?... LE DUC Tout! Il est loin le temps où Fanny, pour m'instruire, Apprenait des récits par coeur! Plus tard, j'obtins Que quelqu'un me passât des livres clandestins. PROKESCH, souriant. La bonne archiduchesse? LE DUC Oui. Chaque jour, un livre. Dans ma chambre, le soir, je lisais : j'étais ivre. Et puis, quand j'avais lu, pour cacher le délit, Je lançais le volume en haut du ciel-de-lit! Les livres s'entassaient dans ce creux d'ombre noire, Si bien que je dormais sous un dôme d'Histoire Et, le jour, tout cela restait tranquille, mais Tout cela s'éveillait dès que je m'endormais; De ces pages, alors, qui les pressaient entre elles, Les batailles sortaient en s'étirant les ailes! Des feuilles de laurier pleuvaient sur mes yeux clos; Austerlitz descendait tout le long des rideaux; Iéna se suspendait au gland qui les relève, Pour se laisser tomber, tout d'un coup, dans mon rêve! Or, un jour que chez moi, Metternich gravement, Me racontait mon père, à sa guise!... au moment Où, très doux, j'avais l'air tout à fait de le croire, Voilà mon baldaquin qui croule sous la gloire! Cent livres, dans ma chambre, agitent un seul nom En battant des feuillets! PROKESCH Metternich bondit? LE DUC Non. Calme, il me dit, avec son sourire d'évêque « Pourquoi placer si haut votre bibliothèque? » Et sortit... Depuis lors, je lis ce que je veux. PROKESCH, désignant un volume. Même Le Fils de l'homme ? LE DUC Oui. PROKESCH Ce livre odieux? LE DUC Oui. Ce livre français car la haine est injuste! --Prétend qu'on m'empoisonne, et parle de Locuste. Mais, France, s'il se meurt, ton prince impérial, Pourquoi diminuer la beauté de son mal? Ce n'est pas d'un poison grossier de mélodrame Que le duc de Reichstadt se meurt : c'est de son âme! PROKESCH Monseigneur! LE DUC De mon âme et de mon nom!... ce nom Dans lequel il y a des cloches, du canon, Et qui tonne sans cesse, et sonne des reproches A ma langueur, avec son canon et ses cloches! Salves et carillons, taisez-vous! -- Du poison? Comme si j'en avais besoin dans ma prison! Il est remonté vers la fenêtre. Oh! vouloir à l'histoire ajouter des chapitres, Et puis n'être qu'un front qui se colle à des vitres! Il redescend vers Prokesch Je tâche d'oublier, quelquefois. Quelquefois, Je m'élance à cheval, éperdument. Je bois Le vent; je ne suis plus qu'un désir d'aller vite, De crever mon cheval et mon rêve ; j'évite De regarder courir au loin les peupliers Pareils à des bonnets penchés de grenadiers; Je vais; je ne sais plus quel est mon nom; je hume Avec enivrement la forte odeur d'écume, De poussière, de cuir, de gazon écrasé; Enfin, vainqueur du rêve, heureux, brisé, grisé, J'arrête mon cheval au bord d'un champ de seigle, Lève les yeux au ciel, -- et vois passer un aigle! Il tombe assis, reste un instant accoudé sur la table, la tête dans ses mains. Puis, d'une voix plus sourde : Encor, si je pouvais en moi-même avoir foi! Il lève sur Prokesch un regard d'angoisse. Vous qui me connaissez, que pensez-vous de moi ? Ah! Prokesch! Si j'étais ce qu'on dit que nous sommes, Que nous sommes souvent, nous, les fils de grands hommes! Ce doute, avec des mots, Metternich l'entretient! Il a raison, -- et c'est son devoir d'Autrichien! -- J'ai froid quand, pour y prendre un mot de sa manière, Il ouvre son esprit comme une bonbonnière! Vous, dites-moi quelle est au juste ma valeur? Vous qui me connaissez... puis-je être un empereur? Avec désespoir. Que de ce front, mon Dieu, la couronne s'écarte, Si sa pâleur n'est pas celle d'un Bonaparte! PROKESCH, ému. Prince... LE DUC Répondez-moi! Dois-je me dédaigner? Parlez-moi franchement que suis-je? Pour régner, Ai-je le front trop lourd et les poignets trop minces? Que pensez-vous de moi? PROKESCH, gravement, lui prenant les deux mains. Prince, si tous les princes Connaissaient ces tourments, ces doutes, ces effrois, Il n'y aurait jamais que d'admirables rois. LE DUC, avec un cri de joie, l'embrassant. Merci, Prokesch! Ah! ce seul mot me réconforte! Travaillons, mon ami! SCENE V ------- LE DUC, PROKESCH, puis THERESE. Un laquais entre, pose sur la table un plateau avec des lettres, et sort. C'est celui que le Duc a désigné tout à l'heure comme le gardant la nuit, l'homme que l'huissier a appelé le Piémontais. PROKESCH Le courrier qu'on apporte. Il montre les lettres au Duc. Beaucoup de lettres. LE DUC Oui... de femmes. Celles-là, On les laisse arriver. PROKESCH Que de succès! LE DUC Voilà Ce que c'est que d'avoir l'auréole fatale! Il prend une lettre que Prokesch lui passe, décachetée. + « Dans votre loge, hier, comme vous étiez pâle!... » + Je déchire. Il déchire, et en prend une autre. + « Oh! ce front qui... » + Je déchire. Il déchire, et Prokesch lui en passe une troisième. + « Hier Je vous vis, à cheval, passer sur le Prater... » + Je déchire. Même jeu. PROKESCH Toujours? LE DUC, prenant encore une lettre. + « Prince, votre jeunesse, Votre inexpérience... » + Ah! c'est la chanoinesse! Je déchire. La porte s'ouvre doucement, et Thérèse paraît. THERESE, timidement. Pardon... LE DUC, se retournant a sa voix. Petite Source, vous? THERESE Mais pourquoi donc toujours ce surnom? LE DUC Il est doux. Il est pur. Il vous va. THERESE Je pars demain pour Parme. Votre mère m'emmène. LE DUC, avec un sourire forcé. Essuyons une larme! THERESE, tristement. Parme!... LE DUC C'est le pays des violettes. THERESE Oui... LE DUC Si ma mère ne le sait pas, dites-le-lui! THERESE Oui, Monseigneur. -- Adieu. Elle remonte lentement pour sortir. LE DUC Reprenez votre course, Petite Source! THERESE, s'arrêtant. Mais... pourquoi « Petite Source »? LE DUC Mais parce qu'elle m'a rafraîchi bien des fois, L'eau qui dort dans vos yeux et court dans votre voix. -- Adieu... THERESE remonte, puis, sur le seuil, comme attendant, espérant encore. Vous n'avez pas autre chose à me dire? LE DUC Pas autre chose. THERESE Adieu, Monseigneur. Elle sort. LE DUC Je déchire. SCENE VI -------- LE DUC, PROKESCH. PROKESCH Oh! je vois! LE DUC, rêveur. Elle m'aime... et j'aurais pu vraiment... Changeant de ton, -- Mais