--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. 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Il ne faut point s'en étonner, rien n'est si conforme à la faiblesse humaine; nous sommes frappés par l'extérieur, et l'interne demande une discussion, dont peu de gens se rendent capables. Comme la véritable piété consiste dans les sentiments et dans la pratique, les formalités de dévotion l'imitent, et sont de deux sortes; les unes reviennent aux cérémonies de la pratique, et les autres aux formulaires de la croyance. Les cérémonies ressemblent aux actions vertueuses, et les formulaires sont comme des ombres de la vérité, et approchent plus ou moins de la pure lumière. Toutes ces formalités seraient louables, si ceux qui les ont inventées les avaient rendues propres à maintenir et à exprimer ce qu'elles imitent; si les cérémonies religieuses, la discipline ecclésiastique, les règles des communautés, les lois humaines, étaient toujours comme une haie à la loi divine, pour nous éloigner des approches du vice, nous accoutumer au bien, et pour nous rendre la vertu familière. C'était le but de Moïse et d'autres bons législateurs, des sages fondateurs des ordres religieux, et surtout de Jésus-Christ, divin fondateur de la religion la plus pure et la plus éclairée. Il en est autant des formulaires de créance; ils seraient passables, s'il n'y avait rien qui ne fût conforme à la vérité salutaire, quand même toute la vérité dont il s'agit n'y serait pas. Mais il n'arrive que trop souvent que la dévotion est étouffée par des façons, et que la lumière divine est obscurcie par les opinions des hommes. Les païens, qui remplissaient la terre avant l'établissement du christianisme, n'avaient qu'une seule espèce de formalités; ils avaient des cérémonies dans leur culte, mais ils ne connaissaient point d'articles de foi, et n'avaient jamais songé à dresser des formulaires de leur théologie dogmatique. Ils ne savaient point si leurs dieux étaient de vrais personnages, ou des symboles des puissances naturelles, comme du soleil, des planètes, des éléments. Leurs mystères ne consistaient point dans des dogmes difficiles, mais dans certaines pratiques secrètes, où les profanes, c'est-à-dire ceux qui n'étaient point initiés, ne devaient jamais assister. Ces pratiques étaient bien souvent ridicules et absurdes, et il fallait les cacher pour les garantir du mépris. Les païens avaient leurs superstitions, ils se vantaient de miracles; tout était plein chez eux d'oracles, d'augures, de présages, de divinations; les prêtres inventaient des marques de la colère ou de la bonté des dieux, dont ils prétendaient être les interprètes. Cela tendait à gouverner les esprits par la crainte et par l'espérance des événements humains: mais le grand avenir d'une autre vie n'était guère envisagé, on ne se mettait point en peine de donner aux hommes de véritables sentiments de Dieu et de l'âme. De tous les anciens peuples, on ne connaît que les Hébreux qui aient eu des dogmes publics de leur religion. Abraham et Moïse ont établi la croyance d'un seul Dieu, source de tout bien, auteur de toutes choses. Les Hébreux en parlent d'une manière très digne de la souveraine substance, et on est surpris de voir des habitants d'un petit canton de la terre plus éclairés que le reste du genre humain. Les sages d'autres nations en ont peut-être dit autant quelquefois, mais ils n'ont pas eu le bonheur de se faire suivre assez et de faire passer le dogme en loi. Cependant Moïse n'avait point fait entrer dans ses lois la doctrine de l'immortalité des âmes: elle était conforme à ses sentiments, elle s'enseignait de main en main, mais elle n'était point autorisée d'une manière populaire; jusqu'à ce que Jésus-Christ leva le voile, et sans avoir la force en main, enseigna avec toute la force d'un législateur que les âmes immortelles passent dans une autre vie, où elles doivent recevoir le salaire de leurs actions. Moïse avait déjà donné les belles idées de la grandeur et de la bonté de Dieu, dont beaucoup de nations civilisées conviennent aujourd'hui: mais Jésus Christ en établissait toutes les conséquences, et il faisait voir que la bonté et la justice divines éclatent parfaite ment dans ce que Dieu prépare aux âmes. Je n'entre point ici dans les autres points de la doctrine chrétienne, et je fais seulement voir comment Jésus-Christ acheva de faire passer la religion naturelle en loi, et de lui donner l'autorité d'un dogme public. Il fit lui seul ce que tant de philosophes avaient en vain tâché de faire; et les chrétiens ayant enfin eu le dessus dans l'empire romain, maître de la meilleure partie de la terre connue, la religion des sages devint celle des peuples. Mahomet, depuis, ne s'écarta point de ces grands dogmes de la théologie naturelle: ses sectateurs les répandirent même parmi les nations les plus reculées de l'Asie et de l'Afrique où le christianisme n'avait point été porté; et ils abolirent en bien des pays les superstitions païennes, contraires à la véritable doctrine de l'unité de Dieu, et de l'immortalité des âmes. L'on voit que Jésus-Christ, achevant ce que Moïse avait commencé, a voulu que la divinité fût l'objet, non seulement de notre crainte et de notre vénération, mais encore de notre amour et de notre tendresse. C'était rendre les hommes bienheureux par avance, et leur donner ici-bas un avant-goût de la félicité future. Car il n'y a rien de si agréable que d'aimer ce qui est digne d'amour. L'amour est cette affection qui nous fait trouver du plaisir dans les perfections de ce qu'on aime, et il n'y a rien de plus parfait que Dieu, ni rien de plus charmant. Pour l'aimer, il suffit d'en envisager les perfections; ce qui est aisé, parce que nous trouvons en nous leurs idées. Les perfections de Dieu sont celles de nos âmes, mais il les possède sans bornes; il est un océan, dont nous n'avons reçu que des gouttes: il y a en nous quelque puissance, quelque connaissance, quelque bonté; mais elles sont tout entières en Dieu. L'ordre, les proportions, l'harmonie nous enchantent, la peinture et la musique en sont des échantillons; Dieu est tout ordre, il garde toujours la justesse des proportions, il fait l'harmonie universelle: toute la beauté est un épanchement de ses rayons. Il s'ensuit manifestement que la véritable piété, et même la véritable félicité, consiste dans l'amour de Dieu, mais dans un amour éclairé, dont l'ardeur soit accompagnée de lumière. Cette espèce d'amour fait naître ce plaisir dans les bonnes actions qui donne du relief à la vertu, et rapportant tout à Dieu, comme au centre, transporte l'humain au divin. Car en faisant son devoir, en obéissant à la raison, on remplit les ordres de la suprême raison, on dirige toutes ses intentions au bien commun qui n'est point différent de la gloire de Dieu; l'on trouve qu'il n'y a point de plus grand intérêt particulier que d'épouser celui du général, et on se satisfait à soi-même en se plaisant à procurer les vrais avantages des hommes. Qu'on réussisse ou qu'on ne réussisse pas, on est content de ce qui arrive, quand on est résigné à la volonté de Dieu, et quand on sait que ce qu'il veut est le meilleur: mais avant qu'il déclare sa volonté par l'événement on tâche de la rencontrer, en faisant ce qui paraît le plus conforme à ses ordres. Quand nous sommes dans cette situation d'esprit, nous ne sommes point rebutés par les mauvais succès, nous n'avons du regret que de nos fautes; et les ingratitudes des hommes ne nous font point relâcher de l'exercice de notre humeur bienfaisante. Notre charité est humble et pleine de modération, elle n'affecte point de régenter: également attentifs à nos défauts et aux talents d'autrui, nous sommes portés à critiquer nos actions, et à excuser et redresser celles des autres: c'est pour nous perfectionner nous-mêmes, et pour ne faire tort à personne. Il n'y a point de piété où il n'y a point de charité, et sans être officieux et bienfaisant, on ne saurait faire voir une dévotion sincère. Le bon naturel, l'éducation avantageuse, la fréquentation de personnes pieuses et vertueuses, peuvent contribuer beaucoup à mettre les âmes dans cette belle assiette; mais ce qui les y attache le plus, ce sont les bons principes. Je l'ai déjà dit, il faut joindre la lumière à l'ardeur, il faut que les perfections de l'entendement donnent l'accomplissement à celles de la volonté. Les pratiques de la vertu, aussi bien que celles du vice, peuvent être l'effet d'une simple habitude; on y peut prendre goût; mais quand la vertu est raisonnable, quand elle se rapporte à Dieu qui est la suprême raison des choses, elle est fondée en connaissance. On ne saurait aimer Dieu sans en connaître les perfections, et cette connaissance renferme les principes de la véritable piété. Le but de la vraie religion doit être de les imprimer dans les âmes: mais je ne sais comment il est arrivé bien souvent que les hommes, que les docteurs de la religion se sont fort écartés de ce but. Contre l'intention de notre divin maître, la dévotion a été ramenée aux cérémonies, et la doctrine a été chargée de formules. Bien souvent ces cérémonies n'ont pas été bien propres à entretenir l'exercice de la vertu, et les formules quelquefois n'ont pas été bien lumineuses. Le croirait-on ? des chrétiens se sont imaginé de pouvoir être dévots sans aimer leur prochain, et pieux sans aimer Dieu; ou bien on a cru de pouvoir aimer son prochain sans le servir, et de pouvoir aimer Dieu sans le connaître. Plusieurs siècles se sont écoulés sans que le public se soit bien aperçu de ce défaut; et i] y a encore de grands restes du règne des ténèbres. On voit quelquefois des gens qui parlent fort de la piété, de la dévotion, de la religion, qui sont même occupés à les enseigner; et on ne les trouve guère bien instruits sur les perfections divines. Ils conçoivent mal la bonté et la justice du souverain de l'univers; ils se figurent un Dieu qui ne mérite point d'être imité ni d'être aimé. C'est ce qui m'a paru de dangereuse conséquence, puisqu'il importe extrêmement que la source même de la piété ne soit point infectée. Les anciennes erreurs de ceux qui ont accusé la divinité ou qui en ont fait un principe mauvais, ont été renouvelées quelquefois de nos jours: on a eu recours à la puissance irrésistible de Dieu, quand il s'agissait plutôt de faire voir sa bonté suprême; et on a employé un pouvoir despotique, lorsqu'on devait concevoir une puissance réglée par la plus parfaite sagesse. J'ai remarqué que ces sentiments, capables de faire du tort, étaient appuyés particulièrement sur des notions embarrassées qu'on s'était formées touchant la liberté, la nécessité et le destin; et j'ai pris la plume plus d'une fois dans les occasions, pour donner des éclaircissements sur ces matières importantes. Mais enfin j'ai été obligé de ramasser mes pensées sur tous ces sujets liés ensemble, et d'en faire part au public. C'est ce que j'ai entrepris dans les Essais que je donne ici, sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme, et l'origine du mal. Il y a deux labyrinthes fameux où notre raison s'égare bien souvent: l'un regarde la grande question du libre et du nécessaire, surtout dans la production et dans l'origine du mal; l'autre consiste dans la discussion de la continuité et des indivisibles qui en paraissent les éléments, et où doit entrer la considération de l'infini. Le premier embarrasse presque tout le genre humain, l'autre n'exerce que les philosophes. J'aurai peut-être une autre fois l'occasion de m'expliquer sur le second, et de faire remarquer que faute de bien concevoir la nature de la substance et de la matière, on a fait de fausses positions qui mènent à des difficultés insurmontables, dont le véritable usage devrait être le renversement de ces positions mêmes. Mais si la connaissance de la continuité est importante pour la spéculation, celle de la nécessité ne l'est pas moins pour la pratique; et ce sera l'objet de ce traité, avec les points qui y sont liés, savoir la liberté de l'homme et la justice de Dieu. Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme que les anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu'il allait à ne rien faire, ou du moins à n'avoir soin de rien, et à ne suivre que le penchant des plaisirs présents. Car, disait-on, si l'avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera quoi que je puisse faire. Or l'avenir, disait-on, est nécessaire, soit parce que la divinité prévoit tout, et le préétablit même, en gouvernant toutes les choses de l'univers; soit parce que tout arrive nécessairement par l'enchaînement des causes; soit enfin par la nature même de la vérité qui est déterminée dans les énonciations qu'on peut former sur les événements futurs, comme elle l'est dans toutes les autres énonciations, puisque l'énonciation doit toujours être vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours ce qui en est. Et toutes ces raisons de détermination qui paraissent différentes, concourent enfin comme des lignes à un même centre: car il y a une vérité dans l'événement futur, qui est prédéterminé par les causes, et Dieu la préétablit en établissant les causes. L'idée mal entendue de la nécessité, étant employée dans la pratique, a fait naître ce que j'appelle fatum mahumetanum a, le destin à la turque; parce qu'on impute aux Turcs de ne pas éviter les dangers, et de ne pas même quitter les lieux infectés de la peste, sur des raisonnements semblables à ceux qu'on vient de rapporter. Car ce qu'on appelle fatum stoicum n'était pas si noir qu'on le fait: il ne détournait pas les hommes du soin de leurs affaires; mais il tendait à leur donner la tranquillité à l'égard des événements, par la considération de la nécessité qui rend nos soucis et nos chagrins inutiles: en quoi ces philosophes ne s'éloignaient pas entièrement de la doctrine de notre Seigneur, qui dissuade ces soucis par rapport au lendemain, en les comparant avec les peines inutiles que se donnerait un homme qui travaillerait à agrandir sa taille. Il est vrai que les enseignements des stoïciens (et peut-être aussi de quelques philosophes célèbres de notre temps) se bornant à cette nécessité prétendue, ne peuvent donner qu'une patience forcée; au lieu que notre Seigneur inspire des pensées plus sublimes, et nous apprend même le moyen d'avoir du contentement, lorsqu'il nous assure que Dieu, parfaitement bon et sage, ayant soin de tout, jusqu'à ne point négliger un cheveu de notre tête, notre confiance en lui doit être entière de sorte que nous verrions, si nous étions capables de le comprendre, qu'il n'y a pas même moyen de souhaiter rien de meilleur (tant absolument que pour nous) que ce qu'il fait. C'est comme si l'on disait aux hommes faites votre devoir, et soyez contents de ce qui en arrivera, non seulement parce que vous ne sauriez résister à la providence divine ou à la nature des choses, (ce qui peut suffire pour être tranquille et non pas pour être content) mais encore parce que vous avez affaire à un bon maître. Et c'est ce qu'on peut appeler fatum christianum. Cependant il se trouve que la plupart des hommes, et même des chrétiens, font entrer dans leur pratique quelque mélange du destin à la turque, quoiqu'ils ne le reconnaissent pas assez. Il est vrai qu'ils ne sont pas dans l'inaction et dans la négligence, quand des périls évidents, ou des espérances manifestes et grandes se présentent; car ils ne manqueront pas de sortir d'une maison qui va tomber, et de se détourner d'un précipice qu'ils voient dans leur chemin; et ils fouilleront dans la terre pour déterrer un trésor découvert à demi, sans attendre que le destin achève de le faire sortir. Mais quand le bien ou le mal est éloigné, et douteux, et le remède pénible, ou peu à notre goût, la raison paresseuse nous paraît bonne: par exemple, quand il s'agit de conserver sa santé et même sa vie par un bon régime, les gens à qui on donne conseil là-dessus, répondent bien souvent que nos jours sont comptés, et qu'il ne sert de rien de vouloir lutter contre ce que Dieu nous destine. Mais ces mêmes personnes courent aux remèdes même les plus ridicules, quand le mal qu'ils avaient négligé approche. On raisonne à peu près de la même façon, quand la délibération est un peu épineuse, comme par exemple lorsqu'on se demande, quod vitae sectabor item? quelle profession on doit choisir; quand il s'agit d'un mariage qui se traite, d'une guerre qu'on doit entre prendre, d'une bataille qui se doit donner; car en ces cas plusieurs seront portés à éviter la peine de la discussion et à s'abandonner au sort, ou au penchant comme si la raison ne devait être employée que dans les cas faciles. On raisonnera alors à la turque bien souvent (quoiqu'on appelle cela mal à propos se remettre à la Providence, ce qui a lieu proprement, quand on a satisfait à son devoir) et on emploiera la raison paresseuse, tirée du destin irrésistible, pour s'exempter de raisonner comme il faut; sans considérer que si ce raisonnement contre l'usage de la raison était bon, il aurait toujours lieu, soit que la délibération fût facile ou non. C'est cette paresse qui est en partie la source des pratiques superstitieuses des devins, où les hommes donnent aussi facilement que dans la pierre philosophale, parce qu'ils voudraient des chemins abrégés, pour aller au bonheur sans peine. Je ne parle pas ici de ceux qui s'abandonnent à la fortune, parce qu'ils ont été heureux auparavant, comme s'il y avait là-dedans quelque chose de fixe. Leur raisonnement du passé à l'avenir est aussi peu fondé que les principes de l'astrologie et des autres divinations; et ils ne considèrent pas qu'il y a ordinairement un flux et reflux dans la fortune, una marea, comme les Italiens jouant à la bassette ont coutume de l'appeler, et ils y font des observations particulières, auxquelles je ne conseillerais pourtant à personne de se trop fier. Cependant cette confiance qu'on a en sa fortune sert souvent à donner du courage aux hommes, et surtout aux soldats, et leur fait avoir effectivement cette bonne fortune qu'ils s'attribuent, comme les prédictions font souvent arriver ce qui a été prédit, et comme l'on dit que l'opinion que les mahométans ont du destin les rend déterminés. Ainsi les erreurs mêmes ont leur utilité quelquefois; mais c'est ordinairement pour remédier à d'autres erreurs, et la vérité vaut mieux absolument. Mais on abuse surtout de cette prétendue nécessité du destin, lorsqu'on s'en sert pour excuser nos vices et notre libertinage. J'ai souvent ouï dire à des jeunes gens éveillés, qui voulaient faire un peu les esprits forts, qu'il est inutile de prêcher la vertu, de blâmer le vice, de faire espérer des récompenses et de faire craindre des châtiments, puisqu'on peut dire du livre des destinées, que ce qui est écrit, est écrit, et que notre conduite n'y saurait rien changer; et qu'ainsi le meilleur est de suivre son penchant, et de ne s'arrêter qu'à ce qui peut nous contenter présentement. Ils ne faisaient point réflexion sur les conséquences étranges de cet argument, qui prouverait trop, puisqu'il prouverait (par exemple) qu'on doit prendre un breuvage agréable, quand on saurait qu'il est empoisonné. Car par la même raison (si elle était valable) je pourrais dire: s'il est écrit dans les archives des Parques que le poison me tuera à pré sent, ou me fera du mal, cela arrivera, quand je ne prendrais point ce breuvage; et si cela n'est point écrit, il n'arrivera point, quand même je prendrais ce même breuvage; et par conséquent je pourrai suivre impunément mon penchant à prendre ce qui est agréable, quelque pernicieux qu'il soit: ce qui renferme une absurdité manifeste. Cette objection les arrêtait un peu, mais ils revenaient toujours à leur raisonnement, tourné en différentes manières, jusqu'à ce qu'on leur fît comprendre en quoi consiste le défaut du sophisme. C'est qu'il est faux que l'événement arrive quoi qu'on fasse; il arrivera, parce qu'on fait ce qui y mène; et si l'événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi. Ainsi la liaison des effets et des causes, bien loin d'établir la doctrine d'une nécessité préjudiciable à la pratique, sert à la détruire. Mais sans avoir des intentions mauvaises et portées au libertinage, on peut envisager autrement les étranges suites d'une nécessité fatale; en considérant qu'elle détruirait la liberté de l'arbitre, si essentielle à la moralité de l'action; puisque la justice et l'injustice, la louange et le blâme, la peine et la récompense ne sauraient avoir lieu par rapport aux actions nécessaires, et que personne ne pourra être obligé à faire l'impossible ou à ne point faire ce qui est nécessaire absolument. On n'aura pas l'intention d'abuser de cette réflexion pour favoriser le dérèglement, mais on ne laissera pas de se trouver embarrassé quelquefois quand il s'agira de juger des actions d'autrui, ou plutôt de répondre aux objections, parmi lesquelles il y en a qui regardent même les actions de Dieu, dont je parlerai tantôt. Et comme une nécessité insurmontable ouvrirait la porte à l'impiété, soit par l'impunité qu'on en pourrait inférer, soit