faisons de l'histoire et non pas du roman! Travaillons... Reprenons notre cours de tactique. PROKESCH, déroulant un papier qu'il a apporté et l'appliquant sur la table. Je vous soumets un plan. Faites-m'en la critique. LE DUC, débarrassant la grande table, écartant les livres et les armes pour ménager un champ de bataille. Attends! Prends-moi d'abord -- là, dans ce coin, tu vois? -- La grande boîte où sont tous mes soldats de bois! Ma démonstration, je vais bien mieux la faire Avec notre petit échiquier militaire. PROKESCH, apportant au Duc la boîte de soldats. Prouvez-moi que ce plan est des plus hasardeux. LE DUC, posant la main sur la boîte, dans un retour de mélancolie. Voilà donc les soldats de Napoléon Deux! PROKESCH, avec reproche. Prince!... LE DUC La surveillance est tellement étroite, Que même mes soldats -- tu peux ouvrir la boîte! -- Que même mes soldats de bois sont Autrichiens! Passe-m'en un. -- Posons notre aile gauche... Il prend sans le regarder le soldat que lui passe Prokesch, cherchant de l'oeil sa place sur la table, le pose, et, brusquement, le voyant Tiens! PROKESCH Quoi donc? LE DUC, avec stupeur, reprenant le soldat et le regardant. Un grenadier de la garde! Prokesch lui en passe un autre. Un vélite! A chaque soldat que lui passe Prokesch. Un guide! -- Un cuirassier! -- Un gendarme d'élite! -- Ils sont tous devenus Français! On a repeint Chacun de ces petits combattants de sapin! Il se précipite vers la boîte, -- et les sort lui-même avec un émerveillement croissant. Français! -- Français! -- Français! PROKESCH Quel est donc ce prodige? LE DUC Quelqu'un les a repeints et resculptés, te dis-je! PROKESCH Quelqu'un? LE DUC Et ce quelqu'un... est un soldat! PROKESCH Pourquoi? LE DUC, lui faisant regarder de près les petits soldats. Il y a sept boutons à l'habit bleu de roi! Les collets sont exacts. Les revers sont fidèles. Torsades, brandebourgs, trèfles, nids d'hirondelles, Tout y est! Ce quelqu'un ne peut être indécis Ni sur un passe-poil, ni sur un retroussis! Les lisérés sont blancs, les pattes ont trois pointes... Oh! toi, qui que tu sois, ami, c'est à mains jointes Que je te remercie, ô soldat inconnu, Qui, je ne sais comment, je ne sais d'où venu, As trouvé le moyen, dans ce bagne où nous sommes, De repeindre pour moi tous ces petits bonshommes! Petite armée en bois, le héros, quel est-il, -- Seul un héros peut être à ce point puéril! -- Qui vient de t'équiper afin que tu me ries De toutes les blancheurs de tes buffleteries? Mais comment a-t-il fait pour échapper aux yeux? Oh! quel est le pinceau tendre et minutieux Qui leur a mis à tous des petites moustaches, Qui timbra de canons croisés les sabretaches, Et qui n oublia pas de se tremper dans l'or Pour mettre aux officiers la grenade ou le cor! S'exaltant de plus en plus. Sortons-les tous!... La table en est toute couverte! Voici les voltigeurs à l'épaulette verte, Voici les tirailleurs, et voici les flanqueurs! Sortons-les, sortons-les, tous ces petits vainqueurs! Oh! regarde, Prokesch, dans la boîte, enfermée, Regarde! il y avait toute la Grande-Armée! -- Voici les Mamelucks! -- Tiens, là, je reconnais Les plastrons cramoisis des lanciers polonais! Voici les éclaireurs culottés d'amarante! Enfin, voici, guêtrés de couleur différente, Les grenadiers de ligne aux longs plumets tremblants Qui montaient à l'assaut avec des mollets blancs, Et les conscrits chasseurs aux pompons verts en poires Qui couraient à la mort avec des jambes noires! Soupirant. Pareil au prisonnier rêveur qui se ferait Toute une frémissante et profonde forêt Avec l'arbre en copeaux d'un jardin de poupée, Rien qu'avec ces soldats je me fais l'Epopée! Il s'éloigne à reculons de la table. Mais c'est vrai! Mais déjà je ne vois plus du tout La rondelle de bois qui les maintient debout! Cette armée, on dirait, Prokesch, lorsqu'on recule, Que c'est l'éloignement qui la rend minuscule! Il revient, d'un bond, et disposant fiévreusement les petites troupes. Alignons-les! Faisons des Wagram, des Eylau! Il saisit un sabre posé parmi les armes sur la console, -- et le place en travers de son champ de bataille. Tiens! ce yatagan nu va représenter l'eau. C'est le Danube! Il désigne des points imaginaires. Essling!... Aspern, là, dans la boîte! A Prokesch. Lance un pont de papier sur l'acier qui miroite! --Passe-moi deux ou trois grenadiers à cheval! -- Il faut une hauteur: prends le Mémorial! -- Là, Saint-Cyr!... Molitor, vainqueur de Belle-garde! Et là, passant le pont... Depuis un instant Metternich est entré, et, debout derrière le Duc qui, dans le feu de l'action, s'est agenouillé devant la table pour mieux arranger les soldats, il suit les manoeuvres. SCENE VII --------- LES MEMES, METTERNICH, puis UN LAQUAIS. METTERNICH, tranquillement. Passant le pont? LE DUC, tressaille, et se retournant. La Garde! METTERNICH, regardant avec son lorgnon. Alors, toute l'armée est française, aujourd'hui? D'où vient qu'on ne voit pas d'Autrichiens? LE DUC Ils ont fui. METTERNICH Tiens! tiens! Il prend un des petits soldats, le retourne. Qui vous les a peinturlurés? LE DUC, sèchement. Personne. METTERNICH C'est vous?... Vous abîmez les joujoux qu'on vous donne? LE DUC, pâlissant. Mais, Monsieur!... Metternich sonne. Un laquais paraît. C'est le même que tout à l'heure. METTERNICH, au laquais. Emportez et jetez ces soldats! On en rapportera de neufs. LE DUC Je n'en veux pas! Si j'en suis au joujou, du moins qu'il soit épique! METTERNICH Quelle mouche, ou plutôt quelle abeille, vous pique? LE DUC, marchant sur lui les poings crispés. Sachez que l'ironie étant peu de mon gré... LE LAQUAIS, qui emporte les soldats, en passant derrière le Duc, bas et vite. Taisez-vous, Monseigneur, je vous les repeindrai. METTERNICH, qui remontait, se retourne à la menace du Duc, et avec hauteur. Plaît-il? LE DUC, calmé subitement, avec une humilité forcée. Rien. Un moment d'humeur involontaire. Pardonnez-moi... A part. J'ai quelqu'un là. Je peux me taire! METTERNICH J'amenais justement votre ami. LE DUC Mon