par l'inutilité qu'il y aurait de vouloir résister à un torrent qui entraîne tout, il est important de marquer les différents degrés de la nécessité, et de faire voir qu'il y en a qui ne sauraient nuire, comme il y en a d'autres qui ne sauraient être admis sans donner lieu à de mauvaises conséquences. Quelques-uns vont encore plus loin: ne se contentant pas de se servir du prétexte de la nécessité pour prouver que la vertu et le vice ne font ni bien ni mal, ils ont la hardiesse de faire la divinité complice de leurs désordres, et ils imitent les anciens païens, qui attribuaient aux dieux la cause de leurs crimes, comme si une divinité les poussait à mal faire. La philosophie des chrétiens, qui reconnaît mieux que celle des anciens la dépendance des choses du premier auteur, et son concours avec toutes les actions des créatures, a paru augmenter cet embarras. Quelques habiles gens de notre temps en sont venus jusqu'à ôter toute action aux créatures; et M. Bayle, qui donnait un peu dans ce sentiment extraordinaire, s'en est servi pour relever le dogme tombé des deux principes, ou de deux dieux, l'un bon, l'autre mauvais, comme si ce dogme satisfaisait mieux aux difficultés sur l'origine du mal; quoique, d'ailleurs, il reconnaisse que c'est un sentiment insoutenable, et que l'unité du principe est fondée incontestablement en raisons a priori; mais il en veut inférer que notre raison se confond et ne saurait satisfaire aux objections, et qu'on ne doit pas laisser pour cela de se tenir ferme aux dogmes révélés, qui nous enseignent l'existence d'un seul Dieu, parfaitement bon, parfaitement puissant et parfaitement sage. Mais beaucoup de lecteurs qui seraient persuadés de l'insolubilité de ces objections, et qui les croiraient pour le moins aussi fortes que les preuves de la vérité de la religion, en tireraient des conséquences pernicieuses. Quand il n'y aurait point de concours de Dieu aux mauvaises actions, on ne laisserait pas de trouver de la difficulté en ce qu'il les prévoit et qu'il les permet, les pouvant empêcher par sa toute-puissance. C'est ce qui fait que quelques philosophes, et même quelques théologiens, ont mieux aimé lui refuser la connaissance du détail des choses, et surtout des événements futurs, que d'accorder ce qu'ils croyaient choquer sa bonté. Les sociniens et Conrad Vorstius penchent de ce côté-là; et Thomas Bonartes, jésuite anglais pseudonyme, mais fort savant, qui a écrit un livre De concordia scientiae cum fide, dont je parlerai plus bas, paraît l'insinuer aussi. Ils ont grand tort sans doute; mais d'autres n'en ont pas moins, qui, persuadés que rien ne se fait sans la volonté et sans la puissance de Dieu, lui attribuent des intentions et des actions si indignes du plus grand et du meilleur de tous les êtres, qu'on dirait que ces auteurs ont renoncé en effet au dogme qui reconnaît la justice et la bonté de Dieu. Ils ont cru qu'étant souverain maître de l'univers, il pourrait, sans aucun préjudice de sa sainteté, faire commettre des péchés, seulement parce que cela lui plaît, ou pour avoir le plaisir de punir; et même qu'il pourrait prendre plaisir à affliger éternellement des innocents, sans faire aucune injustice, parce que per sonne n'a droit ou pouvoir de contrôler ses actions. Quelques-uns même sont allés jusqu'à dire que Dieu en use effectivement ainsi; et sous prétexte que nous sommes comme un rien par rapport à lui, ils nous comparent avec les vers de terre, que les hommes ne se soucient point d'écraser en marchant, ou en général avec les animaux qui ne sont pas de notre espèce, que nous ne nous faisons aucun scrupule de maltraiter. Je crois que plusieurs personnes, d'ailleurs bien intentionnées, donnent dans ces pensées, parce qu'ils n'en connaissent pas assez les suites. Ils ne voient pas que c'est proprement détruire la justice de Dieu; car quelle notion assignerons- nous à une telle espèce de justice, qui n'a que la volonté pour règle: c'est-à-dire où la volonté n'est pas dirigée par les règles du bien, et se porte même directement au mal; à moins que ce ne soit la notion contenue dans cette définition tyrannique de Thrasymaque chez Platon, qui disait que juste n'est autre chose que ce qui plaît au plus puissant ? A quoi reviennent, sans y penser, ceux qui fondent toute l'obligation sur la contrainte, et prennent par conséquent la puissance pour la mesure du droit. Mais on abandonnera bientôt des maximes si étranges, et si peu propres à rendre les hommes bons et charitables par l'imitation de Dieu, lorsqu'on aura bien considéré qu'un Dieu qui se plairait au mal d'autrui ne saurait être distingué du mauvais principe des manichéens, supposé que ce principe fût devenu seul maître de l'univers; et que, par conséquent, il faut attribuer au vrai Dieu des sentiments qui le rendent digne d'être appelé le bon principe. Par bonheur ces dogmes outrés ne subsistent presque plus parmi les théologiens; cependant quelques per sonnes d'esprit, qui se plaisent à faire des difficultés, les font revivre: ils cherchent à augmenter notre embarras en joignant les controverses que la théologie chrétienne fait naître aux contestations de la philosophie. Les philosophes ont considéré les questions de la nécessité, de la liberté et de l'origine du mal; les théologiens y ont joint celles du péché originel, de la grâce et de la prédestination. La corruption originelle du genre humain, venue du premier péché, nous paraît avoir imposé une nécessité naturelle de pécher, sans le secours de la grâce divine; mais la nécessité étant incompatible avec la punition, on en inférera qu'une grâce suffisante devrait avoir été donnée à tous les hommes; ce qui ne paraît pas trop conforme à l'expérience. Mais la difficulté est grande, surtout par rapport à la destination de Dieu sur le salut des hommes. Il y en a peu de sauvés ou d'élus; Dieu n'a donc pas la volonté décrétoire d'en élire beaucoup. Et puisqu'on avoue que ceux qu'il a choisis ne le méritent pas plus que les autres, et ne sont pas même moins mauvais dans le fond, ce qu'ils ont de bon ne venant que du don de Dieu, la difficulté en est augmentée. Où est donc sa justice (dira-t-on) ou du moins, où est sa bonté ? La partialité ou l'acception des personnes va contre la justice; et celui qui borne sa bonté sans sujet n'en doit pas avoir assez. Il est vrai que ceux qui ne sont point élus sont perdus par leur propre faute, ils manquent de bonne volonté ou de la foi vive; mais il ne tenait qu'à Dieu de la leur donner. L'on sait que, outre la grâce interne, ce sont ordinairement les occasions externes qui distinguent les hommes, et que l'éducation, la conversation, l'exemple corrigent souvent ou corrompent le naturel. Or Dieu faisant naître des circonstances favorables aux uns, et abandonnant les autres à des rencontres qui contribuent à leur malheur, n'aura-t-on pas sujet d'en être étonné? Et il ne suffit pas (ce semble) de dire avec quelques-uns que la grâce interne est universelle et égale pour tous, puisque ces mêmes auteurs sont obligés de recourir aux exclamations de saint Paul, et de dire, O profondeur! quand ils considèrent combien les hommes sont distingués par les grâces externes, pour ainsi dire, c'est-à-dire qui paraissent dans la diversité des circonstances que Dieu fait naître, dont les hommes ne sont point les maîtres, et qui ont pourtant une si grande influence sur ce qui se rapporte à leur salut. On ne sera pas plus avancé pour dire avec saint Augustin, que les hommes étant tous compris sous la damnation par le péché d'Adam, Dieu les pouvait tous laisser dans leur misère, et qu'ainsi c'est par une pure bonté qu'il en retire quelques-uns. Car outre qu'il est étrange que le péché d'autrui doive damner quelqu'un, la question demeure toujours, pourquoi Dieu ne les retire pas tous, pourquoi il en retire la moindre partie, et pourquoi les uns préférablement aux autres. Il est leur maître, il est vrai, mais il est un maître bon et juste; son pouvoir est absolu, mais sa sagesse ne per met pas qu'il l'exerce d'une manière arbitraire et despotique, qui serait tyrannique en effet. De plus, la chute du premier homme n'étant arrivée qu'avec permission de Dieu, et Dieu n'ayant résolu de la permettre qu'après en avoir envisagé les suites, qui sont la corruption de la masse du genre humain et le choix d'un petit nombre d'élus, avec l'abandon de tous les autres; il est inutile de dissimuler la difficulté, en se bornant à la masse déjà corrompue: puisqu'il faut remonter, malgré qu'on en ait, à la connaissance des suites du premier péché, antérieure au décret par lequel Dieu l'a permis, et par lequel il a permis en même temps que les réprouvés seraient enveloppés dans la masse de perdition, et n'en seraient point retirés; car Dieu et le sage ne résolvent rien, sans en considérer les conséquences. On espère de lever toutes ces difficultés. On fera voir que la nécessité absolue, qu'on appelle aussi logique et métaphysique, et quelquefois géométrique, et qui serait seule à craindre, ne se trouve point dans les actions libres; et qu'ainsi la liberté est exempte, non seulement de la contrainte, mais encore de la vraie nécessité. On fera voir que Dieu même, quoiqu'il choisisse toujours le meilleur, n'agit point par une nécessité absolue; et que les lois de la nature que Dieu lui a prescrites, fondées sur la convenance, tiennent le milieu entre les vérités géométriques, absolument nécessaires, et les décrets arbitraires: ce que M. Bayle et d'autres nouveaux philosophes n'ont pas assez compris. On fera voir aussi qu'il y a une indifférence dans la liberté, parce qu'il n'y a point de nécessité absolue pour l'un ou pour l'autre parti; mais qu'il n'y a pourtant jamais une indifférence de parfait équilibre. L'on montrera aussi qu'il y a dans les actions libres une parfaite spontanéité, au-delà de tout ce qu'on en a conçu jusqu'ici. Enfin l'on fera juger que la nécessité hypothétique et la nécessité morale qui restent dans les actions libres n'ont point d'inconvénient, et que la raison paresseuse est un vrai sophisme. Et quant à l'origine du mal, par rapport à Dieu, on fait une apologie de ses perfections, qui ne relève pas moins sa sainteté, sa justice et sa bonté, que sa grandeur, sa puissance et son indépendance. L'on fait voir comment il est possible que tout dépende de lui, qu'il concoure à toutes les actions des créatures, qu'il crée même continuellement les créatures, si vous le voulez, et que néanmoins il ne soit point l'auteur du péché. Où l'on montre aussi comment on doit concevoir la nature privative du mal. On fait bien plus; on montre comment le mal a une autre source que la volonté de Dieu, et qu'on a raison pour cela de dire du mal de coulpe, que Dieu ne le veut point et qu'il le permet seulement. Mais ce qui est le plus important, l'on montre que Dieu a pu permettre le péché et la misère, et y concourir même et y contribuer, sans préjudice de sa sainteté et de sa bonté suprêmes: quoique absolument parlant, il aurait pu éviter tous ces maux. Et quant à la matière de la grâce et de la prédestination, on justifie les expressions les plus revenantes, par exemple: que nous ne sommes convertis que par la grâce prévenante de Dieu, et que nous ne saurions faire le bien que par son assistance: que Dieu veut le salut de tous les hommes, et qu'il ne damne que ceux qui ont mauvaise volonté; qu'il donne à tous une grâce suffisante pourvu qu'ils en veuillent user; que Jésus Christ étant le principe et le centre de l'élection, Dieu a destiné les élus au salut, parce qu'il a prévu qu'ils s'attacheraient à la doctrine de Jésus-Christ par la foi vive; quoiqu'il soit vrai que cette raison de l'élection n'est pas la dernière raison, et que cette prévision même est encore une suite de son décret antérieur; d'autant que la foi est un don de Dieu, et qu'il les a prédestinés à avoir la foi par des raisons d'un décret supérieur, qui dispense les grâces et les circonstances suivant la pro fondeur de sa suprême sagesse. Or, comme un des plus habiles hommes de notre temps, dont l'éloquence était aussi grande que la pénétration, et qui a donné de grandes preuves d'une érudition très vaste, s'était attaché par je ne sais quel penchant à relever merveilleusement toutes les difficultés sur cette matière que nous venons de toucher en gros, on a trouvé un beau champ pour s'exercer en entrant avec lui dans le détail. On reconnaît que M. Bayle (car il est aisé de voir que c'est de lui qu'on parle) a de son côté tous les avantages, hormis celui du fond de la chose; mais on espère que la vérité (qu'il reconnaît lui même se trouver de notre côté) l'emportera toute nue sur tous les ornements de l'éloquence et de l'érudition, pourvu qu'on la développe comme il faut; et on espère d'y réussir d'autant plus que c'est la cause de Dieu qu'on plaide, et qu'une des maximes que nous soutenons ici porte que l'assistance de Dieu ne manque pas à ceux qui ne manquent point de bonne volonté. L'auteur de ce discours croit en avoir donné des preuves ici, par l'application qu'il a apportée à cette matière. Il l'a méditée dès sa jeunesse, il a conféré là-dessus avec quelques-uns des premiers hommes du temps et il s'est instruit encore par la lecture des bons auteurs. Et le succès que Dieu lui a donné (au sentiment de plusieurs juges compétents) dans quelques autres méditations pro fondes, et dont il y en a qui ont beaucoup d'influence sur cette matière, lui donne peut-être quelque droit de se flatter de l'attention des lecteurs qui aiment la vérité et qui sont propres à la chercher. Il a encore eu des raisons particulieres assez considerables, qui l'ont invité à mettre la main à la plume sur ce sujet. Des entretiens qu'il a eus là-dessus avec quelques personnes de lettres et de cour, en Allemagne et en France, et surtout avec une princesse des plus grandes et des plus accomplies, l'y ont déterminé plus d'une fois. Il avait eu l'honneur de dire ses sentiments à cette princesse sur plusieurs endroits du dictionnaire merveilleux de M. Bayle, où la religion et la raison paraissent en combattantes, et où M. Bayle veut faire taire la rai son après l'avoir fait trop parler; ce qu'il appelle le triomphe de la foi. L'auteur fit connaître dès lors qu'il était d'un autre sentiment, mais qu'il ne laissait pas d'être bien aise qu'un si beau génie eût donné occasion d'approfondir ces matières aussi importantes que difficiles. Il avoua de les avoir examinées aussi depuis fort longtemps, et qu'il avait délibéré quelquefois de publier sur ce sujet des pensées dont le but principal devait être la connaissance de Dieu, telle qu'il la faut pour exciter la piété et pour nourrir la vertu. Cette princesse l'exhorta fort d'exécuter son ancien dessein, quelques amis s'y joignirent, et il était d'autant plus tenté de faire ce qu'ils demandaient, qu'il avait sujet d'espérer que dans la suite de l'examen les lumières de M. Bayle l'aideraient beaucoup à mettre la matière dans le jour qu'elle pourrait recevoir par leurs soins. Mais plusieurs empêchements vinrent à la traverse; et la mort de l'incomparable reine ne fut pas le moindre. Il arriva cependant que M. Bayle fut attaqué par d'excellents hommes qui se mirent à examiner le même sujet; il leur répondit amplement et toujours ingénieusement. On fut attentif à leur dispute et sur le point même d'y être mêlé. Voici comment: J'avais publié un système nouveau qui paraissait propre à expliquer l'union de l'âme et du corps: il fut assez applaudi par ceux mêmes qui n'en demeurèrent pas d'accord, et il y eut d'habiles gens qui me témoignèrent d'avoir déjà été dans mon sentiment, sans être venus à une explication si distincte, avant que d'avoir vu ce que j'en avais écrit. M. Bayle l'examina dans son Dictionnaire historique et critique, article Rorarius. Il crut que les ouvertures que j'avais données méritaient d'être cultivées; il en fit valoir l'utilité à certains égards, et il représenta aussi ce qui pouvait encore faire de la peine. Je ne pouvais manquer de répondre comme il faut à des expressions aussi obligeantes et à des considérations aussi instructives que les siennes, et pour en profiter davantage, je fis paraître quelques éclaircissements dans l'Histoire des ouvrages des savants, juillet 1698. M. Bayle y répliqua dans la seconde édition de son dictionnaire. Je lui envoyai une duplique, qui n'a pas encore vu le jour; et je ne sais s'il a tripliqué. Cependant il arriva que M. Le Clerc ayant mis dans sa Bibliothèque choisie un extrait du Système intellectuel de feu M. Cudworth, et y ayant expliqué certaines natures plastiques, que cet excellent auteur employait à la formation des animaux, M. Bayle crut (voyez la Continuation des Pensées diverses, chap. 21, art. II) que ces natures manquant de connaissance, on affaiblissait, en les établissant, l'argument qui prouve, par la merveilleuse formation des choses, qu'il faut que l'univers ait une cause intelligente. M. Le Clerc répliqua (4e art. du 5e tome de sa Biblioth. choisie) que ces natures avaient besoin d'être dirigées par la sagesse divine. M. Bayle insista (7e art. de l'Hist. des ouvr. des savants, août 1704) qu'une simple direction ne suffisait pas à une cause dépourvue de connaissance, à moins qu'on ne la prît pour un pur instrument de Dieu, auquel cas elle serait inutile. Mon système y fut touché en passant; et cela me donna occasion d'envoyer un petit mémoire au célèbre auteur de l'Histoire des ouvrages des savants, qu'il mit dans le mois de mai 1705, art. 9, ou je tâchai de faire voir qu'à la vérité le mécanisme suffit pour produire les corps organiques des animaux, sans qu'on ait besoin d'autres natures plastiques, pourvu qu'on y ajoute la préformation déjà tout organique dans les semences des corps qui naissent, contenues dans celles des corps dont ils sont nés, jusqu'aux semences premières; ce qui ne pouvait venir que de l'auteur des choses, infiniment puissant et infiniment sage, lequel faisant tout d'abord avec ordre, y avait préétabli tout ordre et tout artifice futur. Il n'y a point de chaos dans l'intérieur des choses, et l'organisme est partout dans une matière dont la disposition vient de Dieu. Il s'y découvrirait même d'autant plus qu'on irait plus loin dans l'anatomie des corps; et on continuerait de le remarquer, quand même on pour rait aller à l'infini, comme la nature, et continuer la subdivision par notre connaissance, comme elle l'a continuée en effet. Comme pour expliquer cette merveille de la formation des animaux je me servais d'une harmonie préétablie, c'est-à-dire du même moyen dont je m'étais servi pour expliquer une autre merveille qui est la correspondance de l'âme avec le corps, en quoi je faisais voir l'uniformité et la fécondité des principes que j'avais employés, il semble que cela fit ressouvenir M. Bayle de mon système, qui rend raison de cette correspondance, et qu'il avait examiné autrefois. Il déclara (au chap. 180 de sa Rép. aux questions d'un provincial, p. 1253, tome 3) qu'il ne lui paraissait pas que Dieu put donner à la matière ou à quelque autre cause la faculté d'organiser, sans lui communiquer l'idée et la connaissance de l'organisation; et qu'il n'était pas encore disposé à croire que Dieu, avec toute sa puissance sur la nature et avec toute la prescience qu'il a des accidents qui peuvent arriver, eût pu disposer les choses, en sorte que, par les seules lois de la mécanique, un vaisseau (par exemple) allât au port où il est destiné, sans être pendant sa route gouverné par quelque directeur intelligent. Je fus sur pris de voir qu'on mît des bornes à la puissance de Dieu, sans en alléguer aucune preuve, et sans marquer qu'il y eût aucune contradiction à craindre du côté de l'objet, ni aucune imperfection du côté de Dieu, quoique j'eusse montré auparavant, dans ma duplique, que même les hommes font souvent par des automates quelque chose de semblable aux mouvements qui viennent de la raison; et qu'un esprit fini (mais fort au-dessus du nôtre) pour rait même exécuter ce que M. Bayle croit impossible à la Divinité: outre que Dieu, réglant par avance toutes les choses à la fois, la justesse du chemin de ce vaisseau ne serait pas plus étrange que celle d'une fusée qui irait le long d'une corde dans un feu d'artifice, tous les règlements de toutes choses ayant une parfaite harmonie entre eux, et se déterminant mutuellement. Cette déclaration de M. Bayle m'engageait à une réponse, et j'avais dessein de lui représenter qu'à moins de dire que Dieu forme lui-même les corps organiques par un miracle continuel, ou qu'il a donné ce soin à des intelligences dont la puissance et la science soient presque divines, il faut juger que Dieu a préformé les choses, en sorte que les organisations nouvelles ne soient qu'une suite mécanique d'une constitution organique précédente; comme lorsque les papillons viennent des vers à soie, où M. Swammerdam a montré qu'il n'y a que du développement. Et j'aurais ajouté que rien n'est plus capable que la préformation des plantes et des animaux de confirmer mon système de l'harmonie préétablie entre l'âme et le corps, où le corps est porté par sa