ami? METTERNICH Le maréchal Marmont. PROKESCH, avec une indignation contenue. Marmont! METTERNICH, regardant Prokesch. Il est parmi Ceux qu'il me plaît de voir ici... PROKESCH, entre ses dents. J'aime à le croire. METTERNICH Il est là. LE DUC, très aimablement. Mais qu'il vienne! Metternich sort. A peine la porte fermée, le Duc s'abat dans le fauteuil, et se cognant avec désespoir la tête contre la table. Ah! mon père!... la gloire!... Les aigles!... le manteau!... le trône impérial!... On entend la porte se rouvrir. Il se redresse, immédiatement calme et souriant, et très naturellement, à Marmont qui entre avec Metternich. Comment vous portez-vous, Monsieur le Maréchal? METTERNICH, désirant emmener Prokesch. Prokesch, venez un peu voir la chambre qu'habite Le duc... Il lui prend le bras et l'emmène. Le Duc et Marmont restent seuls. SCENE VIII ---------- LE DUC, MARMONT, un instant METTERNICH et PROKESCH. MARMONT, s'asseyant sur un signe du Duc. C'est, Monseigneur, ma dernière visite, Car, sur lui, je n'ai plus à vous apprendre rien. LE DUC C'est vraiment désolant; vous en parliez si bien! MARMONT J'en ai fait un portrait fidèle à Votre Altesse. LE DUC Fidèle! -- Alors, plus rien? MARMONT Plus rien. LE DUC Sur sa jeunesse, Plus aucun souvenir? MARMONT Aucun. LE DUC Résumons-nous: Il fut très grand. MARMONT Très grand. LE DUC Mais peut-être, sans vous, Aurait-il... MARMONT J'ai parfois empêché... LE DUC Le désastre. MARMONT, encouragé. Dame! il avait le tort de trop croire... LE DUC A son astre. MARMONT, satisfait. Nous nous rencontrons bien dans nos conclusions. LE DUC Et ce fut, n'est-ce pas? comme nous le disions... MARMONT, s'abandonnant tout à fait. Ce fut un général, certes, considérable; Mais enfin on ne peut pas dire... LE DUC Misérable! MARMONT, se levant. Hein? LE DUC Puisque j'ai fini de vous prendre aujourd'hui Tout ce qui vous restait de souvenirs de lui Tout ce qui, malgré vous, en vous, était splendide Je vous jette à présent, -- puisque vous êtes vide ! MARMONT, blême. Mais je... LE DUC L'avoir trahi, duc de Raguse -- toi! Oui vous vous disiez tous, je sais « Pourquoi pas moi ? >> En voyant empereur votre ancien camarade. Mais toi! toi! qu'il aima depuis le premier grade! -- Car il t'aimait au point de rendre mécontents Ses soldats! -- toi qu'il fit maréchal à trente ans ! MARMONT, rectifiant sèchement. Trente-cinq! LE DUC Et voilà! c'est le traître d'Essonnes! Et pour dire: trahir! le peuple -- frissonnes! -- Le peuple a fabriqué le verbe raguser ! Se levant tout d'un coup et marchant sur lui Ne vous laissez donc pas en silence accuser Répondez! Ce n'est plus le prince François-Charle, C'est Napoléon Deux maintenant qui vous parle! MARMONT, qui recule, bouleversé Mais on vient!... Metternich !... Je reconnais sa voix ... LE DUC, lui montrant la porte qui s'ouvre, fièrement. Eh bien! trahissez-nous une seconde fois! Les bras croisés, il le brave du regard. Silence. Metternich reparaît avec Prokesch. METTERNICH, traversant le fond avec Prokesch. Ne vous dérangez pas. Causez! causez!... J'emmène Prokesch, au fond du parc, voir la Ruine Romaine Où j'organise un bal. Dernier représentant D'un monde qui mourra, dit-on, dans un instant, J'aime assez que ce soit sur des ruines qu'on danse! A demain. Ils sortent. Un temps. MARMONT, d'une voix sourde. Monseigneur, j'ai gardé le silence LE DUC Il n'aurait plus manqué que vous ragusassiez! MARMONT, saisissant une chaise. Vous pouvez conjuguer ce verbe; je m'assieds. LE DUC Comment? MARMONT Je vous permets de conjuguer ce verbe, Car vous avez été, tout à l'heure, superbe! LE DUC Monsieur!... MARMONT, haussant les épaules. J'ai dit du mal de l'Empereur? J'en dis Toujours... depuis quinze ans, c'est vrai : je m'étourdis! Ne comprenez-vous pas que le duc de Raguse Espère se trouver, à lui-même, une excuse? -- La vérité... c'est que je ne l'ai pas revu. Si je l'avais revu, je serais revenu! Bien d'autres l'ont trahi, croyant servir la France! Mais ils l'ont tous revu! Voilà la différence! Tous ils étaient repris! -- et je le suis, ce soir! LE DUC Pourquoi? MARMONT, avec une brusque chaleur. Mais parce que je viens de le revoir! LE DUC, auquel échappe presque un cri de joie. Comment? MARMONT, tendant la main vers le Duc. Là, dans le front, dans la fureur du geste, Dans l'oeil étincelant!... insultez-moi. Je reste. LE DUC Ah!... tu réparerais un peu, si c'était vrai! Et c'est toi, par ton cri, qui m'aurais délivré De ce doute de moi, si triste, et qu'on exploite. Quoi! malgré mon front lourd et ma poitrine étroite?... MARMONT Je l'ai revu! LE DUC D'espoir je suis réenvahi! Je voudrais pardonner! -- Pourquoi l'as-tu trahi? MARMONT Ah! Monseigneur!... LE DUC Pourquoi, -- vous autres? MARMONT, avec un geste découragé. La fatigue! Depuis un instant, la porte du fond, à droite, s'est entrouverte sans bruit, et on a pu apercevoir, dans l'entre-bâillement, le laquais qui a emporté les petits soldats, écoutant. A ce mot : la fatigue, il entre et referme doucement la porte derrière lui, pendant que Marmont continue, dans un accès de franchise. Que voulez-vous?... Toujours l'Europe qui se ligue! Etre vainqueur, c'est beau, mais vivre a bien son prix! Toujours Vienne, toujours Berlin, -- jamais Paris! Tout à recommencer, toujours!... On recommence Deux fois, trois fois, et puis... C'était de la démence! A cheval sans jamais desserrer les genoux! A la fin nous étions trop fatigués! LE LAQUAIS, d'une voix de tonnerre. Et nous?... SCENE IX -------- LE DUC, MARMONT, FLAMBEAU. LE DUC et MARMONT, se retournant et l'apercevant debout, au fond, les bras croisés. Hein? LE LAQUAIS, descendant peu à peu vers Marmont. Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades, Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades, Sans espoir de duchés ni de dotations , Nous qui marchions toujours et jamais n'avancions; Trop simples et trop gueux pour que l'espoir nous berne De ce fameux bâton qu'on a dans sa giberne; Nous qui par tous les temps n'avons cessé d'aller, Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler, Ne nous soutenant plus qu'à force de trompette, De fièvre, et de chansons qu'en marchant on répète; Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y, Sac, sabre, tourne-vis, pierres à feu, fusil, -- Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres! -- Ont fait le doux total de cinquante-huit livres; Nous qui, coiffés d'oursons sous les ciels tropicaux, Sous les neiges n'avions même plus de shakos; Qui d'Espagne en Autriche exécutions des trottes; Nous qui, pour arracher ainsi que des carottes Nos jambes à la boue énorme des chemins, Devions les empoigner quelquefois à deux mains; Nous qui, pour notre toux n'ayant pas de jujube, Prenions des bains de pied d'un jour dans le Danube; Nous qui n'avions le temps, quand un bel officier Arrivait, au galop de chasse, nous crier « L'ennemi nous attaque, il faut qu'on le repousse! » Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce, Ou vivement, avec un peu de neige, encor, De nous faire un sorbet au sang de cheval mort; Nous... LE DUC, les mains crispées aux bras de son fauteuil, penché en avant, les yeux ardents. Enfin!... LE LAQUAIS ... qui, la nuit, n'avions pas peur des balles, Mais de nous réveiller, le matin, cannibales Nous... LE DUC, de plus en plus penché; s'accoudant sur la table, et dévorant cet homme du regard. Enfin!... LE LAQUAIS ... qui marchant et nous battant à jeun Ne cessions de marcher... LE DUC, transfiguré de joie. Enfin ! j'en vois donc un! LE LAQUAIS ... Que pour nous battre, -- et de nous battre un contre quatre Que pour marcher, -- et de marcher que pour nous battre, Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais... Nous, nous ne l'étions pas, peut-être, fatigués? MARMONT, interdit. Mais... LE LAQUAIS Et sans lui devoir, comme vous, des chandelles, C'est nous qui cependant lui restâmes fidèles! Aux portières du roi votre cheval dansait!... Au Duc. De sorte, Monseigneur, qu'à la cantine où c'est Avec l'âme qu'on mange et de gloire qu'on dîne... Sa graine d'épinard ne vaut pas ma sardine ! MARMONT Quel est donc ce laquais qui s'exprime en grognard? LE LAQUAIS, prenant la position militaire. Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, dit « le Flambard ». Ex-sergent grenadier vélite de la garde. Né de papa breton et de maman picarde. S'engage à quatorze ans, l'an VI, deux germinal. Baptême à Marengo. Galons de caporal Le quinze fructidor an XII. Bas de soie Et canne de sergent trempés de pleurs de joie Le quatorze juillet mil huit cent neuf, -- ici, -- Car la garde habita Schoenbrünn et Sans-Souci! -- Au service de Sa Majesté Très Française. Total des ans passés : seize; campagnes : seize. Batailles : Austerlitz, Eylau, Somo-Sierra, Eckmühl, Essling, Wagram, Smolensk... et caetera! Faits d'armes trente-deux. Blessures : quelques-unes. Ne s'est battu que pour la gloire, et pour des prunes. MARMONT, au Duc. Vous n'allez pas ainsi l'écouter jusqu'au bout? LE DUC Oui, vous avez raison, pas ainsi -- mais debout! Il se lève. MARMONT Monseigneur... LE DUC, à Marmont. Dans le livre aux sublimes chapitres, Majuscules, c'est vous qui composez les titres, Et c'est sur vous toujours que s'arrêtent les yeux! Mais les mille petites lettres... ce sont eux! Et vous ne seriez rien sans l'armée humble et noire Qu'il faut pour composer une page d'histoire! A Flambeau Ah! mon brave Flambeau, peintre en soldats de bois, Quand je pense que je te vois depuis un mois, Et que tu m'agaçais avec tes surveillances!... FLAMBEAU, souriant. Oh! nous sommes de bien plus vieilles connaissances! LE DUC Nous? FLAMBEAU, avançant sa bonne grosse figure. Monseigneur ne me remet pas? LE DUC Pas du tout! FLAMBEAU, insistant. Mais un jeudi matin! dans le parc de Saint-Cloud!... -- Le maréchal Duroc, la dame de service Regardaient Votre Altesse user d'une nourrice Si blanche, il m'en souvient, que j'en reçus un choc. « Approche! » me cria le maréchal Duroc. J'obéis. Mais j'étais troublé par trop de choses... L'enfant impérial, les grandes manches roses De la dame d'honneur, ce maréchal -- ce sein... Bref, mon plumet tremblait à mon bonnet d'oursin, Si bien qu'il intrigua les yeux de Votre Altesse. Vous le considériez rêveusement. Qu'était-ce? Et tout en lui faisant un rire plein de lait, Vous sembliez chercher si ce qu'il vous fallait Admirer davantage en sa rougeur qui bouge, C'était qu'elle bougeât, ou bien qu'elle fût rouge. Soudain, m'étant penché, je sentis, inquiet, Que vos petites mains tripotaient mon plumet. Le maréchal Duroc me dit d'un ton sévère « Laissez faire Sa Majesté! » Je laissai faire. J'entendais -- ayant mis à terre le genou -- Rire le maréchal, la dame, et la nounou... Et quand je me levai, toute rouge était l'herbe, Et j'avais pour plumet un fil de fer imberbe. « Je vais signer un bon pour qu'on t'en rende deux! » Dit Duroc. -- Je revins au quartier, radieux! « Hé! psitt! là-bas! Qui donc m'a déplumé cet homme?» Dit l'adjudant. Je répondis : « Le Roi de Rome. » -- Voilà comment je fis connaissance, un jeudi, De Votre Majesté. Votre Altesse a grandi. LE DUC Non, je n'ai pas grandi -- c'est bien là ma tristesse! -- Puisque Sa Majesté n'est plus que Son Altesse. MARMONT, bourru, à Flambeau. Et qu'as-tu fait depuis que l'Empire est tombé? FLAMBEAU, le toisant. Je crois m'être conduit toujours comme un bon... Il va lâcher le mot, mais la présence du prince le retient, et il dit seulement. B Je connais Solignac et Fournier-Sarlovèze, Conspire avec Didier, en mai mil huit cent seize; Complot raté : je vois exécuter Miard, Un enfant de quinze ans, et David, un vieillard. Je pleure. On me condamne à mort par contumace. Bien. Je rentre à Paris sous un faux nom. Je casse, Sous prétexte qu'il mit sa botte sur mes cors, Un tabouret de bois sur un garde du corps. Je préside des punchs terribles. Je dépense Soixante sous par mois. Je garde l'espérance Que l'Autre peut encor débarquer, dans le Var! Je me promène, avec un chapeau bolivar. Quiconque me regarde est traité de « vampire ». Je me bats trente fois en duel. Je