constitution originale à exécuter, à l'aide des choses externes, tout ce qu'il fait suivant la volonté de l'âme, comme les semences par leur constitution originale exécutent naturellement les intentions de Dieu par un artifice plus grand encore que celui qui fait que dans notre corps tout s'exécute conformément aux résolutions de notre volonté. Et puisque M. Bayle lui- même juge avec raison qu'il y a plus d'artifice dans l'organisation des animaux que dans le plus beau poème du monde, ou dans la plus belle invention dont l'esprit humain soit capable, il s'ensuit que mon système du commerce de l'âme et du corps est aussi facile que le sentiment commun de la formation des animaux, car ce sentiment (qui me paraît véritable) porte en effet que la sagesse de Dieu a fait la nature en sorte qu'elle est capable, en vertu de ses lois, de former les animaux; et je l'éclaircis et en fais mieux voir la possibilité par le moyen de la préformation. Après quoi on n'aura pas sujet de trouver étrange que Dieu ait fait le corps en sorte qu'en vertu de ses propres lois il puisse exécuter les desseins de l'âme raisonnable, puisque tout ce que l'âme raisonnable peut commander au corps est moins difficile que l'organisation que Dieu a commandée aux semences. M. Bayle dit (Réponse aux questions d'un provincial, chap. 182, p. 1294) que ce n'est que depuis peu de temps qu'il y a eu des personnes qui ont compris que la formation des corps vivants ne saurait être un ouvrage naturel; ce qu'il pourrait dire aussi, suivant ses principes, de la correspondance de l'âme et du corps, puisque Dieu en fait tout le commerce dans le système des causes occasionnelles adopté par cet auteur. Mais je n'admets le surnaturel ici que dans le commencement des choses, à l'égard de la première formation des animaux, ou à l'égard de la constitution originaire de l'harmonie préétablie entre l'âme et le corps; après quoi je tiens que la formation des animaux et le rapport entre l'âme et le corps sont quelque chose d'aussi naturel à présent que les autres opérations les plus ordinaires de la nature. C'est à peu près comme on raisonne communément sur l'instinct et sur les opérations mer veilleuses des bêtes. On y reconnaît de la raison, non pas dans les bêtes, mais dans celui qui les a formées. Je suis donc du sentiment commun à cet égard; mais j'espère que mon explication lui aura donné plus de relief et de clarté, et même plus d'étendue. Or, devant justifier mon système contre les nouvelles difficultés de M. Bayle, j'avais dessein en même temps de lui communiquer les pensées que j'avais eues depuis longtemps sur les difficultés qu'il avait fait valoir contre ceux qui tâchent d'accorder la raison avec la foi à l'égard de l'existence du mal. En effet, il y a peut-être peu de personnes qui y aient travaillé plus que moi. A peine avais-je appris à entendre passablement les livres latins, que j'eus la commodité de feuilleter dans une bibliothèque: j'y voltigeais de livre en livre; et comme les matières de méditation me plaisaient autant que les histoires et les fables, je fus charmé de l'ouvrage de Laurent Valla contre Boëcelq, et de celui de Luther contre Érasme, quoique je visse bien qu'ils avaient besoin d'adoucissement. Je ne m'abstenais pas des livres de controverse et, entre autres écrits de cette nature, les Actes du Colloque de Montbéliard, qui avaient ranimé la dispute, me parurent instructifs. Je ne négligeais point les enseignements de nos théologiens; et la lecture de leurs adversaires, bien loin de me troubler, servait à me confirmer dans les sentiments modérés des églises de la confession d'Augsbourg. J'eus occasion dans mes voyages de conférer avec quelques excellents hommes de différents partis, comme avec M. Pierre de Wallenbourg, suffragant de Mayence; avec M. Jean-Louis Fabrice, premier théologien de Heidelberg; et enfin avec le célèbre M. Arnauld, à qui je communiquai même un dialogue latin de ma façon sur cette matière, environ l'an 1673, où je mettais déjà en fait que Dieu ayant choisi le plus parfait de tous les mondes possibles, avait été porté par sa sagesse à permettre le mal qui y était annexé, mais qui n'empêchait pas que, tout compté et rabattu, ce monde ne fût le meilleur qui pût être choisi. J'ai encore depuis lu toute sorte de bons auteurs sur ces matières, et j'ai tâché d'avancer dans les connaissances qui me paraissent propres à écarter tout ce qui pouvait obscurcir l'idée de la souveraine perfection qu'il faut reconnaître en Dieu. Je n'ai point négligé d'examiner les auteurs les plus rigides, et qui ont poussé le plus loin la nécessité des choses, tels que Hobbes et Spinoza, dont le premier a soutenu cette nécessité absolue, non seulement dans ses Éléments physiques et ailleurs, mais encore dans un livre exprès contre l'évêque Bramhall. Et Spinoza veut à peu près (comme un ancien péripatéticien nommé Straton) que tout soit venu de la première cause ou de la nature primitive, par une nécessité aveugle et toute géométrique, sans que ce premier principe des choses soit capable de choix, de bonté et d'entendement. J'ai trouvé le moyen, ce me semble, de montrer le contraire d'une manière qui éclaire et qui fait qu'on entre en même temps dans l'intérieur des choses. Car ayant fait de nouvelles découvertes sur la nature de la force active et sur les lois du mouvement, j'ai fait voir qu'elles ne sont pas d'une nécessité absolument géométrique, comme Spinoza paraît l'avoir cru; et qu'elles ne sont pas purement arbitraires non plus, quoique ce soit l'opinion de M. Bayle et de quelques philosophes modernes; mais qu'elles dépendent de la convenance, comme je l'ai déjà marqué ci-dessus, ou de ce que j'appelle le principe du meilleur; et qu'on reconnaît en cela, comme en toute autre chose, les caractères de la première substance, dont les productions marquent une sagesse souveraine et font la plus parfaite des harmonies. J'ai fait voir aussi que c'est cette harmonie qui fait encore la liaison, tant de l'avenir avec le passé que du présent avec ce qui est absent. La première espèce de liaison unit les temps et l'autre les lieux. Cette seconde liaison se montre dans l'union de l'âme avec le corps, et généralement dans le commerce des véritables substances entre elles et avec les phénomènes matériels. Mais la première a lieu dans la préformation des corps organiques ou plutôt de tous les corps, puisqu'il y a de l'organisme partout, quoique toutes les masses ne composent point des corps organiques: comme un étang peut fort bien être plein de poissons ou autres corps organiques, quoiqu'il ne soit point lui-même un animal ou corps organique, mais seulement une masse qui les contient. Et puisque j'avais tâché de bâtir sur de tels fondements, établis d'une manière démonstrative, un corps entier des connaissances principales que la raison toute pure nous peut apprendre, un corps, dis-je, dont toutes les parties fussent bien liées, et qui pût satisfaire aux difficultés les plus considérables des anciens et des modernes, je m'étais formé aussi par conséquent un certain système sur la liberté de l'homme et sur le concours de Dieu. Ce système me paraissait éloigné de tout ce qui peut choquer la raison et la foi, et j'avais envie de le faire passer sous les yeux de M. Bayle aussi bien que de ceux qui sont en dispute avec lui. Il vient de nous quitter, et ce n'est pas une petite perte que celle d'un auteur dont la doctrine et la pénétration avaient peu d'égales; mais comme la matière est sur le tapis, que d'habiles gens y travaillent encore, et que le public y est attentif, j'ai cru qu'il fallait se servir de l'occasion pour faire paraître un échantillon de mes pensées. Il sera peut-être bon de remarquer encore, avant que de finir cette préface, qu'en niant l'influence physique de l'âme sur le corps ou du corps sur l'âme, c'est-à-dire une influence qui fasse que l'un trouble les lois de l'autre, je ne nie point l'union de l'un avec l'autre qui en fait un suppôt; mais cette union est quelque chose de métaphysique qui ne change rien dans les phénomènes. C'est ce que j'ai déjà dit en répondant à ce que le R. P. de Tournemine, dont l'esprit et le savoir ne sont point ordinaires, m'avait objecté dans les Mémoires de Trévoux. Et par cette raison on peut dire aussi, dans un sens métaphysique, que l'âme agit sur le corps et le corps sur l'âme. Aussi est-il vrai que l'âme est l'entéléchie ou le principe actif, au lieu que le corporel tout seul ou le simple matériel ne contient que le passif, et que par conséquent le principe de l'action est dans les âmes, comme je l'ai expliqué plus d'une fois dans le Journal de Leipzig, mais plus particulièrement en répondant à feu M. Sturm, philosophe et mathématicien d'Altdorf, où j'ai même démontré que s'il n'y avait rien que de passif dans les corps, leurs différents états seraient indiscernables. Je dirai aussi à cette occasion qu'ayant appris que l'habile auteur du livre de la Connaissance de soi-même avait fait quelques objections dans ce livre contre mon système de l'harmonie préétablie, j'avais envoyé une réponse à Paris, qui fait voir qu'il m'a attribué des sentiments dont je suis bien éloigné; comme a fait aussi depuis peu un docteur de Sorbonne anonyme, sur un autre sujet. Et ces mésentendus auraient paru d'abord aux yeux du lecteur, si l'on avait rapporté mes propres paroles, sur lesquelles on a cru se pouvoir fonder. Cette disposition des hommes à se méprendre en représentant les sentiments d'autrui, fait aussi que je trouve à propos de remarquer que lorsque j'ai dit quelque part que l'homme s'aide du secours de la grâce dans la conversion, j'entends seulement qu'il en profite par la cessation de la résistance surmontée, mais sans aucune coopération de sa part; tout comme il n'y a point de coopération dans la glace lorsqu'elle est rompue. Car la conversion est le pur ouvrage de la grâce de Dieu, où l'homme ne concourt qu'en résistant; mais sa résistance est plus ou moins grande, selon les personnes et les occasions. Les circonstances aussi contribuent plus ou moins à notre attention et aux mouvements qui naissent dans l'âme; et le concours de toutes ces choses jointes à la mesure de l'impression et à l'état de la volonté, détermine l'effet de la grâce, mais sans le rendre nécessaire. Je me suis assez expliqué ailleurs, que, par rapport aux choses salutaires, l'homme non régénéré doit être considéré comme mort; et j'approuve fort la manière dont les théologiens de la confession d'Augsbourg s'expliquent sur ces sujets. Cependant cette corruption de l'homme non régénéré ne l'empêche point d'ailleurs d'avoir des vertus morales véritables et de faire quelque fois de bonnes actions dans la vie civile, qui viennent d'un bon principe, sans aucune mauvaise intention, et sans mélange de péché actuel. En quoi j'espère qu'on me le pardonnera, si j'ai osé m'éloigner du sentiment de S. Augustin, grand homme sans doute et d'un merveilleux esprit, mais qui semble porté quelquefois à outrer les choses, surtout dans la chaleur de ses engagements. J'estime fort quelques personnes qui font profession d'être disciples de S. Augustin, et entre autres le R. P. Quesnel, digne successeur du grand Arnauld, dans la poursuite des controverses qui les ont commis avec la plus célèbre des compagnies. Mais j'ai trouvé qu'ordinairement dans les combats entre des gens d'un mérite insigne (dont il y en a sans doute ici des deux côtés), la raison est de part et d'autre, mais en différents points, et qu'elle est plutôt pour les défenses que pour les attaques, quoique la malignité naturelle du coeur humain rende ordinairement les attaques plus agréables au lecteur que les défenses. J'espère que le R. P. Ptolemei, ornement de sa compagnie, occupé à remplir les vides du célèbre Bellarmin, nous donnera sur tout cela des éclaircissements dignes de sa pénétration et de son savoir, et, j'ose même ajouter, de sa modération. Et il faut croire que parmi les théologiens de la confession d'Augsbourg, il s'élèvera quelque nouveau Chemnice ou quelque nouveau Calixte; comme il y a lieu de juger que des Usserius ou des Daillé revivront parmi les réformés, et que tous travailleront de plus en plus à lever les mésentendus dont cette matière est chargée. Au reste, je serais bien aise que ceux qui voudront l'éplucher lisent les objections mises en forme, avec les réponses que j'y ai données, dans le petit écrit que j'ai mis à la fin de l'ouvrage, pour en faire comme le sommaire. J'y ai tâché de prévenir quelques nouvelles objections: ayant expliqué, par exemple, pourquoi j'ai pris la volonté antécédente et conséquente pour préalable et finale, à l'exemple de Thomas, de Scot et d'autres; comment il est possible qu'il y ait incomparablement plus de bien dans la gloire de tous les sauvés qu'il n'y a de mal dans la misère de tous les damnés, quoiqu'il y en ait plus des derniers; comment, en disant que le mal a été permis comme une condition sine qua non du bien, je l'entends non pas suivant le principe du nécessaire, mais suivant les principes du convenable; comment la prédétermination que j'admets est toujours inclinante et jamais nécessitante; comment Dieu ne refusera pas les lumières nécessaires nouvelles à ceux qui ont bien usé de celles qu'ils avaient; sans parler d'autres éclaircissements que j'ai tâché de donner sur quelques difficultés qui m'ont été faites depuis peu. Et j'ai suivi encore le conseil de quelques amis, qui ont cru à propos que j'ajoutasse deux appendices: l'un sur la controverse agitée entre M. Hobbes et l'évêque Bramhall, touchant le libre et le nécessaire; l'autre sur le savant ouvrage de l'Origine du mal, publié depuis peu en Angleterre. Enfin j'ai tâché de tout rapporter à l'édification; et si j'ai donné quelque chose à la curiosité, c'est que j'ai cru qu'il fallait égayer une matière dont le sérieux peut rebuter. C'est dans cette vue que j'ai fait entrer dans ce discours la chimère plaisante d'une certaine théologie astronomique, n'ayant point sujet d'appréhender qu'elle séduise personne, et jugeant que la réciter et la réfuter est la même chose. Fiction pour fiction, au lieu de s'imaginer que les planètes ont été des soleils, on pourrait concevoir qu'elles ont été des masses fondues dans le soleil et jetées dehors, ce qui détruirait le fondement de cette théologie hypothétique. L'ancienne erreur des deux principes, que les Orientaux distinguaient par les noms d'Oromasdes et d'Arimanius, m'a fait éclaircir une conjecture sur l'histoire reculée des peuples, y ayant de l'apparence que c'étaient les noms de deux grands princes contemporains: l'un, monarque d'une partie de la Haute-Asie, où il y en a eu depuis d'autres de ce nom; l'autre, roi des Celto-Scythes, faisant irruption dans les états du premier, et connu d'ailleurs parmi les divinités de la Germanie. Il semble en effet que Zoroastre a employé les noms de ces princes comme des symboles des puissances invisibles, auxquelles leurs exploits les faisaient ressembler dans l'opinion des Asiatiques. Quoique d'ailleurs il paraisse par les rapports des auteurs arabes, qui pourraient être mieux informés que les Grecs de quelques particularités de l'ancienne histoire orientale, que ce Zerdust ou Zoroastre, qu'ils font contemporain du grand Darius, n'a point considéré ces deux principes comme tout à fait primitifs et indépendants, mais comme dépendants d'un principe unique suprême; et qu'il a cru, conformément à la cosmogonie de Moïse, que Dieu, qui est sans pair, a créé tout et a séparé la lumière des ténèbres; que la lumière a été conforme à son dessein original, mais que les ténèbres sont venues par conséquence comme l'ombre suit le corps, et que ce n'est autre chose que la privation. Ce qui exempterait cet ancien auteur des erreurs que les Grecs lui attribuent. Son grand savoir a fait que les Orientaux l'ont comparé avec le Mercure ou Hermès des Égyptiens et des Grecs; tout comme les Septentrionaux ont comparé leur Wodan ou Odin avec ce même Mercure. C'est pourquoi le mercredi, ou le jour de Mercure, a été appelé Wodansdag par les Septentrionaux, mais jour de Zerdust par les Asiatiques, puis qu'il est nommé Zarschamba ou Dsearschambe par les Turcs et par les Persans, Zerda par les Hongrois venus de l'Orient septentrional, et Sreda par les Esclavons, depuis le fond de la grande Russie jusqu'aux Wendes du pays de Lunebourg; les Esclavons l'ayant appris aussi des Orientaux. Ces remarques ne déplairont peut-être pas aux curieux; et je me flatte que le petit dialogue, qui finit les Essais opposés à M. Bayle, donnera quelque contentement à ceux qui sont bien aises de voir des vérités difficiles, mais importantes, exposées d'une manière aisée et familière. On a écrit dans une langue étrangère, au hasard d'y faire bien des fautes, parce que cette matière y a été traitée depuis peu par d'autres, et y est lue davantage par ceux à qui on voudrait être utile par ce petit travail. On espère que les fautes du langage qui viennent non seulement de l'impression et du copiste, mais aussi de la précipitation de l'auteur, qui a été assez distrait, seront pardonnées; et si quelque erreur s'est glissée dans les sentiments, l'auteur sera des premiers à les corriger, après avoir été mieux informé: ayant donné ailleurs de telles marques de son amour de la vérité, qu'il espère qu'on ne prendra pas cette déclaration pour un compliment. ABRÉGÉ DE LA CONTROVERSE, RÉDUITE A DES \\ ARGUMENTS EN FORME. \\ Quelques personnes intelligentes ont souhaité qu'on fît cette addition, et l'on a déféré d'autant plus facilement à leur avis, qu'on a eu occasion par là de satisfaire encore à quelques difficultés, et de faire quelques remarques qui n'avaient pas encore été assez touchées dans l'ouvrage. I. Objection. Quiconque ne prend point le meilleur parti, manque de puissance, ou de connaissance, ou de bonté. Dieu n'a point pris le meilleur parti en créant ce monde. Donc Dieu a manqué de puissance, ou de connaissance, ou de bonté. Réponse. On nie la mineure, c'est-à-dire la seconde prémisse de ce syllogisme; et l'adversaire la prouve par ce prosyllogisme. Quiconque fait des choses où il y a du mal, qui pouvaient être faites sans aucun mal, ou dont la production pouvait être omise, ne prend point le meilleur parti. Dieu a fait un monde où il y a du mal; un monde, dis-je, qui pouvait être fait sans aucun mal, ou dont la production pouvait être omise tout à fait. Donc Dieu n'a point pris le meilleur parti. Réponse. On accorde la mineure de ce prosyllogisme; car il faut avouer qu'il y a du mal dans le monde que Dieu a fait, et qu'il était possible de faire un monde sans mal, ou même de ne point créer de monde, puisque sa création a dépendu de la volonté libre de Dieu: mais on nie la majeure, c'est-à-dire la première des deux prémisses du prosyllogisme, et on se pourrait contenter d'en demander la preuve; mais pour donner plus d'éclaircissement à la matière, on a voulu justifier cette négation, en faisant remarquer que le meilleur parti n'est pas toujours celui qui tend à éviter le mal, puisqu'il se peut que le mal soit accompagné d'un plus grand bien. Par exemple, un général d'armée aimera mieux une grande victoire avec une légère blessure, qu'un état sans blessure et sans victoire. On a montré cela plus amplement dans cet ouvrage, en faisant même voir par des instances prises des mathématiques, et d'ailleurs, qu'une imperfection dans la partie peut être requise à une plus grande perfection dans le tout. On a suivi en cela le sentiment de saint Augustin, qui a dit cent fois que Dieu a permis le mal pour en tirer un bien, c'est-à-dire un plus grand bien; et celui de Thomas d'Aquin (in libr. 2 sent., dist. 32, qu. I, art. 1), que la permission du mal tend au bien de l'univers. On a fait voir que chez les anciens la chute d'Adam a été appelée Felix culpa, un péché heureux, parce qu'il avait été réparé avec un avantage immense par l'incarnation du Fils de Dieu, qui a donné à l'univers quelque chose de plus noble que tout ce qu'il y aurait eu sans cela parmi les créatures Et pour plus d'intelligence, on a ajouté, après plusieurs bons auteurs, qu'il était de l'ordre et du bien général que Dieu laissât à certaines créatures l'occasion d'exercer leur liberté, lors même qu'il a prévu qu'elles se tourneraient au mal, mais qu'il pouvait si bien redresser; parce qu'il ne convenait pas que pour empêcher le péché, Dieu agît toujours d'une manière extraordinaire. Il suffit donc pour anéantir l'objection, de faire voir qu'un monde avec le mal pouvait être meilleur qu'un monde sans mal: mais on est encore allé plus avant dans l'ouvrage, et l'on a même montré que cet univers doit être effectivement meilleur que tout autre univers possible. II. Objection. S'il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes, il y a plus de mal que de bien dans tout l'ouvrage de Dieu. Or il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes. Donc il y a plus de mal que de bien dans tout l'ouvrage de Dieu. Réponse. On nie la majeure et la mineure de ce syllogisme conditionnel. Quant à la majeure, on ne l'accorde point, parce que cette prétendue