conspire A Béziers. Le coup rate. On me condamne à mort Par contumace. Bon. Je m'affilie encor Au complot de Lyon. On nous arrête en masse. Je file. On me condamne à mort par contumace. Et je rentre à Paris, où, comme par hasard, Je me trouve fourré du complot du bazar. Desnouettes (Lefèvre) étant en Amérique, Je l'y joins : « Général, que fait-on? » -- « On rapplique! » Départ; naufrage; et comme un simple passager, Voilà mon général noyé. Je sais nager, Et je nage, en pleurant Lefèvre-Desnouettes. Bon, très bien. Du soleil, des flots bleus, des mouettes, Un navire, on me cueille... et je débarque, mûr Pour aller prendre part au complot de Saumur. Complot raté. Cour prévôtale. Je m'esbigne. Le commandant Caron du cinquième de ligne Conspirant à Toulon, j'y vole. Mais en vain, Car nous bavardons trop chez un marchand de vin Tout rate. On me condamne à mort par contumace. Je vais me dérouiller en Grèce la carcasse Contre ces sales Turcs, que l'on écrabouillait! Enfin je rentre en France, un matin de juillet; Je vois faire un tas de pavés, j'y collabore; Je me bats; et, le soir, le drapeau tricolore Flotte au lieu du drapeau pâle de l'émigré. Mais comme, à ce drapeau, quelque chose, à mon gré, Manquait encore, en haut de sa hampe infidèle, -- Vous savez, quelque chose, en or, qui bat de l'aile! -- Je pars pour un complot en Romagne. Il rata. Une cousine à vous... LE DUC, vivement. Son nom? FLAMBEAU Camerata! Me prend pour professeur d'escrime... LE DUC, comprenant tout. Ah!... FLAMBEAU En Toscane! On conspire, en faisant du sabre et de la canne. Un poste dangereux était à prendre ici, On me donne de faux papiers, et me voici. Il se frotte les mains, rit silencieusement, et, clignant de l'oeil : Je suis là. Mais je vois, chaque jour, la comtesse. J'ai trouvé, dans le parc, ce trou que votre Altesse Creusa jadis avec son précepteur Colin Pour jouer au petit Robinson; -- moi, malin, Je m'y cache; c'est un couloir à deux sorties, L'une dans des fourmis, l'autre dans des orties; J'attends; votre cousine, un album dans les mains, Vient en touriste; et là, près des machins romains, Elle sur un pliant, et moi dans de la glaise, Elle ayant l'air de dessiner comme une Anglaise, Et moi parlant du fond d'un trou comme un souffleur, Nous causons des moyens de vous faire empereur. LE DUC, après un léger silence d'émotion. Et pour un dévouement d'une suite pareille, Que me demandes-tu? FLAMBEAU De me tirer l'oreille. LE DUC De?... FLAMBEAU, gaiement. Que peut demander un ex-grognard? LE DUC, un peu troublé par sa familiarité soldatesque. Un ex?... FLAMBEAU J'attends!... Mais allez donc!... Oui... le pouce... et l'index... Le Duc lui tire l'oreille, maladroitement, d'un geste, malgré lui, hautain. Flambeau fait la moue. Ah! ce n'est pas ainsi, Monseigneur, qu'on la pince! Vous, vous ne savez pas; vous, -- vous êtes trop prince! LE DUC, tressaillant. Ah! tu crois? MARMONT Maladroit, de lui dire ce mot! FLAMBEAU Quand le prince est Français, c'est un demi-défaut! LE DUC, anxieusement. Mais... me sent-on Français dans ce palais d'Autriche? FLAMBEAU Oh! oui! Regardant autour de lui. Vous n'allez pas ici. C'est lourd! C'est riche! MARMONT Comment, tu vois ça, toi? FLAMBEAU Mon frère est tapissier, Et travaille, à Paris, pour Fontaine et Percier, Ça veut nous imiter. Mais ils vous ont, tonnerre! Un Louis-Quinze, ici, qui n'est pas ordinaire! Je ne suis pas un grand connaisseur, mais j'ai l'oeil! Il saisit un fauteuil que sa large main enlève comme une plume, et désignant le lourd bois doré, d'un goût allemand. Est-ce assez siroté, le bois de ce fauteuil! Il le repose, et montrant la tapisserie montée dans ce bois. Mais la tapisserie !... hein? ce goût!... ce mystère !... Ça chante!... Ça sourit!... ça fiche tout par terre! Pourquoi? Vous le savez : ce sont des Gobelins! Et comme on voit que ça, c'est fait par des malins! Ça jure, là-dedans, ce goût, cette élégance! -- Vous aussi, Monseigneur, on vous a fait en France. MARMONT, au Duc. Il faut y retourner! FLAMBEAU Et sur la croix d'honneur Venir faire remettre un petit empereur! LE DUC Mais qui donc ont-ils mis à sa place? FLAMBEAU Henri Quatre. Dame! il fallait trouver quelqu'un qui sût se battre. Mais, basta! l'Empereur Napoléon sourit D'avoir, pour fausse barbe, un jour, le roi Henri! -- Avez-vous jamais vu la croix? LE DUC, mélancoliquement. Dans des vitrines. FLAMBEAU Monseigneur, il fallait voir ça sur des poitrines! Là, sur le drap bombé, goutte de sang ardent Qui descendait, et devenait, en descendant, De l'or, et de l'émail, avec de la verdure... C'était comme un bijou coulant d'une blessure. LE DUC Ce devait être beau, mon ami, je le crois. Sur ta poitrine, là. FLAMBEAU Moi?... Je n'ai pas la croix! LE DUC, sursautant. Après ce que tu fis, modeste et grandiose? FLAMBEAU Pour l'avoir, il fallait faire bien autre chose! LE DUC Tu n'as pas réclamé? FLAMBEAU, simplement. Quand le petit Tondu Ne donnait pas l'objet, c'est qu'il n'était pas dû. LE DUC Eh bien! moi, sans pouvoir, sans titre, sans royaume, Moi qui ne suis qu'un souvenir dans un fantôme! Moi, ce duc de Reichstadt qui, triste, ne peut rien Qu'errer sous les tilleuls de ce parc autrichien En gravant sur leurs troncs des N dans la mousse, Passant qu'on ne regarde un peu que lorsqu'il tousse! Moi qui n'ai même plus le plus petit morceau De la moire rouge, hélas! dans mon berceau! Moi dont ils ont en vain constellé l'infortune! Il montre les deux plaques de sa poitrine. Moi qui ne porte plus que deux croix au lieu d'Une! Moi malade, exilé, prisonnier je ne peux Galoper sur le front des régiments pompeux En jetant aux héros des astres! Mais j'espère, J'imagine... il me semble enfin que, fils d'un père Auquel un firmament a passé par les mains, Je dois, malgré tant d'ombre et tant de lendemains, Avoir au bout des doigts un peu d'étoile encore... Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, je te décore! FLAMBEAU Vous? LE DUC Dame! ce ruban n'est pas le vrai... FLAMBEAU Le vrai, C'est celui qu'on reçoit en pleurant j'ai pleuré. MARMONT D'ailleurs, c'est à Paris que ça se légalise! LE DUC Mais que faire pour y rentrer? FLAMBEAU Votre valise! LE DUC Hélas! FLAMBEAU, rapidement. Non! plus d'halés! C'est aujourd'hui le neuf. Si vous voulez, le trente, être sur le Pont-Neuf, Assistez, -- et, le trente, on reverra la Seine ! -- Au bal que demain soir donne Népomucène. LE DUC ET MARMONT Qui? FLAMBEAU Metternich (Clément-Lothaire-Wenceslas-Népomucène). Allez au bal, -- et plus d'hélas! MARMONT Mais tu dis devant moi des choses bien secrètes! FLAMBEAU, gaiement, l'enrôlant d'un geste. Vous n'éventerez pas un complot -- dont vous êtes! LE DUC, avec un haut-le-corps. Non! pas Marmont! MARMONT Mais si ! je m'en mets! A Flambeau. C'est égal. Tu ne m'auras pas pris avec un madrigal! Tu m'as fait tout à l'heure une sortie... outrée! FLAMBEAU Oui, mais ça me faisait une jolie entrée. MARMONT C'était très imprudent! FLAMBEAU C'est vrai... mais mon défaut C'est d'en faire toujours un peu plus qu'il ne faut! Aux consignes, toujours, j'ajoute quelque chose J'aime me battre avec, à l'oreille, une rose! Je fais du luxe! MARMONT Donc, si la Camerata veut m'employer... LE DUC, avec violence. Non! pas Marmont! FLAMBEAU Tara ta ta! Laissez-le donc se racheter! LE DUC Non! MARMONT, à Flambeau. J'ai des listes Très bien faites! Des mécontents, des royalistes! L'ambassadeur Maison est un de mes amis! FLAMBEAU, vivement. Oh! il peut nous servir! LE DUC, douloureusement. Déjà des compromis! Avec désespoir. Non! non ! je ne veux pas que Marmont se consacre... MARMONT, saluant. Je vous obéirai, Monsieur, après le sacre. -- Je vais voir de ce pas le maréchal Maison. Il sort. FLAMBEAU, fermant la porte, et redescendant. Cette ancienne canaille a tout à fait raison. SCENE X ------- LE DUC, FLAMBEAU. LE DUC, allant et venant avec agitation. Soit !... Je partirais bien!... mais la preuve! la preuve Que de mon père encor la France se sent veuve! Elles ont dû mourir, Flambeau, depuis le temps, Les tendresses pour nous de tous ces braves gens! FLAMBEAU, lyrique. Leurs tendresses pour vous?... Elles sont immortelles! Et de sa poche il tire quelque chose de long et de tricolore qu'il fait tournoyer glorieusement au-dessus de sa tête, puis remet dans les mains du Duc. LE DUC Qu'est-ce que c'est que ça, Flambeau? FLAMBEAU, tranquillement. C'est des bretelles. LE DUC Es-tu fou? FLAMBEAU Regardez ce qu'il y a dessus. LE DUC Mon portrait! FLAMBEAU Ça se porte assez. Les gens cossus. LE DUC Mais, Flambeau!. FLAMBEAU, lui présentant une tabatière qu'il tire de son gousset. Voulez-vous accepter une prise? LE DUC, interdit. Je... FLAMBEAU, lui faisant signe de regarder. Sur la tabatière, une tête... qui frise. LE DUC C'est moi! FLAMBEAU, déployant un grand mouchoir de soie comme en vendent les colporteurs. Que pensez-vous de ce grand mouchoir bleu? Hein! ça fait bien, le Roi de Rome, au beau milieu? Il étale le mouchoir au dossier d'un fauteuil. LE DUC Mais... FLAMBEAU, dépliant une sorte d'image d'Epinal. Image en couleur, pour les murs. Ça se colle. LE DUC C'est encor moi, sur un cheval... FLAMBEAU Qui caracole! -- Et comment trouvez-vous la pipe? Il lui présente une pipe. LE DUC, se reconnaissant dans la tête de pipe. Mais, Flambeau!... FLAMBEAU Ah! vous ne direz pas que vous n'êtes pas beau! LE DUC, partagé entre l'émotion et le rire. Je... FLAMBEAU, sortant toujours de ses poches d'autres petits objets. Cocarde! On la met pour qu'elle soit saisie! LE DUC Qu'est-ce encor? FLAMBEAU Médaillon. Petite fantaisie! LE DUC C'est toujours moi! FLAMBEAU Toujours! Et sur ce verre, en mat, Quels mots a-t-on gravés? Il a tiré un verre des basques de sa livrée. LE DUC, lisant sur le verre. « François, duc de Reichstadt! » FLAMBEAU, sortant de sous son gilet une assiette peinte. Vous ne voudriez pas qu'il n'y eût pas l'assiette... LE DUC, de plus en plus stupéfait. L'assiette? FLAMBEAU, disposant tout sur la table à mesure que ça sort de ses poches. Le couteau! -- Le rond de serviette! -- Ah! sur le coquetier, vous avez l'air ravi! Il avance un fauteuil. Le couvert est complet : Monseigneur est servi. LE DUC, tombant assis. Flambeau! FLAMBEAU, avec un enthousiasme croissant. Enfin, de tout! -- Et des cravates roses Où l'on vous voit brodé dans des apothéoses! -- Des cartes à jouer dont vous êtes l'atout! LE DUC, éperdu, au milieu des objets qui pleuvent autour de lui sur la table. Flambeau! FLAMBEAU Des almanachs! LE DUC Flambeau! FLAMBEAU De tout! de tout! LE DUC, éclatant en sanglots. Flambeau! FLAMBEAU Hein? vous pleurez? Nom d'un petit bonhomme! Il saisit le foulard qu'il a mis au dossier du fauteuil. Essuyez-vous les yeux avec le Roi de Rome! Agenouillé près du Duc et lui essuyant les yeux avec le mouchoir. Moi, je vous dis qu'on bat les fers lorsqu'ils sont chauds; Que vous avez le peuple avec les maréchaux; Que le roi, le roi même, à cette heure n'existe Qu'à la condition d'être bonapartiste; Qu'en vain ils ont un coq qui se donne du mal Pour ressembler, de loin, à l'aigle impérial; Qu'on trouve irrespirable, en France, un air sans gloire; Qu'une couronne ne tient pas sur une poire; Que la jeunesse, autour de vous, va se ranger En fredonnant une chanson de Béranger; Que la rue a frémi, que le pavé tressaille, -- Et que Schoenbrünn est bien moins joli que Versailles. LE DUC, debout. J'accepte... je fuirai... On entend une musique militaire, dehors. Le Duc tressaille. FLAMBEAU, qui a couru à la fenêtre. Sur l'escalier d'honneur, C'est la musique de la garde. -- L'Empereur Doit rentrer au château. LE DUC, dégrisé. Mon grand-père qui rentre! Ma promesse !... A Flambeau. Non! non! avant d'accepter... FLAMBEAU, inquiet. Diantre! LE DUC Je dois tenter auprès de lui...! Mais si ce soir, Quand tu viendras ici me garder, tu peux voir Quelque chose... que tu n'y vois pas d'habitude, C'est que j'accepte alors de m'enfuir! FLAMBEAU, en gamin de Paris. O Latude! Quel sera ce signal? LE DUC Tu le verras! FLAMBEAU Oui, mais... La porte s'ouvre. Il s'éloigne vivement du Duc et a l'air de ranger dans la pièce. On voit paraître sur le seuil un garde-noble hongrois, rouge et argent, botté de jaune, la peau de panthère sur l'épaule, et le bonnet de fourrure surmonté d'un long plumet blanc à monture d'argent. SCENE XI -------- LES MEMES, UN GARDE-NOBLE. LE GARDE-NOBLE Monseigneur... FLAMBEAU, à part, regardant le Hongrois. Les mâtins, ont-ils de beaux plumets! LE DUC Qu'est-ce donc? LE GARDE-NOBLE L'Empereur rentrait. On vint lui dire: « C'est aujourd'hui le jour de la semaine, Sire, Où Votre Majesté reçoit tous ses sujets. Bien des gens sont venus de très loin. -- J'y songeais! » Répondit l'Empereur, toujours simple... « et j'espère Les recevoir. Je suis à Schoenbrünn en grand-père; Je serai chez le duc, tantôt, de cinq à six; Que mes autres enfants soient chez mon petit-fils! » Peut-on monter? LE DUC Ouvrez toutes les portes closes! L'officier sort. Jusqu'à la fin de l'acte on entend jouer la musique de la garde dans le parc. SCENE XII --------- LE DUC, FLAMBEAU. LE DUC, vivement, dès qu'il voit qu'ils sont seuls, montrant les objets épars sur la table. Maintenant, fais-moi vite un paquet de ces choses; Dans ma chambre, à loisir, je compte les revoir! FLAMBEAU, entassant rapidement tous les petits objets dans le foulard. -- J'en fais un baluchon, tenez, dans le mouchoir! -- Mais dites-moi ce que ce signal peut bien être? LE DUC Flambeau, tu ne peux pas ne pas le reconnaître! -- Les entends-tu jouer, en bas, l'air autrichien? FLAMBEAU, ramenant les bouts du foulard pour terminer le paquet. Ça ne vaut pas la Marseillaise, nom d'un chien! LE DUC La Marseillaise!... -- Eh bien! les bouts, tu les attaches? Oui, mon père disait « Cet air a des moustaches! » FLAMBEAU, nouant et serrant. Il a des favoris, leur air national! LE DUC, passant dans le paquet une badine qu'il vient de prendre sur la table, et la mettant sur son épaule. Rentrer en France, à pied, ce ne serait pas mal, Avec son baluchon, comme ça, sur l'épaule! Il remonte vers sa chambre, d'un petit air crâne de conscrit, le paquet bleu se balançant derrière lui. FLAMBEAU, le suivant des yeux, brusquement attendri. Que vous êtes gentil et que vous êtes drôle! C'est la première fois que je vous vois ainsi. LE DUC, qui va entrer dans sa chambre, se retourne. Un peu jeune? un peu gai? C'est vrai, Flambeau! Et avec émotion. Merci! RIDEAU TROISIEME ACTE ----------------------- LES AILES QUI S'OUVRENT Le même décor La fenêtre est toujours ouverte sur le parc. Mais la coloration du parc a changé avec l'heure. Ce sont maintenant les somptueuses teintes de la fin du jour. La Gloriette est en or. On a repoussé la table chargée de livres vers la droite pour laisser un grand espace libre. On a apporté non pas un trône, mais une vaste bergère, pour que le vieil Empereur y soit à la fois majestueux et paternel. Au lever du rideau, les gens que doit recevoir l'Empereur ont été introduits. Ils attendent, debout, causant à voix basse. Chacun tient à la main un petit papier ou sa demande est écrite. Bourgeois endimanchés, veuves de militaires en deuil. Paysans et paysannes venus de tous les coins de l'Empire: Bohémiens, Tyroliens, etc. Bariolage de costumes nationaux. Des arcières, un peu pareils à des suisses d'église (habit rouge galonné, parements et ceinturon de velours noir, culotte blanche, hautes bottes, bicorne à demi recouvert d'une retombée de plumes de coq) sont immobiles aux portes de droite. Un garde-noble hongrois va et vient, faisant des effets de pelisse. Il refoule tout le monde vers le fond, devant la fenêtre, et à gauche, contre les portes fermées de la chambre du Duc. SCENE PREMIERE -------------- UN GARDE-NOBLE, DES ARCIERES, DES PAYSANS, DES BOURGEOIS, DES FEMMES, DES ENFANTS, etc., puis L'EMPEREUR FRANZ. LE GARDE-NOBLE Rangez-vous! Chut, le vieux! -- Toi, le petit, sois sage! Il montre la porte du second plan, à droite. L'Empereur vient par là. -- Laissez-lui le passage! Le géant montagnard, ne raclez pas vos pieds! UN HOMME, timidement. Il passe devant nous? LE GARDE-NOBLE En prenant les papiers. Tenez bien vos petits papiers en évidence! Tous les petits papiers palpitent au bout des doigts. Ne lui racontez pas d'histoires! Tout le monde est rangé. Il va se placer près de la table, puis se rappelant une recommandation à faire: Ah!... défense De se mettre à genoux quand il entre! UNE FEMME, à part. Défends! Ça n'empêchera pas... La porte s'ouvre. L'Empereur paraît. Tout le monde se met à genoux. L'EMPEREUR, très simplement. Levez-vous, mes enfants Il descend. Les petits papiers palpitent de plus en plus. Il a sa longue tête triste des portraits. Mais un grand air de bonté. Il est vêtu, avec une bonhomie voulue, du costume bourgeois qu'il affectionne : redingote de drap gris s'ouvrant sur un gilet paille; culotte de drap gris entrant dans des bottes. Il prend la supplique que lui tend une femme, la lit, et la passe au chambellan qui le suit, en disant : La pension doublée. LA FEMME, se prosternant. Ah! Sire! L'EMPEREUR, après avoir lu la supplique que lui tend un paysan. Hé! hé! la paire De boeufs! diable! c'est cher! Il passe le papier au chambellan en disant : Accordé! LE PAYSAN, avec effusion. Notre père! L'EMPEREUR, passant au chambellan la supplique d'une paysanne, qu'il vient de lire. Accordé! LA PAYSANNE, le bénissant. Père Franz! L'EMPEREUR, s'arrêtant devant un pauvre homme qu'il reconnaît. Encor toi?... Ça va bien A la maison? L'HOMME, tournant son bonnet dans ses mains. Pas mal. L'EMPEREUR, après avoir passé la pétition au chambellan, arrive devant une vieille villageoise. Eh bien? la vieille, eh bien? LA VIEILLE, pendant que l'Empereur lit sa supplique. Oui, tu comprends, le vent a fait mourir les poules... L'EMPEREUR, passant la supplique. Allons, soit! Il prend un autre papier que lui tend un Tyrolien et, après avoir lu. Un chanteur? LE TYROLIEN Je sais iouler. L'EMPEREUR, souriant. Tu ioules? Viens à Baden, demain, chanter chez nous. LE CHAMBELLAN, annotant la supplique que lui passe l'Empereur. Le nom? LE TYROLIEN, vivement. Schnauser. L'EMPEREUR, arrêté