conséquence de la partie au tout, des créatures intelligentes à toutes les créatures, suppose, tacitement et sans preuve, que les créatures destituées de raison ne peuvent point entrer en comparaison et en ligne de compte avec celles qui en ont. Mais pourquoi ne se pourrait-il pas que le surplus du bien dans les créatures non intelligentes, qui remplissent le monde, récompensât et surpassât même incomparablement le surplus du mal dans les créatures raisonnables ? Il est vrai que le prix des dernières est plus grand; mais, en récompense, les autres sont en plus grand nombre sans comparaison; et il se peut que la proportion du nombre et de la quantité surpasse celle du prix et de la qualité. Quant à la mineure, on ne la doit point accorder non plus, c'est-à-dire on ne doit point accorder qu'il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes. On n'a pas même besoin de convenir qu'il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, parce qu'il se peut, et il est même fort raisonnable, que la gloire et la perfection des bienheureux soit incomparablement plus grande que la misère et l'imperfection des damnés, et qu'ici l'excellence du bien total, dans le plus petit nombre, prévaille au mal total dans le nombre plus grand. Les bienheureux approchent de la divinité par le moyen du divin Médiateur, autant qu'il peut convenir à ces créatures, et font des progrès dans le bien qu'il est impossible que les damnés fassent dans le mal, quand ils approcheraient le plus près qu'il se peut de la nature des démons. Dieu est infini, et le démon est borné; le bien peut aller et va à l'infini, au lieu que le mal a ses bornes. Il se peut donc, et il est à croire qu'il arrive, dans la comparaison des bienheureux et des damnés, le contraire de ce que nous avons dit pouvoir arriver dans la comparaison des créatures intelligentes et non intelligentes, c'est-à-dire il se peut que, dans la comparaison des heureux et des malheureux, la proportion des degrés surpasse celle des nombres, et que, dans la comparaison des créatures intelligentes et non intelligentes, la proportion des nombres soit plus grande que celle des prix. On est en droit de supposer qu'une chose se peut, tant qu'on ne prouve point qu'elle est impossible; et même ce qu'on avance ici passe la supposition. Mais en second lieu, quand on accorderait qu'il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, on a encore tout sujet de ne point accorder qu'il y a plus de mal que de bien dans toutes les créatures intelligentes; car il y a un nombre inconcevable de génies, et peut être encore d'autres créatures raisonnables; et un adversaire ne saurait prouver que, dans toute la cité de Dieu, composée tant de génies que d'animaux raisonnables sans nombre et d'une infinité d'espèces, le mal surpasse le bien; et, quoiqu'on n'ait point besoin, pour répondre à une objection, de prouver qu'une chose est, quand sa seule possibilité suffit, on n'a pas laissé de montrer dans cet ouvrage que c'est une suite de la suprême perfection du souverain de l'univers que le royaume de Dieu soit le plus parfait de tous les états ou gouvernements possibles, et que, par conséquent, le peu de mal qu'il y a soit requis pour le comble du bien immense qui s'y trouve. III. Objection. S'il est toujours impossible de ne point pécher, il est toujours injuste de punir. Or il est toujours impossible de ne point pécher; ou bien, tout péché est nécessaire. Donc il est toujours injuste de punir. On en prouve la mineure. I. Prosyllogisme. Tout prédéterminé est nécessaire. Tout événement est prédéterminé. Donc tout événement (et par conséquent le péché aussi) est nécessaire. On prouve encore ainsi cette seconde mineure. 2. Prosyllogisme. Ce qui est futur, ce qui est prévu, ce qui est enveloppé dans les causes est prédéterminé. Tout événement est tel. Donc tout événement est prédéterminé. Réponse. On accorde dans un certain sens la conclusion du second prosyllogisme, qui est la mineure du premier; mais on niera la majeure du premier prosyllogisme, c'est-à-dire que tout prédéterminé est nécessaire, entendant par la nécessité de pécher, par exemple, ou par l'impossibilité de ne point pécher, ou de ne point faire quelque action, la nécessité dont il s'agit ici, c'est-à-dire celle qui est essentielle et absolue, et qui détruit la moralité de l'action et la justice des châtiments; car, si quelqu'un entendait une autre nécessité ou impossibilité, c'est-à-dire une nécessité qui ne fût que morale ou qui ne fût qu'hypothétique (qu'on expliquera tantôt), il est manifeste qu'on lui nierait la majeure de l'objection même. On se pourrait contenter de cette réponse, et demander la preuve de la proposition niée; mais on a bien voulu encore rendre raison de son procédé dans cet ouvrage, pour mieux éclaircir la chose, et pour donner plus de jour à toute cette matière, en expliquant la nécessité qui doit être rejetée, et la détermination qui doit avoir lieu. C'est que la nécessité, contraire à la moralité, qui doit être évitée, et qui ferait que le châtiment serait injuste, est une nécessité insurmontable qui rendrait toute opposition inutile, quand même on voudrait de tout son coeur éviter l'action nécessaire, et quand on ferait tous les efforts possibles pour cela. Or il est manifeste que cela n'est point applicable aux actions volontaires; puisqu'on ne les ferait point si on ne le voulait bien. Aussi leur prévision et prédétermination n'est point absolue, mais elle suppose la volonté: s'il est sûr qu'on les fera, il n'est pas moins sûr qu'on les voudra faire. Ces actions volontaires, et leurs suites, n'arriveront point quoi qu'on fasse, ou soit qu'on les veuille ou non, mais parce qu'on fera et parce qu'on voudra faire ce qui y conduit. Et cela est contenu dans la prévision et dans la prédétermination, et en fait même la raison. Et la nécessité de tels événements est appelée conditionnelle ou hypothétique, ou bien nécessité de conséquence, parce qu'elle suppose la volonté et les autres réquisits; au lieu que la nécessité qui détruit la moralité, et qui rend le châtiment injuste et la récompense inutile, est dans les choses qui seront quoi qu'on fasse et quoi qu'on veuille faire, et, en un mot, dans ce qui est essentiel; et c'est ce qu'on appelle une nécessité absolue. Aussi ne sert-il de rien, à l'égard de ce qui est nécessaire absolument, de faire des défenses ou des commandements, de proposer des peines ou des prix, de blâmer ou de louer; il n'en sera ni plus, ni moins. Au lieu que, dans les actions volontaires et dans ce qui en dépend, les préceptes, armés du pouvoir de punir et de récompenser, servent très souvent, et sont compris dans l'ordre des causes qui font exister l'action; et c'est par cette raison que non seulement les soins et les travaux, mais encore les prières sont utiles; Dieu ayant encore eu ces prières en vue avant qu'il ait réglé les choses, et y ayant eu l'égard qui était convenable. C'est pourquoi le précepte qui dit: Ora et labora (Priez et travaillez), subsiste tout entier; et non seulement ceux qui pré tendent, sous le vain prétexte de la nécessité des événements, qu'on peut négliger les soins que les affaires demandent, mais encore ceux qui raisonnent contre les prières tombent dans ce que les anciens appelaient déjà le sophisme paresseux. Ainsi la prédétermination des événements par les causes est justement ce qui contribue à la moralité au lieu de !a détruire, et les causes inclinent la volonté, sans la nécessiter. C'est pourquoi la détermination dont il s'agit n'est point une nécessitation: il est certain (à celui qui sait tout) que l'effet suivra cette inclination; mais cet effet n'en suit point par une conséquence nécessaire, c'est-à-dire dont le contraire implique contradiction; et c'est aussi par une telle inclination interne que la volonté se détermine, sans qu'il y ait de la nécessité. Supposez qu'on ait la plus grande passion du monde (par exemple, une grande soif), vous m'avouerez que l'âme peut trouver quelque raison pour y résister, quand ce ne serait que celle de montrer son pouvoir. Ainsi quoiqu'on ne soit jamais dans une parfaite indifférence d'équilibre, et qu'il y ait toujours une prévalence d'inclination pour le parti qu'on prend, elle ne rend pourtant jamais la résolution qu'on prend absolument nécessaire. IV. Objection. Quiconque peut empêcher le péché d'autrui et ne le fait pas, mais y contribue plutôt, quoi qu'il en soit bien informé, en est complice. Dieu peut empêcher le péché des créatures intelligentes; mais il ne le fait pas, et il y contribue plutôt par son concours et par les occasions qu'il fait naître, quoi qu'il en ait une parfaite connaissance. Donc, etc. Réponse. On nie la majeure de ce syllogisme; car il se peut qu'on puisse empêcher le péché, mais qu'on ne doive point le faire, parce qu'on ne le pourrait sans commettre soi-même un péché ou (quand il s'agit de Dieu) sans faire une action déraisonnable. On en a donné des instances, et on en a fait l'application à Dieu lui même. Il se peut aussi qu'on contribue au mal, et qu'on lui ouvre même le chemin quelquefois en faisant des choses qu'on est obligé de faire; et quand on fait son devoir, ou (en parlant de Dieu) quand, tout bien considéré, on fait ce que la raison demande, on n'est point responsable des événements, lors même qu'on les prévoit. On ne veut pas ces maux, mais on les veut permettre pour un plus grand bien, qu'on ne saurait se dispenser raisonnablement de préférer à d'autres considérations; et c'est une volonté conséquente qui résulte des volontés antécédentes, par lesquelles on veut le bien. Je sais que quelques-uns, en parlant de la volonté de Dieu antécédente et conséquente, ont entendu par l'antécédente, celle qui veut que tous les hommes soient sauvés; et par la conséquente, celle qui veut, en conséquence du péché persévérant, qu'il y en ait de damnés. Mais ce ne sont que des exemples d'une notion plus générale, et on peut dire, par la même raison, que Dieu veut par sa volonté antécédente que les hommes ne pèchent point, et que, par sa volonté conséquente ou finale et décrétoire (qui a toujours son effet), il veut permettre qu'ils pèchent; cette permission étant une suite des raisons supérieures; et on a sujet de dire généralement que la volonté antécédente de Dieu va à la production du bien et à l'empêchement du mal, chacun pris en soi et comme détaché (particulariter et secundum quid, Thom. I, qu. 19, art. 6), suivant la mesure du degré de chaque bien ou de chaque mal; mais que la volonté divine conséquente, ou finale et