devant un grand gaillard aux jambes nues. Un montagnard? LE MONTAGNARD Là-bas, à l'horizon, J'habite le mont bleu qui jusqu'au ciel s'élève: Etre cocher de fiacre, à Vienne, c'est mon rêve. L'EMPEREUR, haussant les épaules. Allons! tu le seras! Il passe la supplique au chambellan, et prend des mains d'un fermier cossu la suivante qu'il lit à mi-voix. + Un grand cultivateur Voudrait que Franz lui fit restituer le coeur De sa fille, que prit un verrier de Bohême.. - + Lui rendant son placet. Tu marieras ta fille au Bohémien qu'elle aime. LE FERMIER, désappointé. Mais... L'EMPEREUR Je le doterai. La figure du fermier s'éclaire. LE CHAMBELLAN, prenant note. Le nom? LE FERMIER, vivement. Johannès Schmoll. Se courbant devant l'Empereur. Je te baise les mains! L'EMPEREUR, lisant le papier qu'il a pris des mains d'un jeune berger profondément incliné et enveloppé d'un grand manteau. + Un pâtre du Tyrol, Orphelin, sans appui, dépouillé de sa terre, Chassé par des bergers ennemis de son père, Voudrait revoir ses bois et son ciel... + -- Très touchant! -- + Et le champ paternel! + ... On lui rendra son champ. Il passe la supplique au chambellan, qui l'annote. LE CHAMBELLAN Le nom de ce berger qui demande assistance? LE PATRE, se redressant. C'est le duc de Reichstadt, et le champ, c'est la France! Il jette son manteau, et l'uniforme blanc apparaît. Mouvement. Silence effrayé. L'EMPEREUR, d'une voix brève. Sortez tous. Les officiers font rapidement sortir tout le monde. Les portes se referment. Le grand-père et le petit-fils sont seuls. SCENE II -------- L'EMPEREUR, LE DUC. L'EMPEREUR, d'une voix qui tremble de colère. Qu'est ceci? LE DUC, immobile et tenant encore à la main son petit chapeau de montagnard. Donc, si je n'étais rien, Sire, vous le voyez, qu'un pauvre Tyrolien, N'ayant pour attirer vos yeux, chasseur ou pâtre, Qu'une plume de coq à son feutre verdâtre, Vous vous seriez penché sur mon coeur ébloui. L'EMPEREUR Mais, Franz!... LE DUC Ah! je comprends que tous vos sujets, -- oui, Que tous les malheureux, -- toujours, puissent se dire Vos fils autant que nous! Mais est-il juste, Sire, Est-il juste que moi, quand je suis malheureux, Je sois moins votre fils que le moindre d'entre eux? L'EMPEREUR, avec humeur Mais pourquoi donc -- il faut, Monsieur, que je vous gronde -- Là, quand je m'occupais de tout ce pauvre monde, M'être venu parler, et non pas en secret? LE DUC Pour vous prendre au moment où votre coeur s'ouvrait. L'EMPEREUR, bourru, se jetant dans le fauteuil. Mon coeur!... Mon coeur!... Sais-tu que ton audace est grande? LE DUC Je sais que vous pouvez ce que je vous demande, Que je suis malheureux, que je me sens à bout, Et que vous êtes mon grand-père, voilà tout! L'EMPEREUR, s'agitant. Mais il y a l'Europe! Il y a l'Angleterre! Il y a Metternich! LE DUC Vous êtes mon grand-père. L'EMPEREUR Mais vous ne savez pas quelle difficulté !... LE DUC Je suis le petit-fils de Votre Majesté. L'EMPEREUR Mais... LE DUC, se rapprochant. Sire, vous avez, Sire, en qui seul j'espère, Bien le droit d'être un peu grand-père? L'EMPEREUR, plus faiblement. Mais... LE DUC, plus près. Grand-père, Tu peux bien un moment ne pas être empereur? L'EMPEREUR Ah!... vous avez été toujours un enjôleur! LE DUC Je ne vous aime pas, d'abord, lorsque vous êtes Comme dans le portrait de la Salle des Fêtes, Avec le grand manteau, la Toison d'or au cou! Il se rapproche encore. Mais comme ça, tenez, vous me plaisez beaucoup. Avec le doux argent de tes cheveux, qui flotte, Tes bons yeux, ton gilet, ta longue redingote, Tu n'as l'air que d'un simple aïeul, en vérité, -- Par lequel on pourrait être gâté! L'EMPEREUR, bougonnant. Gâté! LE DUC, s'agenouillant aux pieds du vieil empereur. Ne peux-tu te passer de voir Louis-Philippe Sur les écus français faire toujours sa lippe? L'EMPEREUR, ne voulant pas sourire. Chut!... chut! LE DUC Adores-tu ces gros Bourbons caducs? L'EMPEREUR, lui caressant les cheveux, passivement. Vous ne ressemblez pas aux autres archiducs! LE DUC Tu crois? L'EMPEREUR D'où tenez-vous l'art des gamineries? LE DUC Mais c'est d'avoir joué, petit, aux Tuileries. L'EMPEREUR, le menaçant du doigt. Ah! vous y revenez? LE DUC J'y voudrais revenir. L'EMPEREUR, fixant gravement l'enfant agenouillé. En avez-vous gardé vraiment le souvenir? LE DUC Vague... L'EMPEREUR, après une seconde d'hésitation. Et de votre père? LE DUC, fermant les yeux. Il me souvient d'un homme Qui me serrait, très fort, -- sur une étoile. Et comme Il serrait, je sentais, en pleurant de frayeur, L'étoile en diamants qui m'entrait dans le coeur. Il se lève et fièrement. -- Sire, elle y est restée. L'EMPEREUR, lui tendant la main. Est-ce que je t'en blâme? LE DUC, avec chaleur. Oui, oui, laissez parler la bonté de votre âme! Lorsque j'étais petit, vous m'aimiez, n'est-ce pas? Vous vouliez avec moi prendre tous vos repas. Nous dînions tous les deux, tout seuls... L'EMPEREUR, rêvant. C'était un charme! LE DUC J'avais de longs cheveux. J'étais prince de Parme Il s'assied sur le bras du fauteuil. Quand on me punissait, toi, tu me pardonnais! L'EMPEREUR, souriant. Et te rappelles-tu ton horreur des poneys? LE DUC Un jour qu'on m'en montrait un blanc comme la neige, Je trépignais de rage au milieu du manège. L'EMPEREUR, riant. Dame! un poney pour toi, tu prenais ça très mal! LE DUC Furieux, je criais : «Je veux un grand cheval! » L'EMPEREUR, secouant la tête. Et c'est un grand cheval, encor, que tu demandes! LE DUC Et lorsque je battais mes bonnes allemandes! L'EMPEREUR, entraîné par ces souvenirs. Et lorsque, avec Colin, vous creusiez, sans façon, Des grands trous dans mon parc!... LE DUC On faisait Robinson. L'EMPEREUR, grossissant sa voix. C'était vous, Robinson! LE DUC J'entrais dans ces cachettes, Et j'avais un fusil, deux arcs et trois hachettes! L'EMPEREUR, s'animant de plus en plus. Puis, tu montais la garde à ma porte! LE DUC En hussard! L'EMPEREUR Et les dames, chez moi, n'entraient plus qu'en retard, Et trouvaient cette excuse, en entrant, naturelle <