totale, va à la production d'autant de biens qu'on en peut mettre ensemble, dont la combinaison devient par là déterminée, et comprend aussi la permission de quelques maux et l'exclusion de quelques biens, comme le meilleur plan possible de l'univers le demande. Arminius, dans son Antiperkinsus, a fort bien expliqué que la volonté de Dieu peut être appelée conséquente, non seulement par rapport à l'action de la créature considérée auparavant dans l'entendement divin, mais encore par rapport à d'autres volontés divines antérieures. Mais il suffit de considérer le passage cité de Thomas d'Aquin, et celui de Scot (I. dist. 46, qu. XI), pour voir qu'ils prennent cette distinction comme on l'a prise ici. Cependant si quelqu'un ne veut point souffrir cet usage des termes, qu'il mette volonté préalable, au lieu d'antécédente, et volonté finale ou décrétoire, au lieu de conséquente; car on ne veut point disputer des mots. V. Objection. Quiconque produit tout ce qu'il y a de réel dans une chose, en est la cause. Dieu produit tout ce qu'il y a de réel dans le péché Donc Dieu est la cause du péché. Réponse. On pourrait se contenter de nier la majeure ou la mineure, parce que le terme de réel reçoit des interprétations qui peuvent rendre ces propositions fausses. Mais pour se mieux expliquer on distinguera. Réel signifie ou ce qui est positif seulement, ou bien il comprend encore les êtres privatifs; au premier cas, on nie la majeure, et on accorde la mineure; au second cas, on fait le contraire. On aurait pu se borner à cela; mais on a bien voulu aller encore plus loin, pour rendre raison de cette distinction. On a donc été bien aise de faire considérer que toute réalité purement positive, ou absolue, est une perfection; et que l'imperfection vient de la limitation, c'est-à-dire du privatif: car limiter, est refuser le progrès, ou le plus outre. Or Dieu est la cause de toutes les perfections, et par conséquent de toutes les réalités, lorsqu'on les considère comme purement positives. Mais les limitations ou les privations résultent de l'imperfection originale des créatures, qui borne leur réceptivité. Et il en est comme d'un bateau chargé, que la rivière fait aller plus ou moins lentement, à mesure du poids qu'il porte; ainsi sa vitesse vient de la rivière; mais le retardement qui borne cette vitesse vient de la charge. Aussi a-t-on fait voir dans cet ouvrage comment la créature, en causant le péché, est une cause déficiente; comment les erreurs et les mauvaises inclinations naissent de la privation; et comment la privation est efficace par accident; et on a justifié le sentiment de saint Augustin (lib. I, ad Simpl. q. 2) qui explique, par exemple, comment Dieu endurcit, non pas en donnant quelque chose de mauvais à l'âme, mais parce que l'effet de sa bonne impression est borné par la résistance de l'âme, et par les circonstances qui contribuent à cette résistance; en sorte qu'il ne lui donne pas tout le bien qui surmonterait son mal. Nec, inquit, ab illo erogatur aliquid quo homo fit deterior, sed tantum quo fit melior none rogatur. Mais si Dieu y avait voulu faire davantage, il aurait fallu faire ou d'autres natures des créatures ou d'autres miracles pour changer leurs natures, que le meilleur plan n'a pu admettre. C'est comme il faudrait que le courant de la rivière fût plus rapide que sa pente ne permet ou que les bateaux fussent moins chargés, s'il devait faire aller ces bateaux avec plus de vitesse. Et la limitation ou l'imperfection originale des créatures fait que même le meilleur plan de l'univers ne saurait être exempté de certains maux, mais qui y doivent tourner à un plus grand bien. Ce sont quelques désordres dans les parties, qui relèvent merveilleusement la beauté du tout; comme certaines dissonances, employées comme il faut, rendent l'harmonie plus belle. Mais cela dépend de ce qu'on a déjà répondu à la première objection. VI. Objection. Quiconque punit ceux qui ont fait aussi bien qu'il était en leur pouvoir de faire, est injuste. Dieu le fait. Donc, etc. Réponse. On nie la mineure de cet argument. Et l'on croit que Dieu donne toujours les aides et les grâces qui suffiraient à ceux qui auraient une bonne volonté, c'est-à-dire qui ne rejetteraient pas ces grâces par un nouveau péché. Ainsi, on n'accorde point la damnation des enfants morts sans baptême ou hors de l'Eglise, ni la damnation des adultes qui ont agi suivant les lumières que Dieu leur a données. Et l'on croit que si quelqu'un a suivi les lumières qu'il avait, il en recevra indubitablement de plus grandes dont il a besoin, comme feu M. Hulseman, théologien célèbre et profond à Leipzig, a remarqué quelque part; et si un tel homme en avait manqué pendant sa vie, il les recevrait au moins à l'article de la mort. VII. Objection. Quiconque donne à quelques-uns seulement, et non pas à tous, les moyens qui leur font avoir effectivement la bonne volonté et la foi finale salutaire, n'a pas assez de bonté. Dieu le fait. Donc, etc. Réponse. On en nie la majeure. Il est vrai que Dieu pourrait surmonter la plus grande résistance du coeur humain; et il le fait aussi quelquefois, soit par une grâce interne, soit par les circonstances externes qui peuvent beaucoup sur les âmes; mais il ne le fait point toujours. D'où vient cette distinction, dira-t-on, et pourquoi sa bonté paraît-elle bornée ? C'est qu'il n'aurait point été dans l'ordre d'agir toujours extraordinairement, et de renverser la liaison des choses, comme on a déjà remarqué en répondant à la première objection. Les raisons de cette liaison, par laquelle l'un est placé dans des circonstances plus favorables que l'autre, sont cachées dans la profondeur de la sagesse de Dieu: elles dépendent de l'harmonie universelle. Le meilleur plan de l'univers, que Dieu ne pouvait point manquer de choisir, le portait ainsi. On le juge par l'événement même; puisque Dieu l'a fait, il n'était point possible de mieux faire. Bien loin que cette conduite soit contraire à la bonté, c'est la suprême bonté qui l'y a porté. Cette objection avec sa solution pouvait être tirée de ce qui a été dit à l'égard de la première objection; mais il a paru utile de la toucher à part. VIII. Objection. Quiconque ne peut manquer de choisir le meilleur, n'est point libre. Dieu ne peut manquer de choisir le meilleur. Donc Dieu n'est point libre. Réponse. On nie la majeure de cet argument: c'est plutôt la vraie liberté, et la plus parfaite, de pouvoir user le mieux de son franc arbitre, et d'exercer toujours ce pouvoir, sans en être détourné, ni par la force externe, ni par les passions internes, dont l'une fait l'esclavage des corps, et les autres celui des âmes. Il n'y a rien de moins servile que d'être toujours mené au bien, et toujours par sa propre inclination, sans aucune contrainte, et sans aucun déplaisir. Et d'objecter que Dieu avait donc besoin des choses externes, ce n'est qu'un sophisme. Il les crée librement: mais s'étant proposé une fin, qui est d'exercer sa bonté, la sagesse l'a déterminé à choisir les moyens les plus propres à obtenir cette fin. Appeler cela besoin, c'est prendre le terme dans un sens non ordinaire qui le purge de toute imperfection, à peu près comme l'on fait quand on parle de la colère de Dieu. Sénèque dit quelque part que Dieu n'a commandé qu'une fois, mais qu'il obéit toujours, parce qu'il obéit aux lois qu'il a voulu se prescrire: semel jussit, semper paret. Mais il aurait mieux dit que Dieu commande toujours, et qu'il est toujours obéi; car en voulant, il suit toujours le penchant de sa propre nature, et tout le reste des choses suit toujours sa volonté. Et comme cette volonté est toujours la même, on ne peut point dire qu'il n'obéit qu'à celle qu'il avait autrefois. Cependant, quoique sa volonté soit toujours immanquable, et aille toujours au meilleur, le mal, ou le moindre bien qu'il rebute, ne laisse pas d'être possible en soi; autrement la nécessité du bien serait géométrique, pour dire ainsi, ou métaphysique, et tout à fait absolue; la contingence des choses serait détruite, et il n'y aurait point de choix. Mais cette manière de nécessité, qui ne détruit point la possibilité du contraire, n'a ce nom que par analogie; elle devient effective, non pas par la seule essence des choses, mais par ce qui est hors d'elles et au-dessus d'elles, savoir par la volonté de Dieu. Cette nécessité est appelée morale, parce que chez le sage, nécessaire et du sont des choses équivalentes; et quand elle a toujours son effet, comme elle l'a véritablement dans le sage parfait, c'est-à- dire en Dieu, on peut dire que c'est une nécessité heureuse. Plus les créatures en approchent, plus elles approchent de la félicité parfaite. Aussi, cette manière de nécessité n'est elle pas celle qu'on tâche d'éviter, et qui détruit la moralité, les récompenses, les louanges. Car ce qu'elle porte n'arrive pas quoi qu'on fasse, et quoi qu'on veuille, mais parce qu'on le veut bien. Et une volonté à laquelle il est naturel de bien choisir, mérite le plus d'être louée: aussi porte-t-elle sa récompense avec elle, qui est le souverain bonheur. Et comme cette constitution de la nature divine donne une satisfaction entière à celui qui la possède, elle est aussi la meilleure et la plus souhaitable pour les créatures, qui dépendent toutes de Dieu. Si la volonté de Dieu n'avait point pour règle le principe du meilleur, elle irait au mal, ce qui serait le pis; ou bien elle serait indifférente en quelque façon au bien et au mal, et guidée par le hasard; mais une volonté qui se laisserait toujours aller au hasard ne vaudrait guère mieux pour le gouvernement de l'univers que le concours fortuit des corpus cules, sans qu'il y eût aucune divinité. Et quand même Dieu ne s'abandonnerait au hasard qu'en quelques cas et en quelque manière (comme il ferait s'il n'allait pas toujours entièrement au meilleur et s'il était capable de préférer un moindre bien à un bien plus grand, c'est-à-dire un mal à un bien, puisque ce qui empêche un plus grand bien est un mal) il serait imparfait, aussi bien que l'objet de son choix; il ne mériterait point une confiance entière; il agirait sans raison dans un tel cas, et le gouvernement de l'univers serait comme certains jeux mi partis entre la raison et la fortune. Et tout cela fait voir que cette objection, qu'on fait contre le choix du meilleur, pervertit les notions du libre et du nécessaire, et nous représente le meilleur même comme mauvais; ce qui est malin, ou ridicule. ------------------------- FIN DU FICHIER theodicee1 --------------------------------